Revue

Suisse - Didactique des rapports de l'oral et de l'écrit

Avec l'évolution des cours de philosophie, se sont développées des activités, des compétences et des habitudes orales, et parallèlement, une diversification des écritures philosophiques, ainsi que des nouvelles approches de la lecture. Dès lors, on voit émerger des rapports nouveaux et riches. Les passages de l'oral à l'écrit et de l'écrit à l'oral sont fertiles et surprenants. Il s'agit d'un terrain nouveau à exploiter.

Quels sont les exercices possibles ? Quelles sont les compétences philosophiques développées ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Quels sont les effets de ces rapports ? En partant de diverses expériences, nous allons tenter de décrire ce qui se passe. Nous essayerons à la fin de notre analyse de ces nouvelles expériences, de porter une réflexion sur ces nouveautés.

Le travail que je propose ici est le fruit d'une matinée de séminaire vécue à Peyriac-sur-Mer en juin 2017 par des chercheurs en didactique, venus de France, de Belgique, et de Suisse, autour de Michel Tozzi.

I) Préliminaire - Pourquoi renouveler l'écriture ?

Tous les enfants arrivent à l'école en sachant parler une ou plusieurs langues, et ils ont donc tous vécu l'expérience de communiquer, dire, écouter, s'exprimer, penser en mots, et cette expérience a été facile car naturelle pour presque tous. L'école accueille les enfants avec des paroles, et avec une attention à transformer un langage déjà existant en l'enrichissant et le raffinant, et finalement en le scolarisant. Mais il reste toujours plus facile et naturel que tout ce que fait l'école.

Par contre écrire comme lire, sont des apprentissages scolaires qui sont difficiles, ardus, arides, appris et artificiels pendant tout le début de la scolarité. Et ils peuvent le rester jusqu'au bout des études. Ces difficultés sont accompagnées de souffrances et les efforts restent toujours nécessaires. Donc notre réflexion s'enracine dans l'intention de vivre l'écriture autrement, riche de l'expérience de l'oral en classe, de son plaisir, de son abondance et de son sens. Nous voudrions que l'écriture soit libérée de ses difficultés, qu'elle surprenne, qu'elle soit en quelque sorte "déscolarisée". Cela semble aller contre nature. Pourquoi chercher à ce que l'écriture, essentiellement scolaire, puisse dépasser cette condition qui est la sienne?

On apprend à écrire en répétant des bruits sans sens, B-A BA, et quand on ajoute le contenu à ces sons, il ne semble pas inhérent mais ajouté. Puis on cherche à comprendre des phrases, mais comme on subit des dictées, la dernière chose que ces textes ont est une substance.

Plus tard, on écrit des mots dans des trous, et lorsque finalement on écrit des textes sensés, leur contenu est voulu, imposé, exigé par un autre comme un devoir. Sa teneur est d'ailleurs souvent apprise, choisie par d'autres. L'élève n'y est pas impliqué.

Ce que toute cette évolution scolaire révèle est l'étrangeté du texte à la personne qui se soumet à en écrire un. Le mouvement pour une diversification de l'écriture est un développement pour une réappropriation de ce geste : pouvoir découvrir l'activité d'écrire comme l'expression personnelle d'une pensée, comme l'oral est l'expression de sa propre pensée. Il y a donc la découverte que la pensée peut s'écrire de même qu'elle cherche à se dire. Elle appartient au locuteur. Il la révèle dans ses deux expressions, écrite et orale. Cependant l'écrit peut être plus soigné, plus corrigé, plus ruminé, plus contradictoire et donc plus riche. Se reconnaître dans son texte est libérant, il s'agit d'un Empowerment (découverte d'une puissance) important. C'est un des buts de notre travail dans la diversification de l'écriture.

Cette réflexion préliminaire prouve qu'écrire personnellement et philosophiquement n'est pas une activité que l'on peut choisir prématurément dans la scolarité. Néanmoins on peut assez tôt permettre à un enfant d'écrire sa pensée en très peu de phrases, dans un cahier qui lui appartienne, que nous, les professeurs, n'avons pas besoin de lire, qu'il peut illustrer, et dont l'orthographe n'est pas corrigée. Il existe donc une possibilité d'écriture non scolaire. L'enfant apprend que cette pensée lui appartient. Elle a de la valeur puisqu'elle vaut la peine d'être gardée. Il expérimente que sa pensée, tant qu'elle n'est pas dite, ou écrite et lue, est personnelle, intime et secrète. Discerner cette dimension de lui-même, c'est entrevoir la vie de la pensée. Il devine aussi qu'il peut la dire ou la lire quand il le juge opportun. Le temps des révélations lui appartient. Une pensée écrite est protégée de l'érosion, elle est gardée en elle-même, dans son texte, comme un bijou dans une boite.

II) Quels exercices ? Quels effets ?

Comment diversifier l'écriture ? Et comment la faire naitre d'une discussion ? Quand une discussion ne peut être terminée faute de temps, et que la grande envie de dire ce que l'on pense crée une déception, j'arrête l'oral et je demande que chacun écrive ce qui lui semble important dans la discussion qui vient d'avoir lieu. Il peut aussi réfléchir sur ce qui lui semble le plus riche de ce qu'il allait dire ou qu'il pense qu'un autre allait développer. L'écriture permet ici de s'approprier ce qui avait été dit, d'une façon personnelle. Chacun saisit un autre aspect de la pensée exprimée. Par cet acte d'intériorisation, il opère un choix et pose des distinctions découvertes, et une autonomie vécue. Souvent chacun peut ainsi passer de la superficialité confuse de sa présence à la discussion, à une maturité. L'écriture permet la mémorisation de ce qui a été pensé ensemble. Ce dépassement du groupe alimente la pensée personnelle et la fait vivre. Elle révèle parfois aussi ce qu'une pensée personnelle peut faire de ce qu'elle anticipe que la pensée d'un autre était en train de bâtir. Ce genre de travail d'écriture permet une lecture le lendemain, une correction et une analyse des arguments en groupes ou seuls, une mise en ordre des arguments afin de leur trouver un ordre, un enrichissement par de la lecture, une autre discussion... Les types de travaux que ce genre d'exercice permettent sont infinis.

Un exercice semblable est fait dans certaines écoles bouddhiques. Après un cours magistral, chaque élève se retrouve seul et met en mot ce dont il se souvient du cours. L'appropriation se fait tant par l'effort de mémoire que par la traduction en mots choisis par soi, que finalement par une mise en ordre personnelle de cet enseignement. Une pensée devient la mienne.

Diversifier c'est aussi inventer d'autres façons d'écrire en s'inspirant de la pluralité des formes d'écritures philosophiques ou littéraires. Passer d'une discussion sur un concept à écrire un aphorisme, passer de la découverte d'un auteur à lui écrire une lettre personnelle, passer d'un débat sur une question civique à écrire un courrier de lecteur à un journal, passer d'un procès vécu en classe, tel que celui d'Antigone, ou d'une controverse comme celle entre Bartolomé de las Cases et Sepulveda à écrire un texte philosophique de défense d'une position... tous ces exercices ont en commun de densifier la pensée exprimée, de l'ordonner pour faire ressortir toute sa force argumentative, et de former la personne à un choix de mots pas encore nécessairement philosophiques, mais déjà exigeants, d'apprendre à être plus clair.

Dans certains genres, les dimensions esthétique (dans l'aphorisme par exemple), subjective (dans une lettre ou une méditation, par exemple), ou polémique (dans un manifeste par exemple), ou purement ludique et inventif dans certains jeux... permettent de créer, et donc de se découvrir auteur, alors que l'on était peut-être faible en philosophie. Et cette expérience est belle et riche dans son moment public. L'effet de surprise de la classe, et la qualité de l'attention de chacun sont spécifiques à cette expérience et ne ressemblent en rien à l'écoute dans une discussion. Il existe une fascination des élèves pour les productions écrites des autres élèves qui est moins spontanée dans une discussion. Pourquoi l'école omet si souvent de permettre aux élèves de lire leurs productions écrites ? Il y a dans cette posture un manque d'intérêt explicite qui me semble relever de la contradiction : pourquoi les faire écrire de 6 ans à 20 ans si l'on se moque de ce qu'ils écrivent ?

Il y aurait encore beaucoup d'exercices à décrire et analyser. Pourtant un aspect me semble important à exprimer. Ces exercices peuvent apporter le même genre de joie et d'enthousiasme que la découverte des discussions orales. Cet effet s'enracine surtout dans l'attention à ne pas scolariser ces exercices : il ne faut donc pas les noter, et il est nécessaire que la classe se transforme en atelier libre. Non scolaire signifie aussi que l'exercice dépasse les murs de l'école et le rapport à un professeur. Seul, comme un auteur, celui qui écrit corrige son propre texte.

Très vite on s'aperçoit que l'intimité de l'écriture est ambiguë et partielle. Chacun veut se lire. On écrit pour être lu. Ce ne sont pas des notes ou des brouillons personnels. On fait un effort de clarté, objectivant sa propre pensée pour autrui. Et donc les textes philosophiques ne sont pas des journaux "intimes" chargés d'affects, mais des productions "extimes", même si de fait ils appartiennent à celui qui les écrit. Ainsi progressivement, au rythme des ateliers, la langue philosophique s'apprend comme elle est, c'est à dire une langue étrangère. Le va et vient entre la discussion, l'écriture, la lecture des textes écrits, la discussion à deux ou à plusieurs sur les productions écrites, ce va et vient impose la nécessité d'un langage commun précis. L'imbrication de l'écrit et de l'oral permet un travail d'appropriation progressif d'une langue plus précise, d'une habitude de clarté, de quelques vertus intellectuelles comme dirait Aristote, qui sont bien nécessaires à l'expression d'une pensée et donc à son élaboration.

Et cette expérience permet un approfondissement collectif philosophique et un plaisir significatif.

Le fait de travailler souvent en atelier de discussion permet de construire un autre rapport avec les autres élèves de la classe, ce dont bénéficie l'écriture, un rapport d'entraide, de collaboration et de correction mutuelle.

III) Quelques passages de l'écrit à l'oral

Réciproquement on passe de l'écrit à l'oral. Lire son propre texte est une expérience de dépossession, car la pensée se fait publique et l'écriture visible. Or cette activité rend le texte visible à celui même qui l'a écrit et on voit le lecteur corriger ce qu'il n'avait pas vu avant, comme si son texte cachait ses incorrections tant qu'il ne devenait son entendu par tous, et donc par le lecteur/écrivain lui-même. D'où ce mélange de fierté et de malaise dans le moment de la lecture.

Mais que signifie corriger ? Il y a deux aspects qui se mélangent, une correction esthétique car il s'agit d'une oeuvre et sa forme est importante, et une suppression des erreurs de pensée, des répétitions et donc de l'inutile, ce qui sont des actes de simplification essentielle. Cette capacité de rectifier est une compétence philosophique. Or l'effort de correction se fait devant tous, et parfois avec l'aide de certains, donc avec une confiance en soi et dans l'autre qui se sont construites réciproquement dans et par ce travail. L'atelier est un endroit sécurisé, ce que la classe n'est pas toujours. Cohérence, cohésion, consistance, trois habiletés de pensée philosophiques qui se développent dans cette confiance. L'atelier les suppose et les construit.

IV) Quelques réflexions

Ces quelques considérations mettent en lumière combien l'écriture et le choix de son genre ont des effets sur la pensée. Aristote aurait-il pu écrire en aphorismes, et Hegel en poésie ? Genres et pensées s'influencent réciproquement. Et écrire en différents genres fait penser diversement. On peut dès lors s'interroger : quels sont les objectifs des différentes écritures ? Beaucoup pourrait être dit car chaque genre a ses effets. Par exemple l'aphorisme permet une pensée ramassée, dense, fermée sur elle-même comme un bouton de fleur prêt à s'épanouir. Cela permet à cette écriture d'être philosophique tout en n'était pas argumentative. Or beaucoup "se passe" dans la pensée de pré-argumentatif.

Ecrire à un correspondant philosophe, que ce soit un grand philosophe ou un élève de la classe, permet de dire ce que l'on pense sur la pensée de l'autre par écrit et en faisant l'effort de se concentrer sur une seule idée importante.

Dans un monde assez démobilisé, peut-être que la naissance de cours de citoyenneté demande l'apprentissage d'une écriture publique, responsable, engagée, voire polémique, tant personnelle que communautaire. N'est ce pas un besoin de nos démocraties et de ses citoyens ? Ecrire c'est savoir penser, et oser et savoir le dire. Ecrire c'est agir. Il est important de l'enseigner. On découvrira ainsi des merveilleux textes et pensées engagés, qui ne sont plus lus aujourd'hui.

A réfléchir sur les exercices décrits, nous sommes frappés par les nombreuses compétences qui se développent dans et grâce à ces activités en atelier. Et pourtant, aucun texte de didactique philosophique n'a encore abordé une réflexion sur les liens entre parler et écrire. Ceci révèle combien l'approche scolaire de la matière centrée sur la seule lecture de textes a été pendant longtemps une obstination stérile et une cause de souffrances scolaires inutiles. Elle a aussi été une vision pauvre de la philosophie comme uniquement finalisée à développer des compétences argumentatives. Ecrire, comme discuter, développe bien d'autres compétences philosophiques.

Je fais aussi l'hypothèse que lire des textes philosophiques dans le contexte de, ou à partir de l'atelier de discussion et d'écriture que j'ai décrit est bien plus profitable. Découvrir des aphorismes philosophiques dans des textes classiques après en avoir écrit personnellement, analysé, écouté, développé, permet un aperçu profond d'un compagnonnage humain à travers les temps et les lieux avec des philosophes plus professionnels que nous ne le sommes. Inversement, lire et analyser un texte d'Augustin sur une expérience délicatement décrite, invite à imiter son observation et sa façon de problématiser, autant que sa langue et sa finesse. De même lire Marx et certains de ses textes, écrits pour frapper, comme si chaque phrase pouvait être détachée et devenir une citation-boulet d'obus, nourrit une écriture belle qui surprend un élève par sa force. Ainsi on découvre Augustin et nous-même, Marx et nos possibilités d'engagement. On se nourrit de la force d'un style, de l'intensité d'un regard, et on apprend à penser, à écrire et à regarder le monde en en prenant la responsabilité. La pensée se fait plus incarnée.

L'imitation n'est pas possible pour tout philosophe, et Hegel, Schopenhauer, Heidegger et bien d'autres sont inimitables (mais souvent hélas aussi illisibles). Pourtant, d'autres, tel Sartre donnent bien envie de les imiter.

L'expérience de l'atelier libère l'écriture et la parole. Elle peut aussi libérer la lecture, d'une part, une autre lecture, celle d'autres textes des philosophes au delà de leurs fameux (et terribles) incontournables. Et d'autre part, l'atelier libère, permet, encourage et ouvre philosophiquement à la lecture d'écrits qui font penser, sans faire partie du canon conventionnel de la philosophie. Cela libère les professeurs et leurs élèves de la division classique et stérile des textes en "textes philosophiques" et tout le reste de la production écrite. Toute lecture peut faire penser et écrire.

Reste la question : comment former à une écriture qui pense, une écriture qui fasse penser ? En le faisant, en écrivant comme un enfant apprend à parler en parlant. A quelle condition est-ce philosophique ? Cela dépend de ce qu'on entend par philosophique. Pour moi la pensée est philosophique quand elle est personnelle, et qu'elle singe le moins possible la production des auteurs, tout en pensant le réel, donc en le regardant vraiment et le problématisant. Elle nait dans un contexte de pensée et dépend donc de quand, comment et surtout pourquoi elle nait. Un exercice d'écriture, seul, finalisé par et pour lui-même est plus difficile à bien construire et à mener.

Ceci nous amène à une question centrale : à quelles conditions une écriture est riche, utile, philosophique, créative, plaisante à écrire et à lire, drôle, et ludique etc. ?

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