Revue

Belgique - Chambre d'écoute à visée philosophique : un nouveau cadre pour le questionnement

Un dispositif innovant liant musique et philosophie

Un dispositif innovant liant musique et philosophie

Depuis plus de 10 ans, l'association RED/Laboratoire Pédagogique propose un dispositif particulier d'écoute. Avec la collaboration de PhiloCité, le dispositif se voit complété par une dimension philosophique. Dans ce texte, nous allons présenter d'abord la chambre d'écoute classique, ensuite, nous mettrons en avant la spécificité d'une chambre d'écoute mêlée à un atelier de discussion philosophique. Enfin, dans un troisième temps, nous présenterons la chambre d'écoute à visée philosophique. Nous tenterons de montrer comment cette dernière est plus qu'une juxtaposition des deux dispositifs.

I) Retour en arrière : la chambre d'écoute

Quand RED/Laboratoire Pédagogique lance la chambre d'écoute en 2005, celle-ci se définit comme une playliste argumentée à écouter de façon collective. Cette proposition simple se voulait comme un "partage du sensible" qui sollicitait un sens souvent laissé en jachère : l'ouïe. Ecouter de la musique ensemble sans passer par le concert ou la discothèque était le premier défi. Ensuite, il fallait construire du sens autour de ce moment. Dans cette première partie, nous allons expliquer en détail le déroulé d'une chambre d'écoute "classique".

Le principe est de créer une sélection musicale ("playlist" est le terme anglais) autour d'un thème. Celui-ci peut être un thème seul ou un thème lié à un événement : exposition artistique, colloque, etc. La sélection ne dure pas plus de 50 minutes, ce qui correspond au temps durant lequel on requiert une totale attention de la part des participants. Les chambres d'écoute rassemblent habituellement un auditoire allant de 10 à 50 personnes. Celles-ci sont disposées en arc de cercle, assis autour du disc-jockey. Le disc-jockey est une sorte de "sélectionneur-conférencier" : il sélectionne des morceaux, mais il les accompagne aussi d'un texte qu'il a écrit. La création est double.

Les morceaux musicaux sont choisis en fonction de leur lien avec le thème. Il y a différentes façons pour un morceau de se rapporter à un thème : par la pochette du disque, les paroles, le titre, le vécu de celui qui sélectionne. Pour chaque morceau, la personne qui réalise la chambre d'écoute rédige un court texte (ci-après "la notice"), qui va rendre compte des choix et des raisons motivant ces choix. Il fera ressortir les liens dans un texte qui peut mélanger le style documentaire, mais aussi les impressions personnelles. Pour écrire une notice, la personne fait des recherches et établit des liens. Les différentes notices de la sélection sont rassemblées dans un livret de 7 à 8 pages de format A5.

A l'heure où nous écrivons ces lignes, le compteur indique fièrement 70 chambres d'écoute (en Belgique mais aussi en France). Voici quelques thèmes explorés : musique et politique, musique et architecture, le téléphone comme source d'inspiration et comme objet sonore, ou encore le cabinet de curiosités (une commande du centre culturel "Le Botanique" à Bruxelles), Bidonville/l'autre-ville (une commande de Latitude 21, la Maison de l'environnement de Dijon).

Le moment est venu d'analyser la chambre d'écoute par ses effets : sur celui qui la réalise, mais aussi sur les destinataires. Après, nous parlerons des ajouts philosophiques.

Pour celui qui réalise la chambre d'écoute, il y a un travail sur sa collection : il s'agit de s'y plonger, de la parcourir, de chercher, de re-découvrir. Il y a, sous-jacente, la volonté de ne pas partir à l'achat de quantité de nouveaux disques mais plutôt de trouver dans ce qu'il possède déjà. Acheter ne se fait qu'en un second temps : quand sont épuisées les ressources propres. Cela est vécu explicitement comme une véritable ascèse. C'est bien le thème qui permettra de modifier le regard sur une collection : on part à la quête de morceaux que rien ne reliaient auparavant : vous prenez un disque, parcourez les morceaux à la recherche de la perle. Une fois le morceau trouvé, il faut voir l'angle pressenti pour le rattacher à la sélection. Enfin, il faut rédiger la notice. Le tout forme un travail créatif et valorisant. Si le rapport que l'on entretient à une collection d'objets est souvent personnel, le travail peut être collectif. Dans ce cas-là, il y aura à accorder les textes et les violons.

Pour le public, il y a la surprise de découvrir la sélection en temps réel. Le livret n'est donné qu'au moment où l'on démarre. Pas question de lire le livret avant. Les oreilles doivent rester vierges le plus longtemps possible. Les participants sont installés. La musique commence. Ils lisent, écoutent, regardent. Ils pensent. Chacun réagit à sa façon aux morceaux. Ceux-ci font partie (ou non) de leurs affinités musicales. Il est très intéressant de sortir de sa zone de confort musicale. Les commentaires en fin de programme sont souvent enthousiastes. Le public est curieux, voire aventureux. On entend souvent dans la bouche des personnes confrontées à des musiques extrêmes : "je n'aime pas ce style, mais dans le contexte, ça me parle". Il y a un surcroît de sens qui autorise la prise de risque.

II) La chambre d'écoute précédée/suivie d'un atelier philosophique

Comme elle charrie du sens et que celui-ci est arrimé à des musiques, on peut, à partir de n'importe quel thème, proposer un atelier philosophique avant ou après la chambre d'écoute. Ce sera un prolongement de la sélection de musiques. Nous avons ainsi récemment proposé une chambre d'écoute sur le monde de la boucherie (le prétexte était la parution d'un fanzine littéraire nommé "Désossage Tendre") précédée par un atelier philosophique autour de la question : "A-t-on le droit de tuer un animal afin de le consommer ?". On le voit, la chambre d'écoute est ici indépendante de l'atelier, qu'elle complète. Du thème proposé, on a extrait une question pour la discussion. Les deux moments, liés par le sens, restent extrinsèques.

Pour avoir tenté plusieurs fois ce double dispositif, nous pouvons affirmer qu'il est producteur de nombreux effets qui sont souvent absents de chacun des dispositifs pris individuellement . Il permet d'explorer oralement le thème. Il permet une discussion là où la chambre d'écoute est plutôt un simple partage.

III) La chambre d'écoute à visée philosophique

Dernière née et encore "à l'essai", la chambre d'écoute à visée philosophique est le fruit d'une véritable collaboration entre RED/Laboratoire Pédagogique et PhiloCité. Il ne s'agit donc pas d'une simple juxtaposition des deux dispositifs (même si cette juxtaposition est déjà porteuse, comme nous venons de le voir).

La chambre d'écoute à visée philosophique comporte une première différence de taille : elle part d'un thème déjà philosophique. On peut bien entendu imaginer transformer un thème général en thème philosophique (de la même façon qu'une question est travaillée pour devenir une question philosophique).

La première réalisation (testée durant un séminaire de recherche à Peyriac-de-Mer) portait sur le thème de "L'être et l'avoir". Nous avons exprimé ce thème à l'aide de la question suivante : que serait un monde sans... ? Les auditeurs étaient amenés à compléter eux-mêmes cette question. Comme pour une chambre d'écoute classique, une sélection est opérée et proposée (une playlist). La forme du livret est légèrement différente : à la fin des notices, un espace assez important est laissé vierge (des pages blanches). Il est demandé au début aux participants de "réagir" par écrit au thème et à la sélection. Réagir par écrit signifie écrire, dessiner, faire une carte mentale : tout est permis (y compris la non-réaction).

A la fin de l'écoute, les animateurs ramassent les copies anonymes (les livrets annotés). Une copie est ensuite travaillée par un des animateurs : au tableau, l'idée directrice de la copie est présentée, problématisée. Ensuite, les animateurs partent à la recherche de convergences en posant la question : qui a posé la question dans les mêmes termes ? Dans des termes différents ? Que peut-on dire de cette différence d'expression ? Que révèle-t-elle ? Etc. On rassemble les forces en présence autour de cette piste. Les participants sont invités à se manifester. Ensuite, en fonction du temps, d'autres pistes sont creusées. Notre travail de réflexion autour de ce que ce dernier dispositif produit se poursuit actuellement.

IV) Favoriser la pensée en sollicitant l'écoute musicale

Ces trois dispositifs différents articulent l'écoute musicale et la pensée. Dans le cadre d'une exposition, la chambre d'écoute "classique" permet une autre approche du thème ou de l'artiste. Les curateurs et les responsables de lieux culturels peuvent ajouter au programme un moment de ce type qui sera comme un surcroît de sens.

Dans le cadre d'une réflexion autour d'un thème général, la chambre d'écoute précédée/suivie d'un atelier philosophique permet de travailler le thème avant ou après l'écoute. L'écoute se nourrit de la discussion ou vice-versa. Notre exemple partait du monde de la boucherie (traité dans la partie musicale) en ouvrant le questionnement à la problématique de l'abattage des animaux.

Enfin la chambre d'écoute à visée philosophique creuse le thème philosophique pour lui-même. Les plages musicales sont toutes choisies comme autant de couches d'interprétations différentes. La sensibilité de celui qui écrit la notice ajoute des liens et oriente l'interprétation. L'atelier philosophique prend la matière graphique des participants comme matériau de base. Les auditeurs sont actifs. Ils participent à la réflexion.

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