Revue

Le clown, une expérience de philosophie et de liberté à faire vivre aux enfants

Introduction

A travers son authenticité et sa présence, le clown s'engage à aller au bout de ses ressentis et de ses gestes physiques. C'est en s'engageant dans des choses particulièrement simples et extrêmement petites, qu'il manifeste ainsi une profondeur d'esprit et une philosophie de vie qui font rire le public parce que celui-ci se reconnaît dans ce que l'acteur fait.

Le clown a cette particularité de développer une intelligence sensorielle qui le met en phase avec lui-même et qui lui permet de dépasser les tabous de la société, de l'éducation et de la culture. C'est son langage corporel qui parle en premier et qui le laisse vivre une expérience authentique et ancrée dans le présent. Avec lui, le public découvre tout le monde du sensible.

Ses yeux reflètent ce qui s'agite dans l'âme humaine et manifestent un accord total entre ce qu'il vit à l'intérieur de lui-même et ce qu'il nous livre à travers son regard. Il s'agit de s'offrir complètement et intégralement au public. Celui-ci va se trouver saisi par ce regard, et sera entraîné à vivre la philosophie du clown à l'intérieur de lui-même. Toute cette philosophie réside dans l'intensité du regard, qui va engendrer l'émotion et créer un lien profond entre le clown et les spectateurs. Quand ceux-ci rient, le clown s'imprègne de cette force et s'en sert comme tremplin pour amplifier ses sensations et aller à l'extrême de ce qu'il fait. Il est important de souligner que le silence constitue également une forme de soutien à l'acteur.

Le clown nous offre pleins de saveurs à explorer avec gourmandise, il nous donne les clés de la posture corporelle, de l'être humain en général et de l'acteur en particulier. Il nous apprend à être conscients de ce qui est inconscient, à être attentifs à tout ce qui se présente à nous. L'essence de son jeu ne provient pas de ses représentations mentales, mais de sa spontanéité et de son expression corporelle.

I) Le clown, sur la voie de la pensée

A travers son travail théâtral, le clown peut aider chacun à la pensée du corps. Cette incarnation de la pensée dans le corps nous rapproche de la pensée du corps propre chez Merleau-Ponty. En effet, celui-ci se met à penser à partir de sa propre incarnation au monde. Il décrit notre expérience originaire de la spatialité, sans y introduire l'extériorité. Il montre que l'espace peut être différent d'une simple juxtaposition des choses extérieures les unes aux autres, et repense la vision que nous avons d'un environnement bien déterminé, autrement que comme la représentation que se donne un sujet sur l'objet et qui lui demeure extérieur.

De plus, le corps humain constitue le véhicule du clown. Il est sans cesse dispersé par les différentes impressions qu'il reçoit, éclaté entre le passé, le présent et le futur, soumis à ses habitudes, ses envies et ses humeurs.

François Cervantès dit qu'"il guide l'acteur pour que les sensations descendent plus profondément, de la rétine vers le centre, du tympan vers le centre, de la peau ou du système nerveux vers le centre... Il y a un moment où toutes les sensations se "rejoignent" en un lieu central, quelque part sous le nombril, dans le ventre. A ce moment-là, il se passe quelque chose qui est "une vision". L'acteur "voit". La vue, l'audition, le toucher... se transforment en un seul sens qui serait le "Voir". Tout le corps "voit". C'est le moment où l'intérieur commence à sortir au-dehors, où l'être intérieur arrive sur scène"1.

Le clown n'existe qu'au moment où il entre en scène, dans la lumière du regard et dans l'ouverture et le trouble sensible de chaque spectateur. Le public se trouve intégralement happé par l'émotion et libère son rire.

Le grand art, selon les hommes de théâtre, c'est d'atteindre en même temps tous les niveaux du comique. Le clown a en effet besoin de sentir tout son public ensemble avec lui. Il est "un solitaire qui cherche des solidaires" comme le dit Pierre Etaix.

Catherine Germain écrit : "je reçois le rire du public comme un élixir puissant, une langue ancienne enfin délivrée et qui me soulage d'un coup. Tous ces corps dilatés donnent de la vie à ma vie". C'est ainsi que le rire, nous dit Cervantès, "redevient la véritable langue vivante qu'il a toujours été. C'est un courant ancien et fluide qui relie le corps à ses origines et repousse d'un coup les certitudes, tout ce qu'il y a de plus anguleux et rigide à l'intérieur. Comme dans une transe où le noyau de l'être est à vif"2. La pièce n'est pas un spectacle comme un objet que l'on regarde ou consomme passivement, mais au contraire, c'est le spectateur qui fait le spectacle.

II) Un clown est dans l'agir

C'est un drôle de personnage, profondément humain. Ruth dit : "le clown c'est redoutable parce que c'est plus moi que moi-même quelque part." Chaque personne a, en elle, un clown à découvrir. Grâce à un travail guidé, il est possible de le trouver et de trouver son expression. Il permet dans un premier temps un développement personnel indispensable avant de pouvoir se servir de son clown dans un but théâtral. Le clown est alors un personnage que l'on découvre en soi et que l'on va utiliser pour jouer. Un personnage fictif qui fait partie de soi Grâce aux fondamentaux du clown, chacun peut découvrir et développer ses capacités d'expression, d'écoute, de création. Acquérir un nouveau langage vocal et corporel, se sentir plus à l'aise dans son corps, repérer ses états d'être et apprendre à les maitriser. Aller à la rencontre de son propre clown, venir contacter ses émotions, développer son imaginaire. C'est une rencontre avec soi-même, une étonnante rencontre.

Sur scène, c'est l'identité du clown qui se livre à nous, une identité éminemment philosophique empreinte des questions de la vie et de l'humanité. Comme modèle philosophique, il transforme les choses insignifiantes ou presque en une vérité générale, une évidence, une possibilité générale de l'existence.

III) Exemple d'art clownesque pratiqué avec des enfants de la grande section de la maternelle

Les ateliers de clown de théâtre visent à faire apprendre aux enfants les fondamentaux de la technique du comédien : différencier l'espace (espace scénique et espace du public, espace des coulisses et espace scénique), différencier les rôles (acteur et spectateur), avoir une conscience de son propre corps : tout d'abord, en partant de la tenue neutre du comédien, il s'agit d'essayer de ne faire aucun mouvement parasite, tout en ayant conscience de sa propre respiration. Le but étant d'être détendu, les pieds posés à plat, se sentant ancré au sol, l'enfant apprend ainsi à se sentir ouvert et disponible à ce qui se passe autour de lui. Puis, en isolant différentes parties du corps : la tête, le cou, les épaules, les bras, le bassin, les chevilles. Les enfants font bouger doucement chaque partie pendant que le reste du corps ne bouge pas, les pieds un peu écartés, posés au sol.

L'enfant apprend également à se familiariser avec les règles du clown :

  • règle n°1: le clown regarde le public. Les enfants découvrent la technique du regard-public ;
  • règle n°2 : le clown est dans un état ou ressent des émotions. Il s'agit de découvrir le travail du comédien (comment mettre en scène une émotion ?) et de s'exercer aux gammes des différentes émotions : ce n'est pas ce que le clown dit ou fait qui est drôle, mais ce qu'il ressent.
  • règle n°3 : le clown joue, il s'amuse de tout. Les enfants s'exercent à différentes démarches : il s'agit d'une mise en jeu du corps. L'objectif consiste à accentuer les caractéristiques de son propre corps, ou se transformer en démarches typiques. Cet exercice fait naître différentes émotions avec lesquelles les petits clowns vont pouvoir jouer. Et inversement : comment chacun marche quand il ressent telle ou telle émotion ? Quelle émotion et quel jeu naissent de sa rencontre avec l'objet ?

Chez le clown, le corps devient émotion, le geste, un poème. C'est ce qui permet à l'art clownesque d'être universalisable. Le corps a un langage pour exprimer l'état dans lequel il se trouve, et chacun est invité à trouver sa propre expression. Le clown a en plus de son corps, les expressions du visage et le son, les bruitages, pour exprimer son émotion (l'animatrice met à disposition des enfants des objets, des morceaux de musique, le dé des émotions pour stimuler leur créativité et les amener à exprimer leurs émotions).

Il est donc question d'humanité dans ces moments clownesques où règne une grande qualité humaine qui se traduit par la tendresse, l'amour, la compassion, l'empathie, le sourire et le rire également.

Le clown est ainsi une matrice philosophique en vertu de ses actes. En amont de ceux-là surgit plus intensément encore l'étonnement. Celui-ci scelle la parenté entre la philosophie et l'art. Le clown s'étonne de tout ce qui nous entoure, et qui est devenu paralysé à nos yeux ; il est réceptif au moindre détail, il en fait un événement. La philosophie de son côté débute avec l'étonnement et transforme n'importe quelle évidence en problème, lequel risque bien de rester insoluble.

Bref, clown et philosophie... une histoire sans fin qui ne demande qu'à être pensée, vécue et éclatée...


(1) François Cervantès et Catherine Germain, Le Clown Arletti, vingt ans de ravissement, Paris, Magellan et Cie, 2009, p. 14.

(2) Idem., p. 133.

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