Revue

Compte-rendu de la journée de professionnalisation des acteurs sur "Sens et pratiques de la discussion à visée philosophique" (1er février 2018, Lycée d'Etat Jean Zay, Paris)

Plan National de Formation du Ministère de l'Éducation Nationale

Plan National de Formation du Ministère de l'Éducation Nationale

Intervenants en plénière

  • Emmanuèle Auriac-Slusarczyk, maître de conférences, ESPE de Chamalières, Université Clermont-Auvergne, laboratoire Acté (Activité, Connaissance, Transmission, Éducation)
  • Frank Burbage, inspecteur général de l'éducation nationale, doyen du groupe de philosophie
  • Edwige Chirouter, maître de conférences en philosophie et sciences de l'éducation, Université de Nantes, titulaire de la Chaire UNESCO: "Pratiques de la philosophie avec les enfants: une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale"
  • Anne Duhamel, inspectrice d'académie - inspectrice pédagogique régionale, académies de Nantes et de Rennes
  • Anne Lalanne, inspectrice de l'Education Nationale à Millau
  • Christophe Marsollier, inspecteur général de l'éducation nationale, groupe établissements et vie scolaire
  • Paul Mathias, inspecteur général de l'éducation nationale, groupe de philosophie
  • David Muller, adjoint au chef du bureau des contenus d'enseignement et ressources pédagogiques (DGESCO)
  • Michel Nesme, inspecteur d'académie - inspecteur pédagogique régional de philosophie, académies de Lyon et de Grenoble

"Une journée aventureuse, qui a finalement réussi à voir le jour". Telle est la première mention qui sera faite par Christophe Marsollier pour qualifier cette journée du Plan National de Formation sur le sens et les pratiques de la discussion à visée philosophique. Les objectifs de cette journée : faire le point sur ce qu'il est convenu d'appeler "discussion à visée philosophique" - alors qu'un nombre croissant de pratiques diverses font surface - tout en offrant un espace d'échange pour partager ses expériences, faire part de ses interrogations, exposer ses problèmes et proposer des repères ou ressources, tant pour les praticiens que pour ceux qui souhaiteraient se lancer.

L'allocution d'ouverture est confiée à David Muller. Selon lui, le questionnement, la recherche coopérative, la confrontation d'idées permis par la pratique de la discussion à visée philosophique (ou DVP) répond à la réalisation concrète d'un des savoirs fondamentaux, qui devraient être au coeur de toute politique d'éducation: lire, écrire, compter et respecter. Une pratique permettant ainsi de former des citoyens libres et responsables, autonomes et éclairés, capables de faire preuve de discernement. La DVP serait un vecteur de développement de l'esprit, favorable à une pensée libre et critique, en étant à la fois un principe (l'école ne peut prétendre éduquer que des esprits libres et critiques) et une des finalités de l'école (l'école se doit de favoriser le développement de cet esprit libre et critique chez ses élèves). Une telle ambition suppose toutefois que les enseignants intègrent ces deux axes à leurs propres pratiques, la DVP étant "un art délicat, un exercice difficile", qui nécessite un changement de posture de ces derniers.

Une enquête menée après 2015, soit l'année d'entrée en vigueur du programme d'enseignement civique et morale, révèle que la DVP est pratiquée de manière beaucoup moins régulière que le débat. En effet, les professeurs ayant pris part à l'enquête ont jugé cette nouvelle pratique parfois trop ambitieuse avec des jeunes élèves, reflet d'une forte demande en termes d'accompagnement et de formation. Par ailleurs, pour un des enseignants interrogés dans le cadre de cette enquête, l'esprit du programme demande en effet un changement de posture et un certain temps d'adaptation. Muller soutient qu'il faut continuer à nourrir cet accompagnement, didactique et pédagogique, auprès des enseignants, afin qu'ils puissent mener à bien des séances de DVP. C'est dans ce sens que cette journée doit permettre à chacun tant de réfléchir aux méthodes de mise en place de la DVP que d'enrichir ses connaissances pour porter le discours dans les différentes académies.

La journée commence avec la présentation de Christophe Marsollier, sur les enjeux des pratiques de discussions à visée philosophique. De son point de vue, la DVP n'est certainement pas une pratique simple et doit répondre à des exigences particulières. Évoquant la propension des jeunes enfants à se retrouver animés par des questions d'ordre existentiel, Marsollier pointe du doigt un modèle de communication "traditionnel" omniprésent (que cela soit dans le cadre familial ou scolaire), au sein duquel la relation entre l'adulte et l'enfant est souvent injonctive, dominée par une logique de questions (par les adultes) - réponses (par les enfants). Une réalité qui, selon Marsollier, mérite d'être soulignée et interrogée.

Si pratiquer la DVP introduit certes une rupture par rapport à la relation pédagogique classique et qu'il est nécessaire de laisser le temps aux enseignants de repenser cette dernière, il est toutefois primordial de ne pas passer à côté de cette opportunité. En effet, bien qu'au fil de leur cursus, les élèves soient régulièrement amenés à rencontrer des situations les exposant à des questions complexes, interdisciplinaires voire même transdisciplinaires (d'ordre épistémologique, métaphysique, éthique ou politique), un grand nombre d'enseignants hésitent à s'engager sur ces terrains, par manque de temps ou tout simplement par précaution. Un résultat qui est à déplorer puisque ces grands questionnements, malgré leur importance fondamentale pour les élèves, sont le plus souvent ignorés du corps enseignant.

Marsollier évoque trois grands enjeux psychologiques liés à la DVP, lesquels exigent selon lui certaines précautions minimales. Premièrement, cette pratique doit pouvoir favoriser le processus d'individuation, qui permet à l'enfant d'être à la source de sa propre pensée, en "permettant à tout enfant de faire l'expérience irremplaçable d'être à la source de sa propre pensée, autrement que sur un mode scolaire" (Lévine J., L'enfant philosophe : avenir de l'humanité ? Paris, 2008). Deuxièmement, la DVP doit permettre d'éveiller la conscience de l'enfant vis-à-vis de son potentiel réflexif et de "se vivre dans le groupe avec le statut d' interlocuteur valable" (Lévine, 2008). Troisièmement, elle doit soutenir et renforcer l'estime de soi de chaque enfant dans son rapport aux questions existentielles et universelles, sur la condition humaine, mais également aider les enfants et adolescents les plus vulnérables à renforcer, voire reconstruire, leur résilience. Parmi les précautions à observer, il s'agira notamment de créer des espaces appropriés et des temps suffisants afin de permettre à l'élève de penser par lui-même, d'aménager une atmosphère solennelle, d'intensité et de convivialité, de faire respecter des règles éthiques minimales, d'encourager l'élève à penser par lui-même et d'être en présence, en pratiquant une écoute bienveillante et exigeante.

Marsollier poursuit avec une liste d' enjeux cognitifs et langagiers se trouvant au sein de la pratique de la DVP, tels que la capacité à douter, remettre en question, exprimer son étonnement, apprendre progressivement à formuler des questions existentielles, savoir formuler ses propres idées, penser par soi-même, construire des vérités avec les pairs dans l'intersubjectivité. Ces divers éléments favorisent l'éveil de la créativité cognitive, le développement des habiletés de pensée et permettent de faire la différence entre ce qui est objectif et subjectif, de justifier ses choix, de confronter son jugement avec celui d'autrui, de se détourner de l'opinion et de la croyance, ainsi que de dépasser les préjugés par le raisonnement. Ici, le rôle de l'enseignant est de donner la possibilité aux élèves de s'émanciper du modèle de la réponse pour développer une culture de la question, soit susciter des interactions dialogiques, en apprenant à problématiser, conceptualiser, argumenter.

Marsollier continue sa présentation avec un autre enjeu, qui concerne l'élaboration d'une culture de l'esprit critique chez les élèves. Un art du doute, un exercice de vigilance continuellement à ré-entreprendre pour déterminer ce dont il y a lieu de douter et jusqu'à quel point, à considérer comme une condition de la création de son propre savoir et de ses propres choix d'existence, pour chaque individu. Les enjeux d'une culture de l'esprit critique seraient en ce sens de favoriser l'émergence de la curiosité intellectuelle comme vertu, d'exercer son discernement à l'égard des influences extérieures et ainsi de faire un usage éclairé des médias tout en conduisant sa vie selon un principe d'autonomie.

Des enjeux relatifs à la citoyenneté et au vivre-ensemble sont ensuite listés par Marsollier : penser à sa place dans le monde, discuter de questions existentielles et universelles, sur le sens de la vie, le sens du monde, se poser des questions sur la condition humaine, créer des liens entre la dimension individuelle et la dimension universelle, interroger ses valeurs personnelles et faire partager les valeurs de la République, être capable d'identifier des faits, des situations qui posent des dilemmes moraux, s'ouvrir, s'intéresser à des points de vue, des arguments différents des siens (accepter les différences, reconnaitre l'altérité, la diversité, l'étrangeté), devenir des citoyens libres et responsables, développer l'exercice d'une citoyenneté démocratique et éclairée, s'engager dans des temps de décentration de soi, comprendre le sens des émotions, leurs fondements moraux et leurs enjeux éthiques, renforcer l'altruisme et résister à la tentation du repli sur soi et du rejet de l'autre. De manière plus empirique, se basant sur une étude qu'il a mené en 2011 dans les académies de Lyon et de la Réunion concernant l'impact de la DVP sur les élèves, Marsollier avance le constat suivant : la pratique régulière de la DVP permet un accroissement notable du respect des élèves entre eux et du respect des règles de vie.

Ces considérations exposées, les difficultés rencontrées par les enseignants dans leur pratique ont également été considérées au cours de cette enquête, comme par exemple, de faire s'exprimer tous les élèves, d'éviter les récits d'élèves anecdotiques, de susciter l'écoute entre élèves ou encore, d'élever le niveau du débat. Pour Marsollier, les différents enjeux évoqués ne peuvent être atteints qu'à certaines conditions : une fréquence suffisante, le respect des règles minimales sécurisant et garantissant la possibilité d'une discussion, des temps métacognitifs sur les difficultés rencontrées et les compétences en construction, des liens à opérer avec les savoirs et compétences disciplinaires, une posture de l'enseignant qui invite l'enfant à clarifier son opinion, à approfondir ses arguments, à définir un mot, à articuler clairement ses points de vue, la recherche de la cohérence, la formulation des hypothèses, le fait de s'appuyer sur des critères, mais aussi une vigilance à l'égard des risques de dérives (conversation, relativisme négatif, démagogie, doxologie).

La matinée se poursuit avec un temps d'échanges entre allocuteurs et auditeurs. Muller reprend la parole pour lancer la discussion, en commençant par marquer son accord avec un des constats mentionnés par Marsollier : l'institution scolaire n'est pas suffisamment dialoguante et pâtirait d'une modalité de la transmission. Transmission certes importante, mais dont la forme devrait être revue. Pour lui, quatre points de réflexion sont à considérer.

Le premier concerne la question morale et cognitive et la combinaison possible entre ces deux cultures: que faire si celles-ci ne s'harmonisaient pas ? Et si en cultivant des valeurs morales, on ne cultivait pas les valeurs intellectuelles ? Ou inversement ?

Le second point de réflexion à considérer trouve sa source dans ce célèbre énoncé de Kant, " penser par soi-même ". Une activité qui, dans son essence, ne pourrait se faire qu'avec les autres, avec une fréquentation certaine de l'altérité. À l'école, l'altérité se trouverait aussi dans les oeuvres, que cela soit des ouvrages, des textes, des musiques ou d'autres supports. Alors quid de ce débat de l'altérité au sein de la DVP ?

Sa troisième piste de réflexion porte sur les effets de la philosophie : sommes-nous certains que la pratique de la philosophie conduise au respect et aux valeurs de la République ? N'est-ce pas beaucoup demander à la philosophie que de produire cet effet-là ? La philosophie est-elle capable de proposer une cohérence entre l'ensemble de ces valeurs ?

Enfin, la dernière réflexion de Muller porte sur l'essence même du questionnement en philosophie. Si, en lien avec le constat de Marsollier, les modalités de la transmission scolaire ne sont pas assez dialoguantes, qu'en est-il de l'exigence de réflexivité ? Le propre d'un être de raison est d'avoir la capacité et le goût de la réflexion. Réfléchir serait plaisant, parfois amusant, parfois douloureux, mais, qu'est-ce que le fait de réfléchir aurait de proprement philosophique ?

Après avoir ouvert le débat avec ces quelques pistes de réflexion, la parole est donnée aux membres de l'assistance.

La première intervention est faite par une professeure de littérature. Selon elle, les enseignants cherchent la maîtrise, tant du contenu que de la dynamique de la classe et la DVP peut représenter une perte de cette maîtrise. Cette professeure soutient qu'il est nécessaire de donner confiance aux enseignants qui souhaitent se lancer, afin qu'ils puissent lâcher prise et adopter ce nouveau positionnement pédagogique, tout en évoquant la difficulté, selon elle, de didactiser l'oral, liée à la question des outils (notamment linguistiques) à donner aux élèves pour leur permettre d'entrer dans le débat.

En réponse à cette intervention, Marsollier évoque l'existence d'une littérature assez conséquente sur ce sujet. Il rejoint les propos de la professeure quant à la question de la formation, en précisant qu'il faut cerner les difficultés que rencontrent les enseignants, afin qu'ils puissent être dirigés vers des ressources et trouver des solutions aux obstacles ou difficultés rencontrés dans leur pratique.

Duhamel poursuit la discussion en évoquant le fait que des travaux, réalisés dans les années 80, ont permis de s'affranchir de cette disciplinarisation de la philosophie et de proposer des méthodes concrètes de mise en place de la DVP à destination des enseignants souhaitant mener des séances. Cette nouvelle pratique aurait de fait créé un espace "a-disciplinaire", pouvant servir aux autres disciplines et inversement.

La deuxième intervention est celle d'un professeur de philosophie de terminale. Ce dernier fait part de son scepticisme quant au fait que les enfants auraient d'emblée un point de vue et "l'opinion", selon lui, ne serait pas forcément un élément inné. Dans ce sens, le débat devrait être préparé en amont, parce que leur pensée ne serait pas tant argumentée sans ce temps de préparation.

En réponse à cette remarque, Marsollier affirme qu'il faut autoriser les enseignants à chercher des formes qui sont les leurs et à inventer, car l'essentiel est ce qui se joue dans la discussion même. Il ne faudrait pas faire du Lévine ou faire du Lipman, mais s'approprier ces méthodes et se servir de ces dernières en tant que repères, pour créer et développer des manières de faire personnalisées. Par ailleurs, si les enfants n'ont effectivement pas souvent d'avis, il serait envisageable, pour atténuer cela, de prévoir des échanges en plus petits groupes (afin que les plus timides osent s'exprimer ou se forger une opinion propre et non influencée par le grand groupe) ou de poser des questions qui ne font pas consensus. Utiliser des supports peut aussi aider à élaborer des réflexions plus étayées et diversifiées.

Anne Lalanne ajoute que cette pratique est beaucoup moins difficile que ce qui peut parfois être évoqué, même si l'enseignant doit effectivement adopter certains gestes professionnels, inhérents à ce dispositif, en lien avec les objectifs qu'il s'est fixé.

À la suite du visionnage d'une courte séquence vidéo, présentant une discussion à visée philosophique sur le thème de l'insulte, basée sur le modèle Tozzi, s'ouvre une table ronde animée par Anne Duhamel et avec pour participants Anne Lalanne, Michel Nesme, Emmanuèle Auriac-Slusarczyk et Paul Mathias. La question de départ est posée par Duhamel: "Sommes-nous face à une vidéo qui reflète ce qui se fait dans les classes ? Cela est-il une pratique habituelle ?"

Auriac-Slusarczyk, qui a examiné diverses pratiques de la DVP lors de différentes recherches scientifiques, répond en mentionnant que le contenu de cette vidéo en particulier n'est pas forcément représentatif de tout ce qui se fait et que cette méthode présente des choix caractéristiques de la méthode Tozzi, qui ne se retrouvent pas forcément dans toutes les méthodes.

Lalanne parle d'un dispositif rassurant pour les enseignants, car il permet de se raccrocher à une manière de faire cadrée.

Pour Nesme, il y aurait des conceptions très différentes de la DVP selon le groupe d'enfants concerné, les représentations des praticiens, etc., alors que, paradoxalement, une hétérogénéité nationale au sein de cette pratique semble être demandée. S'il questionne la légitimité du protocole, Nesme en profite pour préciser que cette dénomination "philosophique" ne correspond pas, selon lui, à ces pratiques, qui seraient aux antipodes de la philosophie.

Mathias poursuit sur les constats effectués en sa qualité d'inspecteur général de l'éducation nationale du groupe de philosophie. Il évoque dans un premier temps l'extension de la philosophie en lycée professionnel, se disant très favorable à un tel développement (en référence à une expérience réussie en 2006-2007, laquelle n'a pourtant reçu aucune suite). Il explique ensuite avoir constaté des pratiques "pathétiques", comme celle consistant à réunir des élèves autour de professeurs plein de bonne volonté, mais ayant, selon lui, laissé leur métier à la porte de la salle dans laquelle ils avaient réuni leurs élèves, ayant eu le sentiment d'observer une psychothérapie de groupe. Est-ce que l'expression et la libération de la parole sont les objectifs d'un enseignement de philosophie ?

Pour y répondre, Duhamel évoque l'importance qu'il y a pour l'institution scolaire de se poser la question de ce qu'elle veut faire de la parole de l'élève, afin d'éviter que les enseignants se retrouvent démunis face à cette dernière.

Auriac reprend la parole en faisant remarquer que le point de vue d'inspecteurs n'ayant fait que quelques observations de terrain ne donne pas une vision globale et précise que cela fait vingt ans qu'elle fait de la recherche pour se libérer de ces visions incomplètes. Elle mentionne également qu'au vu de la non-institutionnalisation formelle de cette pratique, les enseignants s'essayent sans être réellement ou suffisamment formés. Une contextualisation serait aussi nécessaire, dans le sens où les échanges du jour porte sur des pratiques inscrites dans une époque où ces dernières ne sont pas formalisées par une formation. Pour elle, des expérimentations sur du long terme sont nécessaires pour formaliser les intérêts de la DVP et mesurer les progrès, tant des élèves que des enseignants.

Pour Nesme, si l'on souhaite conserver une telle dénomination, il serait important de penser à la définition de la philosophie: la philosophie serait-elle une prise de parole tous azimuts ? Et serait-elle compatible avec l'assimilation d'acquis, s'il n'y a pas de juste ou de faux ? De son point de vue, des définitions vagues pourraient être assénées comme résultats indiscutables, ce qui risquerait de réenclencher le processus de préjugés et de non-remise en question de ce qui est mis en lumière par l'enseignant.

Rebondissant sur le propos de Nesme, Lalanne exprime la difficulté à donner une définition dite académique de la philosophie. Une idée se définissant souvent par ce qu'elle n'est pas, la philosophie ne serait ni de la psychologie, ni de la démocratie. Elle ne serait pas non plus qu'une simple démarche pédagogique, la DVP ne relevant pas d'un seul dispositif. Il faudrait ainsi baser la forme (soit la méthode employée) sur le fond (l'objectif visé), car la mise en place d'une unique manière de faire risquerait en effet d'enfermer les praticiens.

Pour clôturer cette table ronde, Mathias évoque la tradition des textes et des grands penseurs : pour pratiquer la philosophie, il faut d'abord apprendre à connaître la pensée des philosophes. Comme on apprendrait Thalès en mathématiques, il faudrait apprendre Platon en philosophie. Il y aurait ainsi une nécessité du travail de la mémoire, de la transmission et de la fidélité, en se référant à un corpus antique et contemporain. Loin d'être un enseignement doctrinaire, faire de la philosophie ne peut faire l'économie de la patience, étant un savoir constitué d'une multiplicité de traditions de savoirs. Une telle pratique devrait donc diffuser ces savoirs, même à de jeunes élèves, cette prétention à philosopher ne pouvant se passer de ce travail lourd et difficile de la tradition.

Après les ateliers thématiques, l'après-midi se poursuit avec l'intervention d'Edwige Chirouter, sur l'enfant, la littérature et la philosophie. Pour cette dernière, commencer à philosopher uniquement à partir de l'âge adulte est paradoxal vu le potentiel philosophique extrêmement riche résidant dans l'étonnement de l'enfant face au monde, de telle sorte qu'il n'y aurait pas d'âge pour se poser des questions d'ordre philosophique. Une occasion pour les enseignants travaillant aux cycles 2 et 3 que de s'emparer de ce potentiel philosophique déjà présent dès les plus petits degrés de la scolarité.

Chirouter mentionne également que les pratiques de la philosophie se développent sous des formes très diverses, partout dans le monde, d'où la création d'une Chaire UNESCO permettant une coordination internationale - une évolution notable, qui serait le reflet, à l'heure actuelle, d'un engouement quasi historique.

En présentant l'hypothèse de ses recherches (soit qu'on ne puisse apprendre à philosopher sans une médiation culturelle, permettant de problématiser et de mettre à distance la notion travaillée), Chirouter avance le fait que, les textes classiques de philosophie étant selon elle trop difficiles pour de très jeunes enfants, c'est grâce à la littérature de jeunesse qu'on leur permet d'avancer dans cet apprentissage exigeant et rigoureux. C'est parallèlement au développement de la philosophie avec les enfants que s'est fait connaître le développement d'une nouvelle littérature dite de jeunesse, qui aborde avec poésie, subtilité et complexité des questions existentielles. Si l'on se représente l'enfant comme un être ignorant et innocent, qu'il faut absolument protéger, l'impact sur la littérature qu'on lui propose est inévitable (Martine ou Tchoupi étant par exemple des albums représentatifs de ce genre qui laisse l'enfant en dehors des préoccupations des adultes). Pourtant, l'enfant est en prise avec le monde et sa complexité, ses problématiques (guerre, mort, chômage, pauvreté) et il lui est nécessaire d'interpréter des grands récits, pour donner du sens au monde qui l'entoure. Mais alors, quel est l'intérêt de mettre en place cette médiation via la littérature dans la pratique de la philosophie avec les enfants ? Chirouter soutient que la littérature ouvre à tous les possibles et nous permet de mieux comprendre le réel dans sa complexité, dans le sens que la fiction nous offre des expériences de pensée inédites, tout en facilitant la rigueur intellectuelle des échanges, en permettant une "bonne distance" (par le récit, par le personnage) entre l'affect, le personnel et l'abstrait, le conceptuel.

Chirouter mentionne aussi l'apparition récente d'un genre littéraire intermédiaire, entre le récit et les manuels de philosophie, constitué d'ouvrages avec une intention didactique, souvent rédigés par des philosophes, allant de livres explicatifs à des mallettes pédagogiques et permettant de donner des bases théoriques pour les enseignants qui pratiquent ou souhaitent pratiquer.

Chirouter termine sa présentation en se référant à Lipman et en mentionnant le fait que la pratique d'ateliers de philosophie avec les enfants donne le paradigme de ce que devrait être l'école dans son essence même, c'est-à-dire une "école de la pensée".

Suite à cette présentation, un nouveau temps d'échanges est proposé avec la salle. Des questions quant à la mise en place concrète de sa méthode, ou encore sur la production des traces écrites sont posées. Une question sur l'appréciation des différentes méthodes est aussi amenée :"Comment appréciez-vous les méthodes qui sont plus de l'ordre de la pratique de la DVP ou non ?". Chirouter précise qu'elle n'est pas partisane d'une catégorisation stricte des méthodes : il faut que l'enseignant se positionne par rapport à ses objectifs, en adéquation avec le programme et les valeurs de l'école, ayant ici une certaine forme de liberté pédagogique.

La journée se termine par un bilan de Frank Burbage, qui commence par mentionner deux différences, voire divergences, ressenties quant aux propos de Chirouter:

  • De son point de vue, il ne semble pas que l'essence de l'école soit philosophique, mais plutôt sensible et intellectuelle : elle serait la maison d'une culture du coeur et de la raison.
  • Les enfants ne doivent pas obligatoirement être confrontés aux horreurs du monde et il faudrait, dans leur intérêt, pédagogiquement prendre son temps.

Aussi, un socle solide pour la pratique (au lieu de s'en remettre à des méthodes incertaines qui seraient parfois en opposition) serait la collaboration entre collègues, dans le sens où il y aura toujours un collègue de philosophie prêt à discuter en amont de l'animation, étant à la fois une aide pour la préparation et un interlocuteur pour faire des retours de manière réflexive a posteriori.

Pour Burbage, trois observations ou sources de questionnements ressortent principalement de la journée:

1) Sans considérer la définition abstraite de la DVP, les pratiques elles-mêmes sont le reflet d'un paysage très varié dont on peut se réjouir mais dont on peut également trouver à s'inquiéter. Se réjouir, car elle serait révélatrice d'une forme certaine de liberté. Mais les praticiens ne recevant pas de formation spécifique de philosophie et la DVP se trouvant justement hors du champ des disciplines scolairement instituées, la conséquence serait que tout soit possible. Un aspect inquiétant pour Burbage, dans le sens où cette pratique prend place dans le cadre de l'école et que dans ce dernier, il n'est pas question de l'enfance en général mais bien d' élèves. De même, il n'est pas question de la philosophie en général, mais de l'institution scolaire de la philosophie, avec un cadre et des normes qui lui sont propres, avec des objectifs à atteindre, des étapes à respecter et des moyens pour ce faire. Il y aurait dans ce sens deux écueils à la pratique de la DVP : de l'indétermination (au vu du vaste champ des pratiques possibles) et du dogmatisme (car le choix des thèmes traités dépendrait de chaque professionnel). En conséquence, quels objectifs vise-t-on exactement et quels moyens se donne-t-on face au dogmatisme ?

2) Que faire de cette pratique de la DVP, en lien avec les autres disciplines, constituées et instituées ? Faisant l'hypothèse que la DVP n'est pas quelque chose de plus mais quelque chose de mieux, permettant d'intensifier la dimension réflexive de chaque discipline, Burbage se questionne: qu'est-ce que ce serait une discipline qui ne porte pas une dimension réflexive ? Il faudrait alors se questionner quant à la manière d'inscrire dans le travail des professeurs cette dimension qui leur est prescrite par les programmes avec l'EMC, car rien ne les oblige à mettre en place la DVP à cette fin, cette pratique n'étant pas un impératif mais une option. Et si est choisie l'option de s'emparer de cette pratique, il serait important dès lors de repenser la manière de pratiquer cette réflexivité, en la replaçant au sein d'autres disciplines, la réflexion n'étant pas la propriété des philosophes et de la philosophie.

3) Qu'en est-il des présupposés derrière l'apparition de la DVP ? Cette pratique serait venue combler un manque. Pourtant, un professeur qui fait bien son travail instruirait et ferait réfléchir ses élèves, en lien avec une exigence relevant de la bonne qualité du professorat. La DVP serait-elle par conséquent le symptôme d'une école pas suffisamment dialoguante ? Si cette pratique se dresse comme le rappel que les exigences d'enseignement doivent devenir davantage dialoguantes et réflexives, alors, cette pratique pourrait se révéler bénéfique. Mais y a-t-il vraiment quelque chose qui a manqué ou qui manquerait ?

Pour Burbage, le futur de la pratique peut prendre trois voies :

  • une explosion intempestive, peut-être déraisonnable, de la pratique ;
  • une édulcoration de la philosophie, une philosophie "DVP compatible" ou,
  • à l'instar du travail de modestes artisans, une possibilité de faire réfléchir les enfants aux rythmes de leur découverte, de leurs envies, de leurs embarras. Selon lui, les enfants doivent avoir le choix de pratiquer la philosophie ou non, d'où l'intérêt de placer son enseignement après la scolarité obligatoire: "Qui voudrait confronter les élèves aux questions vives et dures à un jeune âge ? Et qui voudrait les élèves et donc leurs familles dans des controverses insurmontables ? Est-ce que nous voulons faire des élèves de nos écoles des guérilleros du concept ? Habituellement, on prend les armes quand on est majeur...". La philosophie devrait alors pouvoir se choisir, justement parce qu'elle est une "très rude épreuve". Dans ce sens, il faudrait proposer des chemins "ajustés aux capacités et aux désirs des enfants" et adopter une manière de pratiquer mêlant à la fois pudeur et rigueur.

Annexe : Les attendus de cette journée inscrite au Plan National de formation

Problématique et enjeux

Ce n'est que très récemment et dans le programme de "l'Enseignement moral et civique" destiné aux classes des écoles et des collèges (programme des cycles 2, 3), qu'est apparue, parmi les "exemples de pratiques en classe, à l'école, dans l'établissement", la proposition d'organiser des "discussions à visée philosophique" (DVP). Pour le cycle 4, il est envisagé des séquences de "réflexion" et de "débat contradictoire".

Par exemple, au cycle 2, la DVP a pour objectif d'enseigner "le droit et la règle" : sur le sujet des "droits et devoirs de l'élève" ; ou de "l'égalité de tous - élèves ou citoyens - devant la loi". Il peut également être question d'enseigner "Le jugement : penser par soi-même et avec les autres" ; les professeurs sont alors invités à pratiquer avec leurs élèves "la discussion à visée philosophique autour de situations mettant en jeu des valeurs personnelles et collectives, des choix, ou à partir de situations imaginaires." Au cycle 3, c'est notamment lorsqu'il s'agit de "la sensibilité : soi et les autres" qu'il est suggéré une "discussion à visée philosophique sur le thème de la tolérance ou sur le thème de la moquerie".

La recommandation de mettre en oeuvre des "discussions à visée philosophique" soulève un certain nombre de questions qui peuvent intéresser tout formateur désireux de s'engager dans cette voie :

  • d'un côté, la question est celle des outils et des méthodes venant soutenir cette pratique : comment organiser de telles discussions ? Comment en ajuster les visées ? Comment s'orienter dans des propositions méthodiques différentes, voire divergentes ? Qu'est-ce qui, dans l'ordre pratique autant que théorique, est susceptible d'orienter et de réfléchir les enseignements ?
  • d'un autre côté, la question est celle de la justification intellectuelle d'une pratique qui se tient par définition à distance des philosophes, de leurs ouvrages et de leur réflexion, et qui veut prendre sa source et s'incarner dans les interrogations, souvent intimes et tenues pour "naturelles", des élèves les plus jeunes. Quel sens donner, dès lors, au terme "philosophie" lorsqu'on parle de "discussion à visée philosophique" ? Comment la réflexion vient-elle s'articuler avec les disciplines enseignées à l'école ou au collège (lettres, arts, sciences) ainsi qu'avec la variété des savoir-faire auxquels s'exercent les élèves, puisque l'EMC a vocation à être investi par l'ensemble des disciplines scolaires ?

C'est dans le contexte de ces interrogations, au croisement de travaux universitaires contemporains, d'expériences didactiques et pédagogiques, de l'expertise de l'inspection générale (groupe Lettres, Histoire-Géographie, Philosophie, Établissements et vie scolaire) qu'est organisé ce séminaire du plan national de formation (PNF) - "Professionnalisation des acteurs".

Ce séminaire a pour but, à travers une série de conférences, une table ronde et des ateliers, de permettre aux participants de réfléchir aux méthodes et aux enjeux de cette pratique pédagogique, de faire retour sur leurs propres expériences et de partager leurs interrogations. Il est ouvert à l'ensemble des formateurs et inspecteurs - particulièrement des cycles 1, 2 et 3 - impliqués dans ou intéressés par les "discussions à visée philosophique".

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