Revue

Présentation du dossier

La place prépondérante accordée à l'oral dans les NPP (Nouvelles Pratiques Philosophiques)

Si historiquement, en France, l'enseignement de la philosophie en classe terminale s'est construit essentiellement autour de l'écrit en tant que mode d'accès à la pensée des grands auteurs, et comme production d'une oeuvre individuelle, la rédaction de la dissertation philosophique, les Nouvelles Pratiques Philosophiques ont plutôt semblé se centrer sur des pratiques orales.

Pour des raisons diverses, sans doute. D'une part parce que la production écrite est complexe pour les enfants et peut sembler hors de portée à certains praticiens. Et peut-être aussi parce qu'historiquement elles se sont développées dans une logique d'apprentissage socio constructiviste (suivant l'idée que le développement de la pensée individuelle se réalise dans le cadre d'une interaction sociale structurée par la médiation de l'adulte et fondée sur le langage).

Ainsi, Germaine Tortel, inspectrice en maternelle, trouve l'occasion de l'interrogation philosophique lors de la réalisation de projets collectifs et des échanges qu'ils suscitent. Mathew Lipman de son côté insiste sur la continuité entre pensée individuelle et pensée collective, et s'appuie sur l'une pour développer l'autre. Jacques Lévine, en privilégiant le dialogue de soi à soi, souligne la nécessaire place de l'enfant comme "interlocuteur (le mot trouve ici tout son sens) valable". Michel Tozzi, s'il a développé ou soutenu nombre de travaux pour diversifier les formes d'écriture philosophique (Tozzi (dir), 2002), s'est davantage intéressé ensuite à des pratiques collectives et orales, avec le développement de la Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (DVDP).

Et pourtant, l'écrit omniprésent...

S'agissant de l'écrit comme source de réflexion, on se souviendra qu'il est présent plutôt comme un support à partir duquel échanger, par exemple à partir de situations problèmes ou de dilemmes moraux (Pettier, 2000), de l'utilisation de la littérature de jeunesse (Chirouter, 2007, 2015) ou la reprise réflexive de mythes (Tozzi, 2006). L'article de Sandra Saccal (" Du mythe à l'écrit, une pratique de la philosophie en MS, au Liban") est là pour montrer comment, dès l'école maternelle, au Liban, on peut recourir à une variété d'écrits, au nom d'objectifs pédagogiques de maîtrise de la langue, et d'objectifs politiques directement liés à la situation de ce pays.

La production d'écrit n'est pas absente des nouvelles pratiques philosophiques, y compris quand il s'agit de faire débattre. L'article de M. Héricourt et M. Entraigues (" Le débat à visée philosophique : quels écrits pour quels apprentissages ?") nous montre comment des enseignants peuvent, dans le quotidien de leur classe, lui donner progressivement une place, et ce au nom de fonctions habituellement sollicitées à l'école : prendre le temps de penser et d'organiser sa pensée ; laisser des traces pour soi-même (car la pensée évolue au cours du temps) ; pour le groupe (afin de pouvoir visualiser la pensée des autres, pouvoir revenir sur un échange et aller plus loin) ; pour les parents (à qui on décide de communiquer les fruits du débat). Leur article va alors permettre de décliner nombre des pratiques qui peuvent en découler, chronologiquement situées à des moments clés : avant, pendant ou faisant suite aux débats.

Tout un monde de l'écrit est en lien avec l'oral à visée philosophique : la rédaction de cahiers de pensée collectifs ou individuels, de comptes rendus, des affichages à visée de communication externe réalisés par exemple dans les couloirs de certaines écoles... Plus même : certaines formes d'activités à visée philosophique sollicitent par nature ce rapport à l'écrit. Ainsi, la DVDP fait-t-elle appel à des observateurs qui vont prendre en note les échanges d'une classe pour mieux permettre de les analyser.

Ces pratiques quotidiennes ont parfois fait place à des projets très innovants, dans la forme comme dans le fond : durant les années 2000, la Fondation 93 (désormais F93) avait affiché dans Montreuil, dans le cadre de l'opération Carré de nature carré de culture, des dazibaos reprenant des propos d'élèves de SEGPA...

Mais l'interrogation sur l'écrit doit aller plus loin encore : y a-t-il nécessité absolue, pour l'exercice même de la construction d'une pensée de qualité, de construire une pratique de l'écrit philosophique dès que possible ?

Les rapports entre écrit et oral : des questions de fond

L'activité principale de l'élève de terminale en philosophie (outre l'écoute) est l'écriture. Cette tradition scolaire est cohérente avec la reconnaissance des grands philosophes, la plupart du temps écrivants, sauf peut-être Socrate. À travers une expérience d'échange épistolaire entre une classe égyptienne et une classe française, Nathalie Portas et Sara Elsingaby présentent : " De la trace écrite à l'écrit de partage : une collaboration sur les philosophes arabes du Moyen Âge entre une classe de 4e du collège Jean Rostand à Nice (France) et une classe de 2nde de l'École Girard à Alexandrie (Égypte)". S'appuyant sur un vrai travail de recherche, quatre notions (l'homme et le genre humain, croire et savoir, le pouvoir de la science, la sagesse) sont successivement examinées, problématisées à l'oral. Un travail de recherche sur les philosophes arabes viendra compléter le dispositif, dont les traces écrites serviront de base à un échange épistolaire entre ces deux classes aux entrées culturelles différentes.

La place prépondérante de l'écrit en terminale n'est pas anodine. Le problème devient alors pour les NPP de savoir si, de ce fait, elles peuvent être considérées comme une manière de philosopher à part entière, ou bien s'il ne faut y voir qu'une propédeutique et une préparation à l'acte plein de philosopher, qui serait écrit...

Avantages et inconvénients de l'oral et de l'écrit

Car l'oral et l'écrit sont deux registres spécifiques du langage, avec leurs avantages et leurs limites.

L'oral est le lieu du collectif, de l'échange, de l'interpellation, de l'intersubjectivité. Il est rassurant pour de nombreux élèves et semblerait plus démocratique dans le sens où, malgré de possibles carences lexicales et syntaxiques, tout élève est plus ou moins capable de parler, tandis que nombreux sont ceux qui ne parviennent que difficilement à "passer à l'écrit". Cependant, l'oral n'est pas forcément favorable à la précision et à la lenteur de la pensée. Par son caractère éphémère et fugace, il s'évanouit au fur-et-à-mesure de l'énonciation, il a une dimension intrinsèquement inachevée et ne se soumet pas toujours à l'épreuve de la cohésion et de la cohérence. L'écrit semble alors indispensable à l'émergence d'une pensée rationnelle :

Les exigences de cohésion et de cohérence propres aux discours rédactionnels s'expriment fortement dans les nécessités discursives du texte philosophique

Tozzi, 2015, 68

Mais des élèves jeunes en sont-ils capables ? Et dans quelle mesure ? A quelles conditions ?

L'écrit présente un certain nombre de limites à dépasser, dont celle liée à une forme de solitude inhérente à l'acte d'écriture : quand bien même y aurait-il un correspondant visé, un lecteur attendu, un public convoité, un dialogue intérieur..., toutes ces formes d'altérité ne sont que "fictionnelles".

Alors, écrit contre oral ?

Stéphane Fontaine, dans son article " La littérature dans l'atelier philo : du tumulte à la trace ", va montrer qu'on peut penser différemment qu'en les opposant. Tout en identifiant les particularités de l'écriture comme retour sur soi, travail de précision loin du tumulte de l'échange, travail de mémoire, il propose un dispositif inclus dans un travail d'échange, par un recours aux post-it :

Ce temps de l'écriture dans le cadre de l'atelier philo (...) est un moment privilégié pour philosopher autrement ; c'est-à-dire, dans une durée (au sens bergsonien), un temps singulier, personnel, vécu lors d'une activité pratiquée en commun.

Un dispositif qui pourra s'appuyer et construire des formes brèves (aphorismes, métaphores), une combinaison de dispositifs permettant finalement d'envisager une véritable écriture théâtrale...

Pour nombre d'élèves, l'entrée à l'école correspond à l'entrée dans l'écrit et l'entrée dans l'écrit correspond à l'entrée à l'école. Comment le déscolariser tout en lui conservant ses qualités intellectuelles ? Peut-être en quittant le champ de l'écrit lu et corrigé par l'enseignant, lieu de l'hétéronomie et de l'obligation de résultat. Certains proposeront de créer, dans le cadre scolaire, un lieu de l'écriture privée (qui peut être rendue publique), non soumis à l'obligation de production. Le "texte libre" de Célestin Freinet en est une forme parmi d'autres. Il s'agit de libérer l'écrit pour libérer la pensée.

Mais la déscolarisation peut aussi passer par des pratiques d'écriture hors l'école. Patricia Langoutte et Emmanuel Mendoze montrent et illustrent dans leur article " Graines de philo, les discussions à visée philosophique, leur rapport à l'écrit, pour les centres de loisirs éducatifs ", la façon dont les Francas se saisissent de la question de l'écrit dans le cadre de l'opération annuelle "Graines de philo", avec cinq dimensions :

  • pour déclencher les discussions à visée philosophique avec des questions écrites (affiches et catalogue diffusés sur le territoire national à l'occasion du Festival annuel) ;
  • pour formaliser sa pensée et capitaliser la réflexion dans le but d'approfondir (mon cahier Graines de philo) ;
  • pour partager les pensées et réflexions produites avec des pairs, avec les parents (expositions, comptes-rendus, carte postale-message) ;
  • pour valoriser les aptitudes des enfants et des adolescents auprès de leurs pairs, des adultes et notamment des parents (affiches, carnets de bord) ;
  • pour analyser sa pratique dans le cadre notamment des formations d'animateurs de DVP (production d'écrits réflexifs).

Ecrit et oral entrecroisés : l'importance des interactions langagières dans l'acte d'écriture et de l'acte d'écriture au service des interactions langagières

On pourrait être tenté de considérer l'écrit comme le résultat d'un processus mental préalable, d'une mise en mots de nos pensées. Il faudrait donc "bien réfléchir avant d'écrire" ... Or comme l'énonce Catherine Tauveron, on sait que c'est l'inverse :

On écrit pour savoir ce qu'on va penser, on pense dans la dynamique de l'écriture. Il faut l'apprendre aux enfants

citée dans le café pédagogique du 1/11/2009.

Ainsi, explique Jacques Crinon

Les activités langagières, orales et écrites, ne constituent pas une simple transcription d'idées préexistantes mais contribuent à la construction des connaissances et à l'activation des représentations mentales.

Jacques Crinon cité dans Chabanne et Bucheton, 2002, page 1.

Il est également vrai qu'on ne part pas de rien. Il y a déjà des pratiques de l'écrit dont on a pu mesurer tous les aspects, quotidiens ou pas, dans les activités à visée philosophiques. Saurons-nous à présent les sublimer en les croisant toujours plus avec les pratiques d'oral pour une construction affinée de la pensée collective et individuelle ? C'est là un chantier qui s'ouvre : il faut s'en emparer si l'on veut faire de l'écrit une source de renouvellement des Nouvelles Pratiques Philosophiques...

Ce dossier est complété dans la rubrique Recherchepar le projet de thèse d' Olivier Blond Rzewusky : "Ecrire dans le cadre d'ateliers philosophiques avec les enfants"

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