Revue

De la trace écrite à l'écrit de partage

Une collaboration sur les philosophes arabes du Moyen Âge entre une classe de 4e du collège Jean Rostand à Nice (France) et une classe de 2de de l'école Girard à Alexandrie (Égypte)

Une collaboration sur les philosophes arabes du Moyen Âge entre une classe de 4e du collège Jean Rostand à Nice (France) et une classe de 2de de l'école Girard à Alexandrie (Égypte)

Cette intervention est l'occasion de présenter un dispositif collaboratif réunissant deux classes de niveau et de culture différents : une classe de 4e du collège Jean Rostand de Nice en France, et une classe de 2nde de l'École Girard d'Alexandrie en Égypte.

Les objectifs sont différents, mais se rejoignent dans la mise en oeuvre d'ateliers de philosophie, et dans la pratique de l'écriture comme pratique à visée philosophique (PVP), terme employé par Edwige Chirouter pour parler des pratiques permettant "la mise en place de moments de réflexion philosophique dans les classes, même si ces moments ne relèvent pas à proprement parler de la discussion ou du débat entre pairs." Est considérée comme pratique à visée philosophique toute action pédagogique venant compléter, en amont, en aval ou en parallèle, une discussion à visée philosophique, ou bien dont la philosophie est le point de départ ou le prolongement.

Il était intéressant et même passionnant de travailler avec des classes dissemblables à tous les niveaux : systèmes éducatifs différents (école laïque et mixte en France, école catholique de filles en Égypte), cultures différentes, voire enjeux différents et atypiques dans la mise en place de ce dispositif.

Nous avons collaboré sur ce projet en tant qu'enseignantes, mais il nous semblait essentiel d'utiliser l'écriture comme médium pour établir un lien entre les élèves, selon des modalités différentes.

Dans un premier temps, nous allons présenter le projet en lui-même avec ses enjeux ; et dans un second temps nous analyserons les différentes écritures pratiquées par les élèves.

I) Dispositifs et enjeux

Ce dispositif est mis en oeuvre avec une classe française de 4e mais peut être proposé pour tout le cycle 4. Il permet de conduire des ateliers de philosophie et d'introduire l'histoire des idées philosophiques de manière autonome, ou à l'intérieur de plusieurs EPI1 : "Langue et culture de l'Antiquité", "Culture et création artistiques" ou encore "Sciences, technologie et société".

De manière générale, les philosophes arabes du Moyen Âge sont relativement écartés de l'histoire de la philosophie, alors que leur apport est fondamental à la pensée occidentale. Il paraît intéressant de les aborder au collège car ils permettent de réemployer les savoirs des autres disciplines comme par exemple en histoire l'objet d'étude "Chrétientés et Islam (VIe-XIIIe siècles), des mondes en contact" (Thème 1 en classe de 5e). Mais l'enseignement progressant par cycle, il est envisageable de faire ces études dans les niveaux qui suivent. Par ailleurs, les choix des thèmes et les notions étudiées permettent d'aborder la question de dieu de manière non religieuse, dans un cadre "sécurisant" pour l'adolescent, et un cadre qui convient à l'école publique et laïque dès lors que le questionnement émane des élèves eux-mêmes, rejoignant ainsi l'EMC2.

Chaque élément proposé n'est qu'un exemple de ce qui peut être fait, mais doit être élaboré à la faveur du groupe-classe visé, en fonction de l'intention de l'enseignant. Les séances ont pour objectif d'aider à conceptualiser et problématiser des notions qui sont au coeur de la pensée de ces philosophes, elles sont conduites sous forme d'atelier.

Les quatre notions proposées ont été : l'homme et le genre humain, croire et savoir, le pouvoir de la science, la sagesse. Une dernière séance a une forme pédagogique différente, qui est la découverte de ceux que l'on appelle "Les philosophes arabes" du Moyen Âge. Elle correspond à un cours d'histoire des idées, et vise l'acquisition d'un objet culturel. Pour la classe de 4e (à Nice) et de 2de (à Alexandrie), elle consistait à faire des recherches documentaires sur ces philosophes. La classe de 4e a effectué une recherche sur les philosophes les plus connus en France ; la classe de 2de a élaboré une recherche sur d'autres philosophes encore puis les deux classes ont partagé leurs travaux.

Nous nous appuyons sur les trois opérations du philosopher, telles que mentionnées sur le site Internet de Michel Tozzi (www.philotozzi.com) :

"La didactique de l'apprentissage du philosopher tente de déterminer, dans un objectif de formation, quels sont les processus de pensée, les capacités et compétences intellectuelles que développe la réflexion philosophique. Elle définit le "philosopher", d'un point de vue didactique, comme la mise en oeuvre articulée, sur des notions et des questions essentielles pour la condition humaine, dans l'unité et le mouvement d'une pensée habitée par un rapport au sens et à la vérité, de trois capacités intellectuelles :

- La problématisation de notions, d'affirmations, de questions.

- La conceptualisation de notions (analyse, définition et distinctions conceptuelles).

- L'argumentation rationnelle de thèses, d'objections et de réponses à ces objections".

Chaque séance est élaborée pour préparer la dernière, car les thèmes choisis conduisent les élèves autour des notions de sagesse et de raison, que défendaient les philosophes (Al Ghazali, Al Kindi, Al Fârâbî, Avicenne, Averroès...) au moment de l'expansion de l'Islam au Moyen Âge.

Les séances se font en classe entière, et le travail est partagé sur un mur d'exposition numérique que connaissent bien les enseignants et formateurs de l'Éducation Nationale, PADLET3.

II) Déroulement des séances en Egypte

A) La première partie du travail consistait à s'approprier certaines notions : l'homme, le savoir, la sagesse, l'orient, l'occident.

Le notionnel travaillé lors de ces séances - principalement des ateliers - était fondé sur le lancement d'un terme-thème sous forme de questions. Le thème de départ fut de deviner les liens communs que peuvent partager les deux rives de la Méditerranée et d'anticiper sur l'éventualité de la "culture commune".

Tout au long des séances-ateliers, nous nous sommes référés aux trois gestes du philosopher d'après Tozzi cités précédemment.

Une remontée dans le temps nous permet de travailler les grandes figures de la sagesse et du savoir dont aucune piste et trace ne figurent dans le curriculum des programmes proposés par le Ministère de l'Éducation Nationale égyptienne. Dans un échange antérieur avec la classe de 4e du collège Jean Rostand de Nice, nous avons repéré sur une affiche dans la classe le nom d'Averroès que les élèves de la classe de 2nde d'Alexandrie ne connaissaient pas non plus.

Le point de départ était donc de savoir les raisons pour lesquelles Averroès était connu et reconnu en Occident. Il a fallu une recherche documentaire en vue d'identifier les apports d'Averroès pour l'histoire de la pensée occidentale. A cette fin, une projection de quelques scènes majeures du film Le Destin de Youssef Chahine sur la vie et l'oeuvre d'Averroès avec la carte de l'Andalousie (région qui a vu une effervescence intellectuelle et culturelle) comme arrière-fond géographique à ces séances.

Les autres groupes de la classe ont travaillé sur d'autres philosophes. Il faut noter que les philosophes arabes du Moyen Age connus en Occident ne sont pas les seuls, il y en a d'autres dont l'apport est non moins important dans l'histoire de la pensée. Le fait est qu'ils soient moins connus et reconnus par des pairs en Occident. C'est ainsi que Ibn Tofayel est le Thomas More de l'Orient parce qu'il a brossé une première utopie dans son essai Hay Ibn Yakazane. Pareil pour Al Jazry (peu connu en Occident) qui avait été pionnier du robotisme par la mise en place d'une forme élémentaire du robot.

Les recherches documentaires sur ces penseurs se concrétisaient dans une trace écrite : affiche, panneau, bande dessinée, caricature (voir en annexe un spécimen des reproductions des traces écrites des deux classes en France et en Égypte).

B) La deuxième partie du travail était l'élaboration de traces, une mise en commun puis un échange avec l'autre classe. Les discussions verticales et horizontales durant ces séances aboutissent sur les formes modernes du savoir et de la sagesse. À l'unanimité, les élèves affirment que le savoir et la sagesse de l'ère moderne est numérique puisque la cybernétique et le numérique sont dorénavant la source et la ressource du savoir et deviennent même des valeurs. La meilleure forme de représenter cette époque avec ces valeurs numériques fut la caricature avec l'emblème de l'époque : la pomme croquée qui a cet avantage de dresser le pont entre le récit biblique sur la pomme d'Éden (le péché originel) et la marque haute gamme Apple de l'ère moderne.

Il était particulièrement intéressant d'échanger les traces écrites avec les élèves de 4e et de savoir quelles étaient leur réaction surtout vis-à-vis de la caricature qui appelait un décryptage : au regard des ateliers antérieurs de philosophie, la loi de la gravité universelle...

Il est certain que beaucoup de contraintes ont parfois ralenti ce dispositif de collaboration ; contraintes dues en grande partie à la différence entre les calendriers scolaires des deux classes. C'est pourquoi nous avons été amenées à revoir nos objectifs de départ afin de pouvoir nous adapter à la situation pédagogique, qu'il s'agisse des niveaux que nous avions réellement et de nos enjeux atypiques. Cependant des échanges ont pu être conduits et menés à terme.

Notre intention est de prolonger ce type de collaboration et de le développer, tant que cela est possible. Une étape à venir serait de mettre en place des échanges à visée philosophique, une DVP par écrit, qui correspondrait à des écrits de réflexion entre les deux classes.

Pour terminer, nous voyons bien que l'écriture est ce qui permet aux élèves de s'inscrire socialement, de laisser une empreinte de leur travail et de leur réflexion, mais aussi de faire circuler la parole et la pensée entre deux cultures, la philosophie étant bien "une base éducative pour le dialogue interculturel"4.

Annexe : Extrait de la séance du 21 février 2018 (4e5, collège Jean Rostand)

"... Croire, ce serait quoi ?

Ne pas être sûr de quelque chose.

Tandis que savoir ?

Savoir, c'est ce qui a été démontré, qu'on est sûr.

C'est démontré. On est sûr, on en est sûr. Maintenant qu'on part de ces deux premières définitions... Est-ce que vous pouvez donner un exemple de croyance ? Et on va voir si elle a raison dans sa définition. Alors S. ?

Par exemple on peut croire en un dieu, mais ça peut ne pas être la réalité, parce qu'on n'a pas de preuve qu'il existe.

On n'a pas de preuve qu'il existe. Est-ce qu'il y a d'autres exemples ? De croyances ? A. ?

Les extraterrestres.

Les extraterrestres, c'est un bon exemple. Alors... bah vas-y ?

On croit que, enfin il y a beaucoup de personnes qui pensent qu'ils existent, mais on n'a aucune preuve qu'ils existent.

Donc, il y a beaucoup de personnes qui pensent qu'ils existent et tu as dit, mais "on" n'a pas de preuve qu'ils existent.

Oui.

"On", c'est-à-dire la société ? A. ?

Des fois, on n'a pas de preuves concrètes, mais des fois il y a des témoignages dessus, on ne sait pas si...

Alors, il y a quelques témoignages dessus, est-ce que ça suffit à faire de cette croyance, quelque chose de sûr ?"

Travaux réalisés par les élèves de 2nde (École Girard d'Alexandrie)
Caricature 1 : Mais pourquoi la pomme est-elle tombée vers le bas ? Caricature 2 : J'ai eu l'idée en contemplant la nature !!!

(1) Enseignements pratiques interdisciplinaires

(2) Éducation morale et civique

(3) https://fr.padlet.com/nathalie_portas/a7xplax1n8g8

(4) Nous faisons référence à la Chaire UNESCO "Pratiques de philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale".

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