Revue

Repères pour la problématisation

Je me situe ici dans une approche du philosopher par compétences, où celles-ci sont peu nombreuses (problématiser, conceptualiser, argumenter, interpréter), mais structurant la philosophicité de la démarche1.

Le philosophe a cette particularité d' aimer les problèmes et de s'y confronter, alors que la plupart des gens essayent au plus tôt de les contourner, de s'en débarrasser, de les résoudre. Problématiser est un «geste philosophique», non naturel, mais réflexif, une posture, un habitus à acquérir, une compétence à travailler. La problématisation est un processus de pensée qui peut se développer de plusieurs façons :

1) Problématiser, c'est (se) poser des questions, s'interroger, s'étonner devant le monde et chercher du sens : pourquoi, pour quoi, comment ? Les enfants le font spontanément, car venu au monde sans l'avoir choisi, celui-ci est pour eux une immense question. Ceux qui veulent apprendre à philosopher vont s'y entraîner. La question est fondamentalement humaine, car articulée au langage : elle ouvre, par son (point) d'interrogation, une réflexion, une recherche individuelle (et en groupe collective). Se mettre devant une question, surtout si c'est sa question, c'est se mettre en chemin, pour faire une enquête, voir s'il y a des réponses, et l'une meilleure que les autres.

2) Mais une question doit être formulée. Problématiser consiste aussi à élaborer une question, en travailler la formulation. Exemple en philosophie avec les enfants : chercher une ou la question que pose et me pose une histoire, un album, un mythe, et en trouver une formulation adéquate. La formulation détermine souvent l'entame d'une discussion :»Qu'est-ce que le corps ?» entraîne d'emblée une conceptualisation ; «Peut-on ou non justifier la violence ?» induit une argumentation. Philosopher, c'est saisir le sens de ce qu'est une question pour l'homme, comprendre son intérêt pour la compréhension du monde, et avoir l'exigence et l'intelligence de la bonne question.

Mais qu'est-ce qu'une bonne question ? En philosophie, c'est une question qui n'a pas sa réponse immédiate, mais demande réflexion («La réponse, c'est le malheur de la question» dit Blanchot). Il faut donc l'entendre comme une opportunité de penser, car on peut souvent être tenté d'y répondre d'emblée, ce qui mettrait fin à cet effort. Il faut donc se mettre philosophiquement devant une question dans une attitude réflexive, qui suspend toute réponse spontanée et initie une recherche.

3) La question est très ambitieuse, car elle est toute entière tendue vers une recherche de réponse, de bonne réponse, de La Réponse. Elle est posée sur le terreau du sens, et se déploie sur un horizon de vérité. La vérité serait dans nos représentations la réponse qui répondrait bien à la question, et donc la fermerait. Mais une question, dès qu'elle est philosophiquement posée, anticipe la complexité de la réponse. Ce qui relativise la visée de vérité. Elle demeure de ce fait modeste dans ses prétentions, même si elle est énorme pour la condition humaine. C'est pourquoi problématiser, c'est aussi, dans une perspective d'humilité, rendre problématique notre rapport à la certitude. Comment ?

a) par le doute de ses opinions, en les sortant de leur (pseudo-) évidence (Descartes) : c'est la pratique philosophique de l'autoquestionnement

b) Ou par la mise en question (à la question, sous forme de questions) des certitudes des autres (Socrate). Les faire vaciller, les rendre branlantes. On voit ici le lien entre problématisation et argumentation qui objecte.

4) Une question philosophiquement posée est toujours opaque, elle cache sa profondeur, surtout quand on voudrait y répondre spontanément, sans pause réflexive. C'est pourquoi problématiser, c'est chercher derrière ou dessous une question un problème. Un problème a des enjeux anthropologiques: universalité de la question (concerne tous et chacun), urgence de résoudre le problème pour la condition humaine.

Si la question pose un problème, c'est parce qu'il est difficile d'y répondre. Et c'est difficile parce qu'il y a un noeud, une difficulté : problema c'est le petit caillou dans la chaussure. Cela demande réflexion, et il y a plusieurs réponses possibles, peut-être parfois pas de réponse, et on peut aussi changer dans sa vie de réponse.

Attention ! Quand on dit en philosophie avec les enfants : «en philosophie, il n'y a pas de bonne réponse», cela laisse penser que l'on est dans le relativisme. Or, les points de vue ne se valent pas : il y a des réponses plus ou moins argumentées, avec des arguments plus ou moins pertinents, et une recherche du meilleur argument (Habermas).

Cela demande une clarification philosophique. Il s'agit là d'une position qui met en question l'existence d'une vérité absolue - La Vérité - et la possibilité de l'atteindre. Car la Vérité peut être génératrice de dogmatisme. Mais elle n'est pas pour autant dans le relativisme absolu. Elle se situe dans la position d'un «relativisme conséquent» (Barbara Cassin) : on cherche non la bonne réponse mais la meilleure réponse. C'est le résultat d'une enquête (inquiry dit Dewey), où la vérité n'est pas le but, mais un horizon à titre d'»idée régulatrice» (Kant).

3) On peut aussi questionner la question, qui n'est jamais spontanément transparente, et ne se suffit jamais à elle-même :

a) Par l'interrogation de ses présupposés : «Dieu est-il bon ?» présuppose qu'il existe, sinon la question n'a pas de sens. Il faut donc d'abord questionner le présupposé avant de poursuivre.

b) par l'interrogation de sa formulation : demander «L'amour est-il une illusion ?» implique, si l'on veut y répondre, que l'on ait préalablement défini d'une part de quel type d'amour on parle et ce qu'est cet amour ; et d'autre part ce qu'est une illusion. On comprend mieux alors la question, en quoi consiste la question, ce qui demandait élucidation. Une question, c'est du langage, toujours polysémique, imprécis, et il faut savoir de quoi on parle. On voit bien ici le lien entre problématisation et conceptualisation.

Annexe 1

Document (format PDF) : Carte conceptuelle de la problématisation

Annexe 2

Document (format PDF) : Carte conceptuelle de La question et la réponse

Annexe 3 – Quelle relation entre conceptualisation et problématisation ?

Il y a une difficulté à penser une notion, à la conceptualiser, parce que :

1) elle contient des tensions internes, voire des contradictions. Ex : autrui comme alter ego (le même) et ego alter (le différent) ; la justice comme égalité ou équité. La liberté comme absence de contrainte ou loi que l'on se donne à soi-même ;

2) on ne peut la penser sans d'autres notions qui l'impliquent ou en découlent : la responsabilité sans la liberté, la punition sans la transgression, la force sans la violence, la science sans la raison, la religion sans la croyance etc. Elle est prise dans un réseau conceptuel complexe (une trame notionnelle, une carte conceptuelle) qu'il faut construire dans une démarche ;

3) elle rentre en tension avec d'autres notions qui engendrent de nouveaux problèmes : liberté et égalité, liberté et sécurité, égalité et équité. On voit ici la relation entre conceptualisation et problématisation.

Problématiser une notion, c'est chercher les problèmes quelle soulève, soit au niveau intrinsèque (ex. 1 et 2), soit dans sa relation à d'autres notions (ex 3).

Exemples – 1 «Si on peut définir la justice à la fois par l'équité et l'égalité, comment la penser, puisque l'égalité semble inéquitable et l'équité inégalitaire ?».

2 « Si autrui est à la fois le même que moi et le différent, comment articuler pour le penser ce qui semble contradictoire ?».

3 «Peut-on concilier dans un pays la liberté et la sécurité, auxquelles j'aspire toutes deux, quand la liberté de chacun peut être dangereuse pour autrui, et une politique sécuritaire liberticide pour tous».


(1)  : Modèle théorique du philosopher selon Michel Tozzi, différent de la démarche des habiletés de pensée selon M. Lipman, M. Sasseville et M. Gagnon.

Télécharger l'article