Revue

Table ronde sur PhiloJeunes, organisée à l'Unesco dans le cadre du colloque de novembre 2018 sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (chantier PhiloEcole) - Extraits

I) Intervention de Stéphanie Desmarais, Directrice adjointe, Service des ressources éducatives, Commission scolaire Marie-Victorin (Québec)

Depuis plus de 20 ans, la philosophie pour enfant est devenue dans la Commission scolaire Marie-Victorin (Québec) une pratique pérenne. Avec le temps et la mise en oeuvre de formation continue et l'introduction de nouveaux dispositifs, c'est plus de 30 établissements, d'ordre d'enseignement du primaire et du secondaire, donc près d'un tiers de nos écoles où se vivent des ateliers.

Au départ, l'intention était de prévenir la violence et l'intimidation, par le développement chez les jeunes, d'opinions nuancées, d'une vision plus critique et de jugements moins dogmatiques. Ainsi de les rendre aptes à reconnaître les violences psychologiques et symboliques au-delà des manifestations de la violence physique.

Avec le temps et l'évaluation de la pratique, nous pouvons constater que non seulement les objectifs initiaux sont atteints en grande partie, mais en plus sont favorisés chez les élèves l'élargissement des conceptions morales, la compréhension de l'autorité et pas seulement pour éviter une perte de privilège ou une punition. Nous observons que la reconnaissance des règles et des limites nécessaires au vivre ensemble sont accrues. La négociation dans les cas de litiges concernant l'application des codes de vie par exemple et la résolution de problèmes et de conflits en sont grandement facilités. L'expression est plus définie, plus souple. Le rehaussement de la confiance, de l'estime, de la croyance en soi et en ses capacités de réussite sont grandement observables dans les milieux où la pratique de la philosophie est implantée.

Il est très intéressant de constater que le but de la pratique de la philosophie pour enfant est en cohérence avec la mission du Programme de formation de l'école québécoise qui vise notamment à soutenir des apprentissages actuels et culturellement ancrés, en cohérence avec la mission de l'école et le développement de compétences dans une approche systémique et socio constructiviste.

Ces liens s'incarnent dans une approche de développement citoyen axée sur le vivre ensemble, dans une perspective d'école bienveillante et inclusive afin d'amener les élèves, en cohérence avec le développement des compétences, à exercer leur jugement, afin de faire les choix éclairés, et de développer une pensée critique et à l'exprimer adéquatement. Aussi par l'observation du développement des habiletés de pensée chez les élèves et qui sont primordiales aux apprentissages profonds telles que la communication, le raisonnement, la recherche, la conceptualisation et la traduction. Ces habiletés soutiennent, dans les domaines généraux de formation, la construction des compétences disciplinaires prescrites dans le programme de formation de l'école québécoise.

Finalement, il est possible de constater la promotion des valeurs qui soutiennent les compétences transversales telles que la collaboration, le respect, l'écoute et la coopération. À la mesure que se bâtit l'estime personnelle, la capacité de sortir du cercle de victimisation grandit et l'on voit émerger la solidarité, le civisme et l'empathie, qui sont la base d'une participation citoyenne engagée et réelle.

II) Intervention de Catherine FERRIER, correspondante académique pour la Recherche et le Développement de l'Innovation et de l'Expérimentation1, académie de Créteil

La CARDIE2 a pour mission de repérer, de soutenir et d'accompagner les innovations et expérimentations pédagogiques pour rendre plus efficaces les pratiques des enseignants et améliorer la réussite des élèves.

Elle a aussi pour mission d'impulser la réflexion et l'action sur les pratiques en conjuguant savoirs d'expériences et travaux de la Recherche en Éducation.

Les explorations pédagogiques et didactiques que nous avons menées en travaillant sur des expérimentations diverses ont tracé pour nous un cheminement. Si changer les pratiques dans la classe pour et par les enseignants pour changer le rapport au savoir des élèves est un premier levier majeur, l'implication des élèves eux-mêmes, en tant qu'acteurs du processus en est un second, complémentaire et, dans l'idéal, indissociable.

C'est lorsque nous développions des réflexions et des innovations dans les domaines de la pédagogie institutionnelle, du travail sur la parole de l'élève, des pratiques coopératives et du climat scolaire que s'est faite notre rencontre avec le Projet PhiloJeunes. Cette rencontre a considérablement élargi nos horizons et enrichi notre pouvoir d'agir et celui des acteurs. PhiloJeunes, par sa conjugaison de la Recherche et de l'action, nous a donné les moyens de travailler sur les clefs de construction de la pensée autonome et de l'esprit critique. Offrir aux élèves la possibilité d'entrer consciemment dans une démarche intellectuelle où l'intelligence se construit peu à peu, par et pour soi-même, par et pour les autres, grâce à ce que chacun apporte a été un véritable catalyseur.

Cette démarche, nous l'utilisons aujourd'hui sous des formes très diverses : de l'atelier de pratique volontaire parfois autogéré à la régulation de la vie de la classe, mais aussi, et c'est l'originalité de notre déclinaison cristolienne, au sein même des cours, pour questionner les contenus scientifiques et analyser les éléments de savoirs. Il y a là l'occasion d'une évolution majeure de la posture de l'enseignant. Nous ne sommes plus dans la présentation d'une notion par le professeur, ni même dans son explicitation : le professeur propose la notion a l'exploration des élèves, qui vont questionner, chercher, débattre des éléments de controverses qu'elle suscite et construire collectivement une formalisation théorique. Pour le dire d'une manière familière : "cela vous change un cours !".

Bien sûr, la démarche, comme tout processus, s'installe par étapes successives et chacun y apprend en pratiquant. Nous nous formons, nous échangeons, nous réfléchissons à nos pratiques, et nous avons identifié des points de vigilance qui nous semblent essentiels. Pratiquer la DVDP, ce n'est pas "mettre les élèves en rond et leur demander d'exprimer leur avis" ; cela exige le respect des formes et des rôles, la maitrise d'un espace et d'un temps, le soin apporté au choix du sujet débattu (pour éviter dérapages improductifs et conflits de loyauté), un travail sur l'usage du matériel pédagogique et des ressources, une préparation d'apports de connaissances pour nourrir la construction de la pensée complexe, et enfin une posture de l'adulte, qui n'est ni "le sachant", ni le détenteur des bonnes réponses, mais l'organisateur des questionnements et le tuteur qui sécurise la construction collective.

Depuis 2 ans, nous nous sommes dotés d'un groupe de pilotage travaillant en lien étroit avec le Centre International PhiloJeunes et d'un groupe de travail académique de 20 personnes, qui est organisé comme une communauté de pratique pour la formation de personnes ressources. Issus de 8 collèges pilotes, 30 personnes (enseignants et non enseignants) impliqués ont été formés et sont aujourd'hui rejoints par 50 nouvelles personnes qui bénéficieront de la formation et s'engageront cette année dans le Projet.

A ce jour, le déploiement à l'échelle de l'académie impacte 80 adultes, 20 établissements qui regroupent ces collectifs d'adultes engagés et permet à près de 3000 élèves d'être initiés et de pratiquer la DVDP.

Dans certains établissements, des classes sont initiées à la pratique par d'autres élèves plus aguerris, et nous invitons d'anciens élèves "Ambassadrices" et "Ambassadeurs" à participer à nos évènements.

Grâce à ce projet, je pense qu'on peut dire qu'adultes et élèves ont découvert ou redécouvert comment donner de la saveur aux savoirs par le pouvoir et le plaisir de penser.

Nous avons choisi de donner la parole à trois de nos "Ambassadrices" qui exprimeront ce que le projet PhiloJeunes a pu leur apporter.

III) Interventions de Wendy Rakotoavo, Alyson Gautier, Marie Berger, élèves de l'académie de Créteil, Ambassadrices PhiloJeunes

Wendy - Bonjour, je m'appelle Wendy Rakotovao. Je suis en classe de 1ère littéraire au lycée Henri IV et j'étais en 3ème dans une classe coopérative au collège Victor Hugo à Cachan dans l'académie de Créteil.

Alyson - Bonjour, je m'appelle Alyson Gautier, je suis en classe de 1ère sanitaire et social au lycée de Cachan. Auparavant, j'étais au collège Eugène Chevreul à L'Haÿ-les-Roses, dans l'académie de Créteil, j'étais dans une 4ème puis une 3ème coopérative, ce qui m'a permis de pratiquer la DVDP.

Marie - Bonjour, je m'appelle Marie Berger. J'étais au collège Victor Hugo à Cachan, dans l'académie de Créteil. Je suis actuellement au Lycée Henri IV en classe de première économique et sociale.

Dans le cadre d'une classe coopérative au collège, nous avons fait de nombreux débats. Il y avait une grande mixité dans notre classe. Malgré les différences et certains désaccords, chacun se respectait.

Les débats communs des classes coopératives étaient sur le racisme, sur les valeurs, etc.

Alyson - Grâce au débat philosophique que j'ai pratiqué en classe coopérative, j'ai pu participer, avec PhiloJeunes, à un projet grâce auquel nous sommes allés au collège de Noisy-le-Grand où avait été organisée une Discussion à Visée Démocratique et Philosophique avec les élèves de cet établissement. On avait, avant, visionné le film Les Couleurs de la victoire puis, ensuite, avec ces élèves, on a travaillé à dégager une problématique par rapport aux qualités et aux valeurs du sport, les règles, le respect, etc., puis ensuite, on a mis en commun nos idées.

L'année précédente, en classe de 3ème, nous avions eu un problème avec un professeur de mathématiques. Pour régler ce problème, on s'était mis en table ronde pour analyser la situation avec un ordre du jour, on avait classé les aspects du problème du plus important au moins important, et on avait réfléchi à la manière de les régler. Puis on a trouvé des solutions ensemble et la fin de l'année s'est bien passée.

Wendy - Les débats à visée philosophique étaient très riches en termes de réflexion. De plus, on s'écoutait tous sans jugement ni moquerie et le cadre dans lequel nous débattions était très respectueux de la parole de chacun. On discutait de nombreux sujets avec des thèmes communs : le racisme, croire et savoir, la propagande, les valeurs, l'avenir de notre société et l'égalité.

Qu'est-ce que PhiloJeunes nous a apporté ?

Wendy - Cela m'a apporté beaucoup, à moi personnellement. Ça m'a permis de mieux m'exprimer, aussi bien à l'oral qu'à l'écrit, d'avoir une pensée claire et précise puisque "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" d'après Nicolas Boileau. Philojeunes m'a appris à apprendre à penser, à raisonner et à construire et utiliser les arguments. En plus, il est très important de savoir argumenter en littérature, d'expliquer nos pensées dans des commentaires de textes ou encore des dissertations. D'autre part, savoir s'exprimer à l'oral est primordial de nos jours pour bien se faire comprendre. J'aimerais un jour être avocate et je pense que la parole est un sport de combat et que Philojeunes m'a aidée à y progresser.

Nous sommes, comme nous l'avons dit précédemment, Marie et moi, au lycée Henri IV et Philojeunes et la philosophie nous ont permis de surmonter le décalage de nos idées entre nos camarades de classe venant de Paris-centre, le Vème, et nous, élèves de banlieue.

Alyson - La pratique de la DVDP m'a aidée à avoir une pensée plus mature, plus construite. Au niveau scolaire, scientifiquement, nous utilisons les outils de la philosophie pour le raisonnement, pour justifier nos théories. Plus tard, j'aimerais bien travailler dans le monde du paramédical et du social, la philosophie m'a permis d'être plus à l'écoute, de travailler en groupe et de partager mes idées.

Marie - Comme je l'ai dit précédemment je suis en première économique et sociale. Je fais actuellement de la sociologie et nous étudions les faits de la société qui nous entoure. J'ai réalisé qu'avoir participé au projet PhiloJeunes m'a permis d'avoir plus de facilité pour défendre mes arguments (pour les cours d'économie mais pour les autres cours aussi) et percevoir les différents avis du monde autour de moi.

Je suis également chanteuse, j'ai observé qu'avoir participé à ce projet m'a permis d'avoir plus de facilité à clarifier ma pensée lorsque j'écris une chanson.

Wendy - Nous pensons que le problème de l'école de la République est que cette école n'est pas l'école de la vie. Effectivement, à la fin de notre parcours scolaire, nous sortirons grandis de l'école, avec un grand bagage de connaissances en mathématiques, en sciences, en français ou encore en histoire-géographie, mais nous serons tous des produits du système scolaire, semblables les uns aux autres, sans pensée critique. Et nous, c'est pour cela que nous pensons que la philosophie et Philojeunes sont importants, voire indispensables pour les générations futures, puisque la philosophie est une matière fondamentale pour la formation des esprits et c'est celle qui instruit à vivre. Pourquoi donc la circonscrire à la dernière année du lycée ?

Marie : Vous nous avez donc entendu et vous pouvez constater qu'il n'y a que du positif. Alors pourquoi ne pas le généraliser dans tous les collèges ?

Alyson : Nous avons tous une voix qui permet de défendre notre pensée et nous sommes de futurs citoyens confrontés au monde que vous allez nous léguer. En France, quelle est l'une des plus grandes valeurs de la démocratie ? La liberté d'expression.

Wendy : La pratique de la philosophie dépasse le cadre scolaire pour s'implanter dans nos vies.

Alyson : Elle permet par exemple de lutter contre la montée de l'intégrisme pour que chacun soit tolérant et pour éviter les amalgames.

Marie : En tant que future citoyenne éclairée, je saurai faire des choix, voter selon ma pensée et mes valeurs et défendre mon avis.

Wendy : Et chaque jour, nous nous battons pour être des femmes émancipées et créer notre place dans la société, celle qui nous revient de droit. Et ce combat se fait à travers notre parole et nos pensées.

Marie : En tant qu'ambassadrices de Philojeunes, nous souhaitons insister sur le fait qu'il faut faire des débats à Visée Philosophique pour les jeunes et que cela est vraiment indispensable

Alyson : Nous voulons bouleverser la société et nous croyons que ce que nous avons fait aujourd'hui est un petit pas vers un monde meilleur.

IV) Intervention de Johanna Domaine, conseillère pédagogiques, Commission scolaire des Samares (Québec)

La société souhaite des citoyennes et des citoyens responsables qui participent activement à la vie démocratique, sociale, communautaire, économique et culturelle. L'école ne peut faire fi de la société dans laquelle elle s'inscrit. Pour cette raison, au Québec, la mission de l'école est de permettre la réussite éducative de tous en couvrant les trois grands vecteurs suivants : instruire, socialiser, qualifier.

Cette mission englobe la réussite scolaire, mais va au-delà de la diplomation et de la qualification, en tenant compte de tout le potentiel de la personne dans ses dimensions intellectuelles, cognitives, affectives, sociales et physiques, et ce, dès le plus jeune âge.

En ce sens, la philo pour enfants rejoint deux des trois missions de l'école, c'est-à-dire "instruire" et "socialiser".

Que signifie "Instruire" dans la mission de l'école? La première responsabilité de l'école est la formation de l'esprit de chaque élève. Même si elle ne constitue pas le seul lieu d'apprentissage de l'élève, elle joue un rôle irremplaçable en ce qui a trait au développement intellectuel et à l'acquisition de connaissances. Instruire, c'est réaffirmer l'importance de soutenir le développement cognitif aussi bien que la maîtrise des savoirs3.

C'est pourquoi, en développant chez l'élève le jugement critique et nuancé, en lui apprenant à argumenter ses propos, à questionner les enjeux de société, et en développant la citoyenneté mondiale, la pratique de la philosophie permet à l'enfant d'aujourd'hui de devenir un citoyen avisé et critique.

Très tôt, les enfants doivent commencer à développer leur point de vue et à le justifier. Dès l'âge de cinq ans, l'élève a la capacité de dire pourquoi il pense ce qu'il pense, d'assumer son opinion, même si elle est différente de ses pairs, d'apprendre à écouter les propos des autres et en décoder le sens et surtout de développer un langage riche. C'est pourquoi commencer la pratique de la philosophie pour enfant, c'est lui donner du pouvoir sur sa capacité d'analyser les enjeux de société auxquels il est confronté.

Que signifie "socialiser"?

Dans une société pluraliste, l'école joue un rôle d'agent de cohésion en contribuant à l'apprentissage du vivre-ensemble et au développement d'un sentiment d'appartenance à la collectivité. Il lui incombe de transmettre le patrimoine des savoirs communs, de promouvoir les valeurs à la base de sa démocratie et de préparer les jeunes à devenir des citoyens responsables. Elle doit également chercher à prévenir en son sein les risques d'exclusion qui compromettent l'avenir de trop de jeunes4.

Ici, je vais citer Lipman (2011), Tozzi (2012) et Pettier (2008) : "L'éducation philosophique joue un rôle clé dans l'apprentissage de la démocratie. Elle est en particulier importante pour assurer le développement des sociétés démocratiques qui sont et seront de plus en plus métissées et au sein desquelles les enjeux du vivre ensemble en harmonie seront, eux aussi, de plus en plus interpellés, et ce dès le jeune âge5"

Vivre en société implique de développer la connaissance de soi (intérêts, goûts, valeurs, qualités, défis) afin d'être en mesure d'entrer en relation avec l'autre dans un monde où les frontières sont de moins en moins hermétiques et où les médias sociaux occupent une place importante dans plusieurs foyers. C'est dans ce contexte que s'inscrit la mission de l'école et la pratique de la philosophie pour enfants. Il est primordial de permettre à l'élève de développer un jugement critique face au monde qui l'entoure.

Il doit apprendre à discerner le vrai du faux, à douter de la véracité de certains faits véhiculés par un certain nombre de personnes, à remettre en question ce qui semble évident a priori et à questionner sans cesse le jugement d'autrui, mais aussi le sien. Ce sont toutes des habiletés développées par la pratique de la philosophie.

Pour conclure, on doit reconnaître que le développement cognitif de l'élève ne passe pas seulement par l'apprentissage de connaissances, mais aussi par le développement de compétences.


(1) IA-IPR E.V.S. : Inspectrice d'Académie - Inspectrice Pédagogique Régionale, spécialité Établissements et Vie Scolaire

(2) La CARDIE : Cellule Académique pour la Recherche et le Développement de l'Innovation et de l'Expérimentation

(3) Politique de la réussite éducative, MEES, 2016.

(4) Idem

(5) Site https://philojeunes.org/philojeunes/raison-detre-et-societe/

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