Peut-on enseigner la philosophie sans l'histoire de la philosophie ? Cette question rappelle l'opposition de Martial Guéroult, historien de la philosophie, qui pense que l'on ne rencontre la philosophie que dans et par l'histoire de la philosophie ( philosophie des systèmes), et celle de Wittgenstein, pour lequel on ne rencontre la philosophie qu'à travers des problèmes philosophiques ( philosophie des problèmes).
Pour les concepteurs du programme italien de philosophie, l'option historique domine : la philosophie est enseignée dès la seconde, et traite à ce niveau la philosophie antique et celle du Moyen âge. A la première est réservée la philosophie moderne, et à la classe terminale la philosophie contemporaine (du 20e). C'est ce que j'appelle le "paradigme historique" ou patrimonial de didactisation de la discipline, qui implique que les lycéens connaissent les philosophes et leur doctrine, resitués historiquement dans les courants philosophiques, leurs filiations et ruptures. L'on enseigne donc un contenu, l'histoire des idées philosophiques. L'avantage est de connaître le patrimoine de la philosophie. Le risque est double : d'une part tomber, par la succession des doctrines qui prétendent chacune à la vérité, dans un certain relativisme du fait de leur pluralité et de leur contradiction entre elles ; d'autre part, négliger la formation du jugement des élèves, le penser par soi-même, puisqu'il s'agit plus de connaître des doctrines que de discuter de leur validité et former son propre jugement.
Ce n'est pas l'approche du philosophe et didacticien Matthew Lipman, qui, même si ses romans philosophiques sont imprégnés de problématiques classiques puisées dans l'histoire de la philosophie, n'y cite explicitement, et volontairement, aucun philosophe, courant ou doctrine. Son objectif est moins de transmettre aux élèves le patrimoine philosophique que de leur apprendre à penser et à développer des habiletés de pensée, dans le cadre d'une communauté de recherche philosophique (CRP), qui pratique le dialogue collectif sur des questions et problèmes essentiels. Le risque est ici que la philosophie soit historiquement hors-sol, privée de sa dimension historique et culturelle.
L'enseignement philosophique français est à mi-chemin de ces deux orientations différentes, puisqu'il tente d'articuler deux objectifs : 1) apprendre à penser par soi-même 2) en s'appuyant sur une culture philosophique. On doit étudier une ou plusieurs oeuvres (ou extraits) dans l'année, avec un extrait à expliquer à l'oral de rattrapage du bac. Des précisions historiques peuvent ici être apportées par l'enseignant, et se trouvent dans les ouvrages scolaires de ces oeuvres. Mais dans l'explication du texte écrit du bac, s'il s'agit bien d'expliquer un texte philosophique issu d'un des auteurs au programme, la connaissance de cet auteur n'est pas pour autant présupposée, car on veut évaluer fondamentalement la faculté de juger de l'élève, et non sa connaissance de l'auteur...
L'orientation du groupe Philocité à Liège (coordonné par Gaëlle Jeanmart) nous semble prometteuse, car tout en étant très attentif aux méthodes de didactisation de la philosophie et au développement de compétences sur les processus de pensée, il voudrait introduire l'histoire de la philosophie au sein même de la philosophie avec les enfants, ce qui est un sacré challenge quand les enfants sont jeunes !
Au sein même de ceux qui accordent de l'importance à l'histoire de la philosophie, peuvent d'ailleurs s'opposer deux postures. La première, considère fondamentale en philosophie son histoire, dans son émergence contingente: celle-ci a une origine, dans la Grèce de l'occident (Mais quid de l'Inde, de l'Orient ? N'y a-t-il de philosophie qu'occidentale ?). Elle commence avec les présocratiques et Socrate, et se développe ensuite, avec des périodisations possibles (ex : la philosophie grecque puis romaine, la philosophie chrétienne du Moyen Âge, puis la philosophie moderne à partir de Descartes etc.). On peut y discerner des continuités mais aussi des ruptures (ex : la découverte du sujet avec Descartes, le virage criticiste kantien, le tournant linguistique des philosophies du langage), selon lesquelles on ne peut pas philosopher de la même façon avant et après... tel philosophe ou tel courant. Cette histoire est liée à l'histoire des idées, plus généralement à l'histoire d'une époque.
Certains, que l'on pourrait considérer d' "historicistes", considèrent qu'il y a dans cette perspective des questions qui seraient philosophiquement obsolètes (ex : la question des anges, très développée chez Thomas d'Aquin), des conceptions qui seraient dépassées par le mouvement même de la philosophie (ex : la métaphysique pour le positivisme d' Auguste Comte), mais aussi des questions tout à fait nouvelles qui émergent historiquement (ex : celles du genre, de l'écologie, de la bioéthique, du transhumanisme...).
Au contraire, d'autres pensent (ce sont souvent des idéalistes, au sens philosophique de l'autonomie des idées) que rien en philosophie, contrairement à la science, n'est obsolète. Les questions sont pérennes, en surplomb (du point de vue de Syrius), les doctrines nous parlent toujours, elles sont seulement reprises, réactualisées. Socrate reste un modèle indépassable, Platon continue à nous inspirer (Ex : Alain Badiou), il y a encore des métaphysiciens comme Heidegger, des idéalistes malgré Marx, des théologiens malgré Nietzche... Et la philosophie a continué après Hegel, qui pensait qu'elle s'arrêtait avec lui. C'est l' anhistoricité et la continuité qui dominent ici...
En fait, on le voit, toute histoire de la philosophie implique une philosophie de l'histoire (l'histoire est-elle totalement contingente ? Ou au contraire a-elle un sens - direction et signification. Si non pourquoi ? Si oui lequel ? Va-t-on ou non comme en science vers "plus de vérité" ?). Une histoire de la philosophie implique une "philosophie de l'histoire", qui a elle-même sa (ou ses) philosophie(s), qui sont en tant que telles soumises à discussion : il y a par exemple en histoire de la philosophie des idéalistes et des matérialistes etc. Et il y a une "histoire de l'histoire de la philosophie"...
Peut-on enseigner la philosophie sans l'histoire de la philosophie ? Question difficile aux réponses didactiques contradictoires ! Tout dépend de la conception que l'on a de la philosophie, du philosopher, de l'histoire de la philosophie, de la philosophie de l'histoire, de la philosophie de l'histoire de la philosophie (Voir le livre de M. Guéroult1, de l'enseignement de la philosophie et de la didactisation du philosopher...
(1) : Dianoématique, livre II : Philosophie de l'histoire de la philosophie, Aubier, 1979.