Il est bien légitime mais pas facile de savoir comment les choses débutent. Celui qui cherche avance bien souvent sans s'en rendre compte ; on ne sait que lorsque l'expérience a eu lieu si elle est du côté de la croissance et de la vie. En ce qui me concerne, il n'y a pas eu le jaillissement d'un Eurêka, plutôt un flux continu de trouvailles pédagogiques et d'expériences humaines. Ma pratique s'est nourrie de l'observation de la réalité et d'un idéal d'émancipation : donner faim aux élèves, faim de savoir, de comprendre et de grandir en tant que "petits d'Hommes". Elle est fondée sur des choix éthiques fondamentaux : bienveillance, respect et considération pour toute personne là où elle en est, avec ses besoins de sécurité, de reconnaissance, de croissance, d'autonomie.
Penser est l'objectif premier de l'Ecole. Comment, en classe, amener tous les enfants à penser sereinement leur devenir ? Je témoigne ici de mon expérience en faisant le point sur :
- la classe comme lieu de transmission dynamique pour penser la vie ;
- la transmission par le biais de médiations spécifiques ;
- le choix des médiations comme parti pris pédagogique lié à un état d'esprit ;
- l'histoire et les fondements de l'Atelier de Philosophie AGSAS ;
- son intérêt pour le praticien, la posture spécifique et les perspectives actuelles.
I) La classe comme lieu de transmission dynamique pour penser la vie
"On apprend à penser, nous avec eux, c'est un vaste chantier" dit un collègue. La curiosité des enfants de 5 à 6 ans est telle que j'ai posé le questionnement et le désir de découvrir au coeur de ma pédagogie. Certains questionnent la vie telle qu'elle est, les questions jaillissent n'importe où, n'importe quand : "Tu vas mourir bientôt ? Pourquoi papa n'est plus là ? Est-ce que ça existe les dragons ? Comment on s'arrête de faire pipi au lit ? Où est ma dent de lait ? Ils mangent quoi les écureuils ? Pourquoi il faut apprendre ? La vie c'est quoi ?". Questions personnelles, questions pratiques, questions scientifiques (toujours ouvertes), questions universelles. Que faire de ces dernières ?
C'est en 1996 que je commence à les prendre sérieusement en compte ; je vois que les différents espaces de parole de la classe ne suffisent pas, ni les dispositifs existants où s'élaborent en commun expressions, réflexions et savoir-faire. Que manque-t-il ? Peut-être un espace dédié pour s'autoriser à penser ensemble ces grandes questions de la vie, celles auxquelles on ne peut répondre définitivement ni en tant qu'enseignant ni en tant qu'être humain. Les réponses tuent les questions dit-on. C'est ainsi qu'un jour un atelier de philosophie est devenu nécessaire en tant que médiation, non pour transmettre un enseignement, mais pour apprivoiser le rendez-vous avec sa propre pensée et celle des autres. Un atelier comme lieu du faire ensemble. Un atelier de "philosophie vivante", comme on parle de "spectacle vivant". Encore faut-il oser !
Je m'enhardis : l'enseignant n'est pas musicien et pourtant il anime la chorale. Et par ailleurs, hormis en classe terminale où elle est enseignée, la philosophie n'est pas une matière scolaire de plus, mais une activité qui permet de faire du lien entre les savoirs, et entre les personnes qui peuvent se vivre comme porteuses de pensées universelles. C'est alors que la rencontre avec Jacques Lévine1 a pu donner ampleur et assise à ce projet.
Mais avant d'aller plus loin, je me rends compte de deux choses : commençons par le constat que cette nouvelle médiation s'est logiquement inscrite avec les précédentes, toutes destinées à favoriser des modes de penser, tant chez les élèves que pour moi.
II) La transmission par le biais de médiations concernant les affects et l'identité : Titou et l'album photos
Définissons ce qu'est la médiation : elle joue le rôle d'intermédiaire pour séparer et/ou relier. Selon Jacques Lévine, in Je est un autre n° 5 (1996), "La médiation requiert la formation d'un espace particulier de réflexion, un espace dit intermédiaire, où chacun sent qu'il est présent pour l'autre, pas seulement en surface, mais avec son intériorité, même s'il n'en dit rien".
Mes dispositifs de médiation visent tous les quatre2 à faciliter dans la bienveillance la transition entre la famille et l'école, les enfants entre eux, les enfants et l'enseignant, l'Ecole et l'environnement. Un point commun : la pensée, la parole et l'action pour encourager de façon médiée la construction identitaire, cognitive, relationnelle des enfants.
Ils font l'objet de publications et sont transmis lors de formations. Ma boussole pédagogique : l'observation de la réalité porte sur les enfants, les élèves, le groupe et les phénomènes dans ce qui pose problème. Les dysfonctionnements, les ratés, les écarts suscitent la recherche d'hypothèses, l'invention et la réalisation de situations nouvelles qui sont examinées pour affiner le projet. Le petit plus c'est l'ouverture d'esprit et l'intuition qui permettent d'accueillir la surprise et ce qui est donné en plus. Mon cap : permettre à la pensée de chacun de se (re)mettre à circuler pour conquérir l'avenir.
Dès 1986 : Titou, l'Objet Transitionnel Collectif (OTC), accompagnateur de croissance3.
Cette médiation spécifique qui dure toute l'année permet d'aider au passage délicat de la famille à l'école, et favorise l'entrée dans le groupe par un relationnel transitionnel.
On sait que toute séparation induit une période de fragilité ; si l'enfant est accompagné il pourra se désencombrer d'affects inhibants et entrer dans les apprentissages scolaires.
Carlos est un enfant de 5 ans, primo arrivant salvadorien, sa famille est réfugiée en France. Dans un flot verbal il évoque des souvenirs gestes à l'appui : mitraillettes, morts. Personne ne comprend l'espagnol, mais nous comprenons tous : il saisit alors Titou et le serre très fort. Puissance rassurante du contact avec ce qui est à sa disposition sans condition. Le corps à corps avec cet objet collectif calme sa panique.
Titou est une sorte de pantin de la taille des enfants. Il a pour ancêtres anthropologiques les grandes figures symboliques, qui de par le monde intercèdent entre le visible et l'invisible. Donald O'Connor danse avec l'un d'eux dans le film "Singing in the rain" ! Qui est-il, ce Titou (au genre neutre) ?
Titou appartient à tous et à chacun , il est construit par le groupe jour après jour, dès la rentrée à partir d'un assemblage de sacs de tissu. Tout ce qui se passe est à l'initiative des enfants, qui sont comme les co-parents de Titou, prenant soin de lui.
Titou représente un espace de liberté, il devient l'emblème totémique de la classe. Il représente l'interlocuteur de confiance , le confident disponible qui accueille tout sans blesser, juger ou gronder. Chacun peut vivre avec lui sans danger toute la gamme des émotions (colère, chagrin, câlins ...) ; vivre et expérimenter dans le jeu, seul ou à plusieurs, des rôles identificatoires divers, en dehors de mon regard.Si le pantin représente aussi le plaisir de faire ensemble, il suscite jalousies, déchirements (au sens propre) et conflits, d'où son importance pour l'élaboration des règles de vie de la classe.
Ce n'est pas une marionnette que je ferai parler ; je m'adresse à lui dans le respect dû à toute personne et j'attends : "Tu as l'air triste aujourd'hui Titou ! Il te manque quelque chose ?" Les enfants font alors des hypothèses, je les laisse mener le jeu en intervenant a minima, j'ai confiance. On dit que la plus grande violence est de parler à la place de l'autre. L'expression est sans cesse présente dans ce dispositif qui convoque naturellement une pensée du corps, de la relation à l'intime, de l'attention à autrui (selon la théorie de l'esprit). Cette pensée entre peu à peu dans le champ du social.
Titou leur transmet mon désir implicite de développement et d'épanouissement affectif.
Un peu plus tard et en parallèle, je développe un dispositif centré sur la croissance, s'appuyant concrètement sur la réalisation d'un album photo individuel pour chacun intitulé : "Je grandis". C'est une médiation de type affectivo-réflexif qui vise à faire évoluer les représentations - identitaire, familiale et sociale - en développant le sentiment d'identité et d'appartenance.
"Qui suis-je ?" J'écoute Paula : "Avec maman, je prends mon doudou, mais à l'école je suis grande". Ou Jean qui est pressé de savoir et essaye d'apprendre à lire seul dans les livres ce qu'on doit lui cacher dans sa famille : "Comment on fait des bébés ?". Le manque de repères sur des situations familiales complexes est troublant dans une époque qui s'invente : quels mots pour désigner le "presque demi-frère mais pas vraiment" ? Ou répondre à Léa "Un beau-papa c'est un papa qui est beau ?".
Les familles impliquées dans le projet sont bien sûr partie prenante dans leur rôle de parents attentifs aux questions de l'enfant ; ils préparent avec lui les photos qui s'échelonnent depuis sa naissance et deviennent un support vivant d'échanges.
Fred, encore dans la toute-puissance : "Moi quand je suis né je savais déjà parler !". Comme les autres, il va pouvoir constater ses progrès dans la mesure où il peut interviewer les témoins invités en classe : l'infirmière scolaire, les petits et grands frères et soeurs, des adultes, parents et grands-parents. Preuves à l'appui, dans le jeu des questions-réponses, chacun est invité à s'approprier à petits pas son histoire personnelle en lien avec l'histoire de sa famille, et à découvrir l'Histoire plus générale des humains .
Ma posture est facilitatrice : elle consiste à favoriser ces échanges, et à dérouler le dispositif selon une chronologie évidente. Chacun a une place dans sa généalogie, chacun a sa place en tant qu'humain, chacun a une histoire qu'il peut raconter à la première personne . Cette médiation fondamentale transmet le message implicite et rassurant de l'appartenance à l'universel de la condition humaine dans son développement ontologique : nous sommes tous différents et tous pareils, car nous traversons les mêmes étapes de la Vie !
Nous développerons plus loin ce que l'Atelier de Philosophie apporte de plus à partir de ces bases, en bref : la mise en route du déclic de la pensée et l'autorisation à regarder loin.
III) Le choix des médiations comme parti pris pédagogique lié à un état d'esprit
D'autre part je me rends compte que mes recherches étaient motivées par les creux et bosses d'un parcours de 54 années au sein de l'Ecole ; mon identité professionnelle s'est forgée à partir des différentes places que j'y ai occupées et qui m'ont donné très tôt à penser l'Ecole.
1) Au primaire, dans mon cartable il y a des bons points, la pomme pour la leçon de choses, le livre de la bibliothèque. Le lire-écrire-compter est vital pour continuer au collège. Les bonnes élèves sont devant et les autres au fond. Filles du baby-boom, nous sommes sages comme des images notées sur 10, les familles respectueuses de cet ordre scolaire du mérite. J'ai grande confiance dans mon institutrice de CM2, elle aussi. Je profite d'un service pendant une récréation pour voir ce qu'il y a sur son bureau, voir ce qu'elle voit du haut de l'estrade. Je me décentre, je me mets à penser l'espace entre les rôles attendus.
Autre souvenir : j'attends la leçon de morale avec impatience pour sa situation à résoudre : "Faut-il cacher la vérité pour ne pas faire de peine ?" On écoute puis on copie la "bonne" réponse dans le cahier. Mais la question, elle, me trotte dans la tête bien au-delà !
2) Dans le secondaire, je découvre la mixité et les évènements de 1968 : "Il est interdit d'interdire". En classe terminale, la philosophie se glisse dans mon cartable, quelle surprise ! Je relis les commentaires de mes dissertations, je me sens prise au sérieux par delà l'exercice. Mon projet : la recherche en biologie pour étudier les phénomènes vitaux dans la cellule.
3) A l'Ecole Normale, en 1973, je passe du microscope rêvé à la classe et je vais devenir chercheuse autoproclamée en pédagogie, la science de l'éducation des jeunes ! Mon cartable se charge d'émotions contradictoires et d'insatisfactions critiques :
a) Première sidération : le maître formateur me tend l'instrument : "Faites monter le rang en sifflant à chaque pallier !" Qu'est-ce que je fais ici face à de petits soldats soumis ? Plus tard, en stage Freinet, je m'étonne de voir des enfants à l'aise et autonomes dans les relations, la coopération, la responsabilité individuelle et collective. Les élèves seraient donc aussi des enfants en train de grandir, capables d'initiatives ? Je réfléchis sur le statut de l'élève en tant que sujet et sur la position du maître.
b) Seconde expérience : je deviens (enfin !) une mauvaise élève, révoltée, déstabilisée ! Reléguée au fond du cours de musique, je vis intensément le sentiment d'exclusion. Je remets en cause la confiance que je porte à l'enseignant, ici mal-traitant, centré sur une production et ignorant les personnes. Je suis perplexe : enseigner une discipline, oui, mais qu'est-ce que la pédagogie si elle laisse de côté ceux qui ont l'étiquette : "insuffisants, pas doués" ? Je sais alors que la blessure narcissique infligée par l'école réactive le besoin de reconnaissance et entrave les apprentissages. Que manque-t-il donc pour que l'Ecole soit fréquentable ? Peut-être faudrait-il donner de l'importance aux émotions, au corps, aux personnes ... peut-être faudrait-il considérer professeurs et stagiaires, enfants et adultes à égalité de dignité humaine...
c) Troisième expérience : en cours de travaux pratiques on fabrique et anime des marionnettes. Je sens qu'avec un dispositif approprié, le maître peut être sur le côté, voire en retrait, "au milieu et non au centre de la classe", selon l'idée de Philippe Meirieu. Plus tard je lirai Michel Develay : "Un support pédagogique, suffisamment porteur de vie, est accepté de tous, et parle à tous. Le recours à des objets ou des activités transitionnels (marionnettes, animaux, danses, contes...) rend vivante la situation d'apprentissage. Vivante et vraie, parce qu'elle se trouve reliée à la culture, aux connaissances universelles qui siègent d'abord à l'extérieur de l'école avant de devenir parcelles de programme» ( Donner du sens à l'école, ESF, 1996).
En sortant de formation initiale, je sais ce que je ne veux pas, et par chance je me saisis de la confidence d'un professeur : "La maternelle, c'est la Terra Incognita".
4) L'exercice du métier en grande section : je choisis donc la maternelle pour laquelle les directives pédagogiques sont alors assez vagues, au contraire des programmes scolaires en élémentaire qui alors ignorent la réalité des élèves : peu ont accès à l'abstraction. Je démarre donc avec des questions : Comment les intéresser tous ? Combien ont envie de venir à l'Ecole ? Quel sens donnent-ils aux savoirs et à leurs expériences scolaires ? Qu'attendent-ils de moi ? Ma classe devient un laboratoire de recherche pour une pédagogie de l'encouragement et de la curiosité.
Le contexte scolaire évolue, le climat dans l'école aussi. La loi d'orientation éducative de 1989 place l'élève au centre du système éducatif, institue l'équipe pédagogique, les trois cycles, l'entrée des parents dans l'école... On lira le mot "enfant" à côté de celui d'"élève" dans les Instructions Officielles. Des formations m'ouvrent à toutes sortes de découvertes que je souhaite réinvestir en classe : conte, danse, arts plastiques. Or, comment transmettre efficacement des contenus s'il n'y a pas de contenant "suffisamment bon" pour les élèves et pour moi ?
Le cadre devient ma priorité : établir un climat de confiance dans le groupe , climat sécure propice à la motivation et au sérieux des apprentissages, pour développer l'autonomie physique et intellectuelle de chacun. Sur quelle légitimité ? D'une part parce que la contrainte stimule la créativité. D'autre part parce que l'exercice de l'autorité bien pensé fixe des limites sans violence, dans les échanges et le dialogue, dans la tolérance et le "parler vrai" que préconise Jacques Lévine. Les élèves doivent pouvoir donner du sens, imaginer des solutions, formuler ensemble des règles de vie à la portée de tous et garanties par l'enseignant. Ils apprennent à repérer et nommer leurs émotions face à ce qui arrive et comprendre ce que sont le respect, l'effort, l'entraide, les progrès.
Dans la logique de ma démarche, c'est grâce au cadre que le climat de classe est globalement apaisé, que le groupe peut avoir une existence et se vivre comme agissant, apprenant, coopérant, cogitant. Dans un tel groupe chacun a sa place, la mienne est valorisée et reconnue, même si ce n'est pas facile, car je tâtonne : cela me donne assez d'espace pour mener à bien à la fois les tâches d'enseignement et d'observation.
Mais on ne peut parler du cadre sans évoquer l'état d'esprit requis pour le garantir. Mon curriculum à l'Ecole en modifie peu à peu les représentations vers davantage de cohérence et d'exigence, notamment au niveau de mon attitude. Du temps de maturation et de réflexion est nécessaire pour trouver les positionnements adaptés aux différentes situations, évaluer le degré de guidance adéquat dans l'espace physique et symbolique.
Vient le jour où je peux considérer l'enfant dans l'élève. Où je peux poser la confiance systématique dans l'enfant ET dans le long terme. Où j'accepte qu'un élève ne fasse rien à un moment donné, parce que c'est lui qui décide d'apprendre, quelles que soient ma détermination et mes compétences pédagogiques. Où le silence est fécond. Où les élèves deviennent les partenaires de la classe en train de se faire, créateurs, dépositaires et transmetteurs de connaissances. Où je ressens la nécessité de me former sur le développement de l'enfant. Et vient le jour où j'accepte de suspendre tout à fait ma parole tout en étant très présente et responsable de la situation d'apprentissage.
Je suis prête pour la posture de non-intervention de l'Atelier de Philosophie AGSAS.
IV) L'histoire et les fondements de l'Atelier de Philosophie AGSAS : la transmission à d'autres praticiens
1) Venons-en aux circonstances qui ont impulsé la création de l'Atelier de Philosophie AGSAS. Faisant le bilan pour la classe, j'observe les effets de mes dispositifs : le cadre avec ses règles de vie évolutives permet de gérer conflits et projets ; les enfants ayant du mal à se repérer dans les liens familiaux et leur propre évolution entrent dans le champ du symbolique ; les enfants qui sont dans la confusion relationnelle acceptent peu à peu d'être un parmi les autres.
Restent ceux qui montrent une curiosité intellectuelle sincère et veulent comprendre la vie autour d'eux. C'est à eux que je pense en rencontrant Jacques Lévine lors d'une conférence pédagogique à Lyon en1995. Ses idées résonnent (raisonnent) en écho avec ma pratique : le "langage oral interne", l'espace "hors-menace", "l'Ecole des 4 langages" etc.
Nous prenons date : je lui soumets l'idée d'un dispositif qui pourrait s'appuyer sur les questionnements des enfants à propos des énigmes de la vie. Nous nous informons : l'enseignement de Matthew Lipman, dans son contexte, ne porte pas sur ce qui nous intéresse.
Nous avons la certitude que les enfants ont plutôt besoin d'un lieu spécifique pour se questionner, réfléchir tranquillement et oser parler de choses qui les dépassent sans savoir qu'ils en savent quelque chose. D'un lieu où tous sont intelligents, un lieu qui n'est pas d'esprit scolaire, mais pourtant à l'école.
2) Ensemble, de janvier à juin 1996, nous naviguons entre hypothèses et expérimentations pour élaborer et tester dans ma classe un dispositif hebdomadaire, constitué d'abord d'un seul temps de dix minutes, puis finalisé sur deux temps.
A la rentrée suivante nous formons le comité de pilotage avec un Inspecteur de l'Education Nationale de Lyon, Dominique Senore, qui mobilise une vingtaine d'enseignants du primaire, prêts à s'engager dans cette recherche, mutualisant leurs réflexions de 1997 à 2001.
"Il s'agit d'inciter les enfants à pénétrer audacieusement dans le champ des grandes questions sur la vie qui préoccupent les Hommes de génération en génération." : ce que Jacques Lévine avançait en 2003 s'adresse maintenant aussi à un large public, jeunes et adultes. On ne parle plus d'enseignant mais d'animateur face à des participants.
Son nom : moment philo, communauté de chercheurs philosophes, atelier-philosophie du courant des préalables à la pensée philosophique : finalement ce sera l'Atelier de Philosophie AGSAS, affilié aux ARCH (Ateliers de Réflexion sur la Condition Humaine).
Le cadre est apparenté à un courant de philosophie humaniste dans l'Ecole et la Cité.
Les objectifs : l'Atelier de Philosophie AGSAS nous invite tous sans connaissance préalable à réfléchir autour d'un thème universel de la place d'une personne du monde.
Les fondements visent à favoriser trois découvertes : la prise de conscience du cogito, le sentiment d'appartenance à l'humanité et le statut d'interlocuteur valable.
Les invariants non-négociables du protocole comportent deux temps successifs réguliers dans le long terme et ritualisés, d'une durée de dix minutes chacun. Le premier est celui de la découverte et de l'expérience du cogito (la prise de conscience comme un déclic unique de sa propre pensée). Un mot inducteur lance la recherche entre pairs, pendant laquelle l'animateur bienveillant adopte une posture spécifique : il est garant du cadre et accepte de suspendre sa parole pour laisser le maximum d'espace au surgissement de la pensée des participants. Il n'évalue pas, il n'attend l'acquisition d'aucune compétence. Le deuxième temps permet le rebond et l'expression autour de ce qui s'est passé juste avant ; les échanges peuvent alors être facilités par l'animateur qui intervient parcimonieusement.
Les variables sont choisies par l'animateur en fonction de son projet actuel.
3)1997-2001, le temps de la recherche fondamentale initiale, un Work in progress. Le comité de pilotage entreprend une recherche-action : "Que se passe-t-il pour les élèves et pour l'enseignant (e) quand est mis en place un tel dispositif dans la classe ?"
Nous posons la capacité et l'envie de penser des enfants là où ils en sont sans pour autant avoir à les forcer précocement.
Le travail porte entre autres sur les points suivants : l'intervention de l'enseignant, les prolongements possibles, la visée du dispositif (le questionnement), les quatre plans de pensée (connaissance, croyance, information, opinion) et les conditions du penser, la question qui pose question (choix, formulation), les fondements et procédures, les variables, le statut de l'enfant et la posture du maître, la nature de la parole et du silence, le rôle de l'environnement, les collégiens, le protocole en deux temps de dix minutes, les critères pour une séance réussie, notre regard sur la pluralité de la personne, la philosophie comme savoir-faire ou savoir penser...
Les fondements théoriques évoluent, se précisent, se complètent ; ils sont formulés par Jacques Lévine au fur et à mesure des séances de travail. Chronologiquement il y a eu :
- trois fondements : le statut social du sage, la co-fabrication de la pensée, la trajectoire de croissance de l'enfant à partir de là où il en est.
- puis deux fondements : la philosophie comme cheminement, avec des étapes spécifiques pour in fine intégrer corps et concepts. Pour cela il lui faut l'échange avec d'autres pensées.
- puis trois fondements : les expériences du JE, du NOUS et de la pensée philosophique
- et trois découvertes : le cogito, le moi-groupal, le débat d'idées. L'enfant est considéré comme parent du fonctionnement de la pensée et apte à la jouissance à penser.
Des partenaires sont invités : professeurs de philosophie, formateurs, chercheurs de l'INRP, enseignants du GLEM, du RASED, de l'école primaire et secondaire ...
Des décisions et réalisations : la "valise-philo" pour la formation des enseignants et la rédaction du manifeste par le comité de pilotage : "Parlons clair !" (accessible sur le site : agsas.fr)
En octobre 1997 paraît un premier article que je signe dans la revue de l'AGSAS Je est un autre n° 6 : "Une communauté de philosophes de 6 ans".
Le suivant, publié dans la revue n°9 en 1999, est intitulé par les trois co-fondateurs : "Le travail de la parole : où en est l'Atelier Philosophie ?"
Lui fait suite un Hors Série en date de février 2001: "L'Atelier-Philosophie-AGSAS".
V) Son intérêt pour le praticien, la posture spécifique et les perspectives actuelles
1) La suite : la transmission à d'autres praticiens par la diffusion écrite. Quatre ans après les débuts, les fondements de cette pratique dite innovante sont stabilisés, on commence à en parler. Un relais est pris par l'Education Nationale : en 2003, l'académie de Lyon propose d'accompagner le projet grâce au Programme d'Aide et de Soutien à l'Innovation pour formaliser le dispositif via l'écriture d'une monographie. Intitulée "Penser et parler pour de vrai, Qu'est-ce qu'entrer dans une pensée authentique à l'école", elle est diffusée sur le site de l'IUFM, puis sur celui de l'AGSAS où on peut également consulter le site historique datant de la même époque.
Comment vais-je m'impliquer à ce moment-là ? Je sollicite cinq collègues praticiens pour constituer une équipe et confronter nos expériences en RASED, en classe rurale, en classe maternelle et en Zone d'Education Prioritaire. Nous comparons les corpus de séances, attentifs aux variations, ce qui requiert un effort de discernement entre invariants et variables de la méthode. Nous nous accordons sur les spécificités : c'est d'abord un atelier pour penser, pour oser penser, et non pour parler. C'est aussi un lieu où la parole des enfants doit circuler librement : et c'est là qu'apparaît souvent une difficulté pour l'enseignant qui n'a pas l'habitude de ne pas intervenir et de suspendre sa parole. Développons.
2) En quoi la posture bien particulière de non-intervention lors du premier temps de l'Atelier de Philosophie AGSAS s'est-elle nourrie de ma pratique ?
L'animateur dit en introduction au protocole : "Je ne donnerai pas mon avis, je vous laisse penser entre vous sans vous interrompre, et je réfléchis pour moi-même". Dans l'idéal, incarner un cadre c'est être fiable : dire ce qu'on fait et faire ce qu'on dit en parlant juste et peu ; le garantir, en expliciter les règles, être capable d'être à l'écoute, d'accueillir en compréhension ce qui vient dans une neutralité bienveillante.
Alors pourquoi en éducation ne suffit-il pas de savoir ce qu'il faut faire pour le faire ? Car il est vrai que, dès la mise en place du dispositif, je suis émerveillée et émue par ce qui se passe. Il me faut donc résister à la tentation d'utiliser plus tard en classe ces entendus - avec la meilleure intention du monde bien sûr : "Tu avais plein de choses à dire tout à l'heure ...". Résister à la tentation de stimuler un élève : "Pourquoi n'as-tu pas parlé ? - Je n'ai pas parlé mais j'ai réfléchi dans ma tête !" : la leçon est pour moi ! Résister à la tentation d'intervenir lors d'un silence ou de juger mentalement telle affirmation. En fait, le groupe sait gérer tout cela sans moi, cet espace leur appartient, je suis rassurée : une argumentation authentiquement fondée apparait naturellement pour défendre une idée, non pour réussir un exercice.
3) La suite : la transmission par les formations où sera abordé l'intérêt du dispositif.
De ma place de maître formateur puis d'enseignante spécialisée en rééducation au Réseau d'Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté, je forme des collègues sur des lieux associatifs et/ou professionnels (IUFM, CRDP, OCCE, FNAREN, les CPC, circonscriptions). Le suivi se met en place chaque fois que c'est possible.
Lors de ces formations, on me demande l'intérêt que le dispositif représente pour le praticien. Je précise aussitôt qu'il s'agit d'un intérêt désintéressé car il n'y a rien à attendre de particulier : on ne peut confondre effets et objectifs. Néanmoins, des effets se manifestent à la fois pour les participants et pour l'animateur qui peu à peu posera entre autres :
- un autre regard sur son engagement, ses convictions et ses missions professionnelles ;
- un autre regard sur les participants en tant que personnes, sur le cadre, et sur la posture idéalement faite de confiance, de patience et de bienveillance ;
- un autre regard sur les apprentissages et les processus de pensée...
Notons que l'animateur qui pratique dans la cité complètera avec d'autres pistes encore. Tout ceci entraînera un surcroît de motivation de part et d'autre et une réflexivité accrue sur la pédagogie. "C'est comme une pause dédiée à la re-création de la pensée, une respiration dans la vie de la classe !".
Pendant ces formations, une attention particulière sera apportée au fait que le dispositif ne doit pas être instrumentalisé, l'objectif n'étant ni la maîtrise de la langue, ni l'apprentissage de la citoyenneté ou de la morale, ni une meilleure gestion du groupe ou de meilleures compétences scolaires.
* En parallèle, depuis Paris et dès 1998, le cercle des chercheurs et praticiens s'élargit autour de Jacques Lévine avec entre autres des IEN, des professeurs de philosophie, des enseignants de base, de RASED, de SEGPA, de collèges, de lycée ... Apparaissent la notion d'étapes de l'élaboration de la pensée chez l'enfant (pensée émotionnelle, factuelle puis complexe) et celle de "la personne du monde". Ces groupes prolongent la recherche initiale, ce qui donne lieu à des colloques, formations et publications, notamment avec Geneviève Chambard et Michèle Sillam qui ont co-écrit avec Jacques Lévine : "L'enfant philosophe, avenir de l'humanité ?" ESF 2008.
4) Le groupe de recherche actuel : depuis 2011, c'est le temps de l'approfondissement, de l'essaimage et de la communication grâce au groupe de recherche actuel au sein de l'AGSAS, dont l'objectif est de faire vivre le dispositif en assurant sa cohérence théorique et pratique. A ce sujet, si les fondamentaux et les invariants du dispositif restent inchangés depuis le début, la nature des variables choisies par l'animateur en fonction de son projet a évolué : par exemple, l'enregistrement du temps 1 est facultatif, le thème est présenté sous la forme d'un mot inducteur, et le dispositif s'adresse maintenant à un large public, dans et hors de l'Ecole. Les interventions et participations à des colloques, les formations agréées se multiplient un peu partout en France à la demande. Une collaboration avec d'autres courants de philosophie avec les enfants s'est établie notamment lors des Rencontres des Nouvelles Pratiques Philosophiques de l'Unesco à Paris, et avec la participation à la "Chaire de philosophie avec les enfants", initiée par Edwige Chirouter et Michel Tozzi.
Désormais, grâce aux praticiens militants formés par l'association, l'Atelier de Philosophie AGSAS est parti à la rencontre de la Cité et n'a pas fini d'évoluer et d'ensemencer d'autres médiations sur les mêmes bases : respect des besoins des personnes là où elles en sont, climat rassurant avec du parler vrai, intention émancipatrice pour tous, ouverture à l'écoute, à la pensée, à la relation et au vivant, présence assumée, cadrante et bienveillante de celui qui anime. Face à l'ère de l'anthropocène et du tweet, la question de l'humanisme, de la solidarité et de l'intérêt général passe plus que jamais par l'habitude à penser par soi-même, pour soi-même et avec les autres les grandes questions de la vie.
"On n'enseigne pas ce que l'on sait ou ce que l'on croit savoir : on n'enseigne et on ne peut enseigner que ce que l'on est." Jean Jaurès, Pour la laïque,1910.
(1) Lévine Jacques (1923-2008), psychanalyste et philosophe, fondateur de
l'Association des Groupes de Soutien au Soutien (AGSAS) et de la revue Je est
un autre, et des Rencontres pédagogie-psychanalyse pour la formation aux
relations de médiation.
(2) Pour le quatrième dispositif de médiation, Pautard Agnès : "L'Arbre
Généalogique Fictionnel", revue Envie d'Ecole n° 76,
septembre-octobre 2013.
(3) Pautard Agnès, "La classe-Titou", revue Je est un autre n°
5, octobre 1996. Et "L'accompagnateur de croissance", ibid. n° 9, septembre 1999.