Une synthèse de la littérature académique traitant du programme d'Éthique et culture religieus (MELS, 2008), que nous avons réalisée à partir de 84 textes publiés entre 2007 et 2013 (Bouchard et al., 2016), montre que la question de l'enseignant (le contexte d'implantation, la posture professionnelle et l'appropriation du programme) fait l'objet d'une attention particulièrement soutenue. Dans ce texte1, nous présentons les grandes lignes des résultats de notre synthèse2.
I) L'implantation du programme
D'entrée de jeu, soulignons que plusieurs auteurs insistent sur la complexité et les défis que posaient l'implantation et la mise en oeuvre de ce programme. Le contexte y était peu propice, notamment en raison du débat sur les accommodements raisonnables (Bergeron, 2012; Blée, 2010) et d'une réception somme toute mitigée du programme de la part des enseignants (Van der Wee, 2011; Bouchard et al., 2011; Blée, 2010; Morris, Bouchard et De Silva, 2011; Rondeau, 2010). L'implantation a également été largement desservie par une formation précipitée et subitement abandonnée, par un enseignement obligatoire et simultané du programme à tous les cycles du primaire et du secondaire en 2008 et par la lourdeur de la tâche d'appropriation dudit programme (Bégin, 2008; Cherblanc et Lebuis, 2011; Estivalèzes, 2012; Rousseau et Gendron, 2010). Ces difficultés au niveau de l'implantation ont alimenté certaines craintes chez les enseignants, notamment celles de ne pas maîtriser suffisamment l'approche culturelle et les contenus en culture religieuse et, conséquemment, d'influencer indûment les élèves ou de voir leur enseignement contesté par les parents (Morris, Bouchard et De Silva, 2011). Pour les formateurs, reconfigurer le savoir-enseigner sans pour autant induire un rapport techniciste au programme fut difficile d'atteinte (Estivalèzes, 2010a ; Lebuis, 2010).
II) La posture professionnelle de l'enseignant
La posture professionnelle de l'enseignant en ECR occupe une place prépondérante dans la littérature étudiée. Tel que nous l'avons déjà souligné (Bouchard et al., 2016), si les auteurs répètent généralement les propos du MELS sur le sujet dans le but d'en expliquer et d'en souligner l'importance en termes de formation et d'application, nous remarquons que cela ne signifie pas pour autant que le discours est consensuel sur la question. Des nuances sont apportées dans les différents aspects de la posture définie par le MELS. Un aspect se distingue plus particulièrement : l'abstention de révéler ses idées, croyances et convictions. Les chercheurs s'entendent généralement sur l'importance de l'objectivité des savoirs enseignés et sur l'impartialité de l'enseignant dans les discussions entre les élèves, mais les points de vue divergent manifestement en ce qui concerne la question de la neutralité de l'enseignant et le devoir d'abstention de révéler sa propre position.
Posture d'objectivité et d'impartialité sans laisser place au relativisme
Au-delà de l'usage des termes, il y a consensus à l'effet que l'enseignant est appelé à rechercher l'objectivité par rapport aux connaissances, aux faits. L'impartialité s'avère aussi un réquisit essentiel de la posture enseignante. Une telle impartialité est définie par les chercheurs comme l'abstention de prendre position en faveur d'un parti et de promouvoir quelque doctrine religieuse destinée à remplacer les croyances particulières. L'impartialité impose à l'enseignant de n'endosser aucun point de vue particulier. Cette exigence est atteinte par la présentation de plusieurs points de vue. Par ailleurs, dans tous les écrits étudiés, il paraît clair que l'enseignant doit être neutre sans toutefois laisser place au relativisme. Tous rappellent les finalités du programme en tant que cadre d'intervention pour l'enseignant.
Posture d'abstention d'expression de sa propre vision
Dans tous les écrits analysés, les chercheurs s'entendent à dire que l'enseignant a le devoir de ne pas endoctriner, de ne pas faire de prosélytisme et de respecter l'élève. Ceci dit, les chercheurs semblent divisés sur l'interprétation de la portée de cette posture d'abstention. Ainsi, selon Knott (2010) et Gravel et Lefebvre (2012) par exemple, l'enseignant a un devoir de réserve par rapport à sa propre position, tel que le stipule le programme. Cependant, suivant Gagnon (2012), Morris (2011) et Rondeau (2008), l'enseignant n'a pas nécessairement à cacher sa propre position. "Tout dépend ici de la façon dont l'enseignant expose ses idées : le fait-il en laissant entendre qu'il s'agit de la "vérité" ou les présente-t-il comme des hypothèses à examiner?" (Gagnon, 2012, p. 83). L'enseignant qui relativise ses convictions et prend conscience de la relation entre celles-ci et son ancrage socioculturel peut les exprimer mais en les présentant seulement pour ce qu'elles sont: "des certitudes intimes, que chacun fixe pour soi" (Rondeau, 2008, p. 89). Plus important encore, l'enseignant qui camouflerait son point de vue pourrait donner le sentiment à ses élèves qu'ils sont seuls à "s'exposer" dans la discussion et ainsi provoquer la rupture du dialogue (Morris, 2011). De plus, en raison de la nature spécifique du dialogue en culture religieuse, l'abstention de révéler ses convictions a dans ce cadre une acuité qu'elle ne possède pas en éthique. En effet, selon Leroux (2008), en éthique, l'enseignant doit trouver "un équilibre entre une neutralité de conviction et un engagement au service de la réflexion du groupe" (p. 48) et, en culture religieuse, il a une obligation d'abstention et "ne sauraient s'engager dans une critique susceptible de relativiser les croyances" (p. 49).
Formation à la posture professionnelle
Les chercheurs estiment que l'adoption de la posture professionnelle exigée de l'enseignant nécessite une démarche préalable d'examen de soi. Cela révèle que cette adoption n'est pas automatique ; la posture demande à être appropriée. Cet avis semble partagé par les enseignants et futurs enseignants. Bien que ceux-ci revendiquent une aisance quant à la posture d'objectivité, leurs propos rapportés dans la littérature scientifique (Bergeron, 2012 ; Knott, 2010 ; Bouchard, Desruisseaux et Gagnon, 2011) montrent néanmoins un certain malaise - voire, une confusion - quant à la posture d'impartialité. Desaulniers et Jutras (2008) suggèrent à cet effet la nécessité d'une réflexion personnelle des enseignants pour "se connaître, examiner leur éthique personnelle et leurs convictions pour ne pas les imposer et repérer les occasions où ils risquent d'être inconfortables en classe" (p. 263). D'autres soulignent de façon analogue que l'adoption d'une position impartiale appelle à un réexamen des présupposés de l'enseignant et à un engagement dans une approche pédagogique axée sur le questionnement plutôt que sur des réponses (Knott, 2010). Les enseignants doivent réfléchir sur leur rôle, faire le point sur leurs valeurs, leurs préjugés et reconnaître ce qu'ils peuvent projeter sur les élèves. (Knott, 2010, p. 68). Une démarche en ce sens est proposée par Beaupré (2012) afin que l'enseignant parvienne à mettre entre parenthèses sa subjectivité dans l'exercice de l'enseignement de l'ECR. Il estime que l'enseignant doit d'abord passer par l'autoanalyse, par l'examen de ses habitus pour ensuite être en mesure de s'engager dans une démarche d'analyse réflexive de sa pratique. Il importe, précise-t-il, "de proposer [préalablement] une autre méthode introspective aux enseignants en ECR en raison des contenus disciplinaires parfois délicats à aborder en classe et du rapport parfois ambigu que l'enseignant lui-même peut entretenir envers ses objets de réflexion" (p. 99).
III) L'appropriation du programme par les enseignants
Le programme ECR constitue un changement majeur nécessitant de nouvelles connaissances et de nouvelles compétences de la part des enseignants. Cet apprentissage peut représenter un défi considérable. En ce sens, une partie de la littérature académique aborde les enjeux relatifs à l'appropriation du programme chez l'enseignant en cherchant notamment à établir comment se traduit en classe le développement des compétences par les élèves.
En particulier, la pratique du dialogue serait une source d'incompréhension, d'ambiguïtés, voire de malaise, chez les enseignants (Lebuis, 2008; Cherblanc et Lebuis, 2011; Morris, Bouchard et De Silva, 2011), soit parce que les élèves ne sont pas d'emblée doués pour s'engager dans des discussions (Van der Wee, 2011; Desaulniers et Jutras, 2008), soit parce qu'ils n'ont pas les référents moraux préalables ou encore la maturité intellectuelle nécessaire pour amorcer une délibération sur des sujets sérieux (Malenfant-Veilleux, 2011). Mais c'est l'enseignement de la culture religieuse qui semble générer le plus d'inquiétudes chez les enseignants (Cornellier, 2012 ; Estivalèzes, 2010a; Morris, Bouchard et De Silva, 2011; Bouchard, Desruisseaux et Gagnon, 2011; Cherblanc et Lebuis, 2011; Bergeron, 2012). L'approche culturelle et les contenus à enseigner sont exigeants (Tremblay, 2009; Levasseur, 2012; Blée, 2010; Rousseau et Gendron, 2010), le découpage transversal et thématique dans l'étude des religions exige de s'assurer que les rites enseignés soient liés à leurs systèmes de croyances respectifs et que chaque tradition religieuse à l'étude soit bien contextualisée historiquement et socioculturellement (Estivalèzes, 2010b).
Ceci dit, la littérature académique reflète un manque flagrant de données, notamment d'études empiriques, sur l'enseignement et l'application concrète de ce programme dans les écoles. La littérature académique étudiée souligne en ce sens le besoin d'une évaluation des effets de la formation (Rondeau, 2010) et de la réalité de l'implantation du programme dans les classes (Cherblanc et Lebuis, 2011). Nous ne pouvons faire autrement que noter le parallélisme de ce constat avec les orientations dégagées récemment par le Conseil supérieur de l'éducation. Dans son Rapport sur l'état et les besoins de l'éducation 2012-2014, le Conseil marque justement son étonnement de "constater combien peu de données existent sur ce qui est réellement enseigné dans les classes du Québec" et rappelle avec justesse que, "[s]i les décisions portant sur les finalités et la structure d'un curriculum national sont d'une très grande importance, ce qui importe ultimement, c'est le curriculum enseigné en classe et appris par les élèves" (2014, p. 7). Ces lacunes sont d'autant plus importantes que c'est dans le vécu et la pratique que l'engagement réel à l'égard des fondements de la réforme éducative ainsi que sa concrétisation effective peuvent être véritablement mesurés (Conseil supérieur de l'éducation, 2014, p. 2-3). Il est donc grand temps que la recherche en ECR remédie à cet écart dans la connaissance en investissant le plan empirique.
(1) Une version similaire de ce texte a été publiée dans la revue Apprendre et
enseigner aujourd'hui (Bourchard et al., 2015).
(2) Nous remercions le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le Fonds de
développement académique réseau de l'Université du Québec de leur soutien financier.