Revue

Compétence argumentative et interprétative en philosophie

I) Philosophie et langue naturelle

La question de la langue a jusqu'ici été relativement peu abordée dans les études sur les modalités du travail philosophique. On parle souvent de "langue philosophique" pour l'opposer au langage courant ; mais on entend par là simplement l'usage de termes plus ou moins techniques que la philosophie, comme toute discipline, a forgés au cours de son histoire. Il s'agit d'une question de vocabulaire ; or celui-ci s'apprend aisément, et il ne modifie pas fondamentalement l'usage qu'on fait de la langue.

Dans les discussions à visée philosophique pratiquées à l'école et au collège, cette question est pourtant essentielle. Assurément, "apprendre la philosophie (ou à philosopher)" n'est pas apprendre une langue étrangère, comme on pourrait le soutenir pour les mathématiques, dont le degré de formalisation est très élevé et nécessite un apprentissage dès les premiers pas. Mais pour autant, "entrer en philosophie" implique ou entraîne un nouveau rapport à la langue, qu'il faut préciser pour mieux en apprécier les retentissements, et surtout les difficultés. Ce faisant, on sera conduit à modifier la conception qu'on se fait du philosopher, et notamment des compétences qui sont mises en oeuvre dans cette pratique.

Toute discussion philosophique ou à visée philosophique se situe d'abord dans l'élément de la langue naturelle, c'est-à-dire ce qu'on appelle "la langue de tous les jours". L'usage courant du langage déploie et manipule des significations, c'est-à-dire des unités présentant, comme le dit Saussure, un double aspect - signifiant et signifié, "qui sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre"1. Chacun, dans la vie quotidienne, à tout moment et à tout propos, utilise des termes dont on peut dire qu'ils ont un caractère "philosophique". Chacun - à commencer par les enfants - est amené à s'exclamer : "Ce n'est pas juste !", "Quel bonheur !", "Enfin libre !", etc. Justice, bonheur et liberté sont des termes que les philosophes emploient, étudient, analysent. Mais lorsque nous utilisons ces mots couramment, nous ne sommes pas pour autant philosophes. Nous manions des significations que nos interlocuteurs comprennent immédiatement parce qu'ils parlent la même langue, mais qui ne font l'objet d'aucune définition préalable. Nous n'avons pas besoin de consulter le dictionnaire pour les comprendre.

La discussion à visée philosophique commence lorsque ces significations courantes sont prises pour objets de réflexion. On se demande, par exemple : "Qu'est-ce que la justice ?", "Qu'est-ce que le bonheur ?", "A quelles conditions peut-on dire qu'on est libre ?". La philosophie a commencé ainsi : dans les dialogues platoniciens, Socrate pose ce genre de questions et en discute avec ses interlocuteurs. La langue utilisée n'est pas foncièrement différente de la langue de tous les jours. C'est ce qui leur permet de passer si facilement de spéculations dialectiques ardues à des plaisanteries comme celles qu'on échange dans un banquet ou sur une place de marché.

II) Les deux paradigmes du philosopher

A partir de là, la discussion peut s'orienter dans deux directions. En premier lieu, on peut s'interroger, seul ou à plusieurs, sur ce que ces significations primordiales et spontanées recouvrent. Peut-on les préciser, en donner une définition, déterminer des propriétés permettant de les caractériser par rapport à des significations voisines (justice / égalité / équité ; bonheur / plaisir ; liberté / autonomie, etc.) ? Il s'agit ici de travailler sur les significations de la langue naturelle pour les transformer peu ou prou en concepts.

Ce travail peut aller plus ou moins loin : selon la durée et la qualité de la réflexion collective, des zones de flou subsistent, des ambiguïtés demeurent ; les définitions ne sont pas pleinement rigoureuses ni exhaustives. Les concepts auxquels on aboutit seront toujours provisoires ; ils n'auront pas l'exactitude du concept de cercle (en mathématiques), de force (en physique), ou de vertébré (en biologie). Mais ils dépasseront déjà le stade des significations originelles vers une détermination qu'on peut dire, sinon conceptuelle, du moins conceptualisante. A l'issue de la discussion, si elle a été fructueuse, on y verra plus clair ; on évitera ou dissipera certains malentendus ; on aura abandonné certaines illusions - par exemple confondre la justice avec le simple partage égal, ou la liberté avec la simple possibilité de faire ce dont on a envie.

Comme l'a montré Michel Tozzi (Tozzi, 1994), ce travail de conceptualisation passe par certaines opérations intellectuelles comme la problématisation (il faut se poser des questions pertinentes pour penser un concept) et l'argumentation (il faut justifier rationnellement les propriétés qu'on attribue à un concept).

Est-ce tout ? Le travail philosophique se réduit-il à cette tâche, qui est déjà considérable ? L'expérience montre que non. Les discussions sur la justice, comme en attestent notamment les débats animés par Michel Tozzi à l'UNESCO (Simon et Tozzi, 2017) ne se limitent pas à réfléchir sur les différentes acceptions du mot "juste" et les conditions pertinentes de leur emploi. De manière imprévisible et déconcertante interviennent des moments où font irruption des remarques d'un autre ordre, qui ne relèvent pas de l'élucidation conceptualisante.

Ces remarques surgissent souvent après des apories rencontrées dans le "travail du concept" : comment être juste quand on ne peut pas procéder à un partage égal ou équitable ? Comment vouloir rendre heureux les autres si chacun a sa propre conception du bonheur ? Comment comprendre l'affirmation paradoxale et provocante de Sartre : "On n'a jamais été aussi libre que sous l'Occupation" ?

Ce qui émerge alors, ce sont des considérations qui ne formulent plus une thèse ou une hypothèse, qui n'avancent plus des arguments ou des contre-arguments, des exemples ou des contre-exemples. Elles évoquent des situations où ce qui compte, c'est moins ce qu'on fait que ce qui est ressenti, d'une manière qui n'est jamais totalement élucidable ou conceptualisable. Quand un enfant de neuf ans, par exemple, dit : "Le bonheur ça se vit et le plaisir ça se ressent" (Lenoir 2016, p. 181), on est fondé à s'interroger sur la pertinence de cette distinction. Si on la considère d'un point de vue strictement conceptuel, on serait tenté de la rapporter à une opposition entre l'action et la sensation, le pragmatique et l'affectif : le bonheur serait de l'ordre de l'agir ("ça se vit") tandis que le plaisir serait de l'ordre du ressenti, c'est-à-dire de la passivité. Mais cette distinction semble peu pertinente : pour dire qu'on est heureux, il faut bien le sentir d'une manière ou d'une autre ; et inversement on peut rechercher activement le plaisir et bouleverser le monde pour le trouver. On n'est donc plus ici dans une distinction conceptuelle, mais plutôt dans l'expression d'une nuance, de degrés dans une échelle continue échappant aux caractérisations traditionnelles.

Ces questions ne relèvent ni de la signification (langage courant) ni du concept (langage scientifique et/ou rationalisant). Elles renvoient à quelque chose comme un sens du bonheur, qui serait à démêler d'autres sens voisins très proches, voire carrément entremêlés. "Sens" ici ne doit pas être pris comme un synonyme de signification - souvent les deux termes sont employés l'un pour l'autre. Il faudrait plutôt l'entendre dans son acception originelle, c'est-à-dire spatiale. Elle indique une direction (haut/bas, droite/gauche, etc.), c'est-à-dire un repère pour s'orienter dans un monde multi-dimensionnel ; et elle évoque aussi une idée de mobilité : la notion de sens s'emploie fréquemment pour désigner la direction d'un mouvement. Autrement dit, elle ne qualifie pas les caractéristiques d'un objet, mais plutôt les déplacements et les intentions d'un sujet. Elle ne désigne pas une catégorie ou une espèce au sein d'un genre, mais une visée. Quand l'enfant oppose le bonheur "qui se vit" au plaisir "qui se ressent", il n'opère pas une distinction entre deux types de vécus, comme celle qu'un biologiste pourrait faire entre deux vertébrés, par exemple le chien et le loup. Il indique plutôt une finalité ou une exigence : le bonheur tend à envahir toute la vie, il devrait imprégner tous les aspects de celle-ci, dans le temps comme dans l'espace ; tandis que le plaisir tend à se concentrer sur un point précis, une zone précise du corps (on parle de "zones érogènes") et il est d'autant plus intense qu'il est plus localisé.

Emerge ainsi un second paradigme du philosopher. A côté du paradigme conceptualisant qui a été jusqu'ici dominant, se profile une autre dimension, plus discrète, plus difficile à caractériser. Elle concerne le vécu, non dans sa réalité psychologique immédiatement donnée qui fait l'objet de catégories conceptuelles plus ou moins adéquates (passion / volonté, désir / besoin, conscience / inconscient, intellectuel / affectif, etc.) mais comme intentionnalité , c'est-à-dire comme projet, sortie de soi ou, pour employer le vocabulaire de la phénoménologie, ek-stase, visée de ce qui n'existe pas encore mais aspire à être.

III) Le philosopher comme activité herméneutique

Cette sphère du sens (par opposition à celle des significations) est par excellence la cible d'une activité herméneutique ou interprétative. Le sens, contrairement à la signification ou au concept, est par principe plurivoque, multiple, disséminé, ambivalent. C'est pourquoi il se développe d'une manière privilégiée par la voie de la métaphore, c'est-à-dire de l'analogie. De nombreuses recherches récentes, et notamment celles de D. Hofstadter et E. Sander (2013), ont montré à quel point l'analogie est "au coeur de la pensée" ; elle précède et fonde l'activité conceptuelle et signifiante.

De cette importance on trouve un bel exemple dans un atelier animé par Michel Tozzi avec des collégiens sur le thème : "D'où viennent les pensées ?". La discussion débute par un travail essentiellement conceptualisant, qui permet d'élaborer des distinctions comme dehors / dedans, penser / réfléchir, penser / rêver, etc. Mais un tournant se produit quand l'un des participants bascule du registre de l'argumentation dans celui de la métaphore : "Les souvenirs, c'est comme une immense archive et quand on pense, c'est qu'on va se déplacer d'un dossier à l'autre".

L'animateur suggère alors que chacun réfléchisse une minute puis propose "une image de ce que c'est que penser" en disant : "Penser, c'est comme...". Cette consigne suscite une série d'énoncés dont voici quelques uns (nous mettons en gras les commentaires qu'ils nous inspirent) :

  • "Penser, c'est comme rêver" (remise en question d'une distinction antérieure)
  • " Penser, c'est comme une voie lactée (...) parce qu'une voie lactée c'est immense, plein de petites planètes, et les petites planètes ce sont les pensées" (idée d'immensité et d'infinité, mais aussi de complexité)
  • "Penser c'est soit déplacer et utiliser des dossiers qu'on a dans la tête (...) ou ça peut être des rouages : l'un va se mettre à faire fonctionner un autre qui va en faire fonctionner un autre" "C'est comme un engrenage", "comme une horloge" (idée d'un mécanisme avec des rapports d'interdépendance entre les éléments)
  • "Penser c'est comme un nuage, c'est flou, c'est pas très net, c'est pas palpable" (idée de fluidité, d'instabilité, d'insaisissabilité).

On le voit, le passage de l'analyse conceptuelle à la production métaphorique enrichit considérablement la discussion et l'entraîne dans un registre radicalement différent. Du point de vue strictement conceptuel, les analogies de l'engrenage, de l'archive et du nuage sont contradictoires : la première relève d'un déterminisme rigoureux d'éléments en interaction dynamique, la seconde d'une accumulation statique de données coexistant sans interaction (chaque dossier à côté des autres), la troisième d'une réalité impalpable et réfractaire à toute caractérisation ou délimitation. D'un point de vue logique, elles sont incompatibles. Et pourtant, les trois sont convoquées pour approcher le phénomène de la pensée, dans une relation à la fois de tension (il faut tenter de penser leurs contradictions) et de complémentarité. On n'a plus ici des significations stricto sensu, mais des sens, c'est-à-dire des tendances, des inclinations de la réflexion à suivre une pente qui la mène d'une image à l'autre, selon un processus que Bachelard a bien décrit.

Conclusion : le droit à la philosophie et la compétence interprétative

Que signifie "le droit à la philosophie pour tous", qu'exprime le slogan "Tous philosophes !", qui inspire ce qu'on appelle les nouvelles pratiques philosophiques ? On peut l'entendre de deux façons.

1) On peut d'abord y voir un développement ou prolongement de la philosophie des Lumières. De Diderot à Kant en passant par Condorcet, elle proclame le droit de tous à la connaissance rationnelle (" Sapere aude !"), à la capacité de juger et critiquer les conceptions qui s'offrent au citoyen dans le cadre d'une société démocratique ou républicaine. Ce droit constitue la condition sine qua non de la citoyenneté, qui implique la capacité de chacun à exprimer et défendre ses idées (ou sa personne) face aux autres et surtout face aux pouvoirs établis.

En ce sens, ce droit s'enracine dans l'émergence grecque de la démocratie. L'égalité devant la parole (cf. Breton 2003), l'accès de tous à l'argumentation conditionnent la possibilité d'un débat démocratique (sur l'agora) ou judiciaire (dans les tribunaux). On privilégie tout naturellement les compétences argumentatives : conceptualiser, problématiser, démontrer. Elles permettent une démocratie délibérative au sens où l'entend Habermas, c'est-à-dire une société où chacun peut justifier ses idées, les fonder en raison, poser les bonnes questions (esprit critique). Le droit à la philosophie est alors très proche du débat scientifique, où il s'agit aussi d'énoncer des thèses, de construire des concepts, de vérifier des hypothèses.

2) Mais on peut aussi y voir l'expression d'un " devoir de réflexivité ". Il s'agit en ce cas, non plus d'abord d'un enjeu de citoyenneté, mais d'un exercice de la subjectivité avant tout usage politique ou juridique de la pensée. La question est alors de donner sens au monde dans lequel la subjectivité est jetée. La subjectivité ne se situe plus dans une perspective pragmatique (discerner le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l'injuste pour mieux agir en société) mais dans une perspective herméneutique : déchiffrer les sens latents du monde pour discerner ce qui est intéressant, fascinant, attirant, inquiétant, sublime, etc.

Dans cette acception, le "droit à la philosophie" ne privilégie plus tant les compétences argumentatives que les capacités interprétatives. Philosopher ne signifie plus seulement énoncer une thèse et rechercher des preuves de sa vérité. Philosopher signifie : comprendre le monde et moi-même avant toute préoccupation d'action, tout souci de conservation de soi et de maîtrise des choses. Bref, en dehors de toute considération vitale ou sociale, scientifique ou politique.

Les deux approches ne sont évidemment pas incompatibles. Il n'y a pas à choisir entre l'une et l'autre, mais plutôt à déployer ces deux paradigmes dans l'exercice des pratiques philosophiques.

N.B. - Le texte ci-dessus est extrait d'un ouvrage à paraître chez Vrin à la rentrée 2018 : Philosopher à tout âge, approche interprétative du philosopher.

Cet ouvrage développe et illustre les idées exposées dans cet article. Il est suivi de dix fiches qui proposent des activités selon la double approche interprétative et argumentative. Elles sont susceptibles d'être pratiquées aussi bien par des enfants que par des élèves des classes de philosophie de Terminale et des adultes.


(1) Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1964, p. 99.

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