Introduction
Les 16es rencontres sur les nouvelles pratiques philosophiques (Rhodes, nov. 2017) nous proposaient d'expérimenter, de réfléchir aux possibilités de rencontre entre l'art, sous des formes variées, et la philosophie. Le postulat qui sous-tend ce programme est que l'expérience artistique a "quelque chose à voir" avec l'expérience philosophique. Ainsi, on peut interroger ce postulat et se demander si, et en quoi, cette rencontre entre une forme de pensée (produit et processus) et des formes d'expressions artistiques est possible / impossible, souhaitable / redoutée, féconde / stérile... J'explorerai ces questions afin de voir ce qu'il peut y avoir de commun entre les situations qui nous ont été présentées et la pratique de la philosophie avec les enfants (P4C) sous ses différentes formes, que ce soit la Discussion à Visée Philosophique, la DVDP, la communauté de recherche philosophique ... pour ne citer que quelques-unes des nombreuses variantes qui existent.
Il s'agit d'un rapport d'étonnement qui ne doit pas conduire à la béatitude. C'est à partir de mes cadres conceptuels habituels que je propose cette réflexion, en tant que linguiste qui travaille sur les interactions verbales ; j'explorerai l'usage qui est fait du langage dans ces exercices "philo-art". Le champ des sciences du langage se recouvre avec celui de la philosophie, philosophie du langage tout d'abord, car il faut définir l'objet sur lequel portent nos recherches. Par exemple de quelle nature sont les signes linguistiques ? On se réfère pour cela tout autant au Cratyle de Platon qu'à F. De Saussure. En quoi le langage est-il aussi action ? Philosophes et linguistes ont en partage : Searle, Austin, Guillaume ... Enfin, langage et pensée sont intimement liés comme en témoignent les ouvrages qui mentionnent ces deux mots dans leur titre : Lev Vygostki ( Pensée et langage), Noam Chomsky ( Le langage et la pensée), Ferdinand Brunot ( La pensée et le langage)... Il est légitime de se demander comment apprendre à parler ; apprendre à dialoguer permet aussi de développer ses capacités à penser.
I) Les exercices "philo-art" vus comme des situations de communication
Je propose donc de considérer les exercices "philo-art" dans leur dimension dialogale et dialogique et de les analyser comme des situations de communication. Il me semble que ce qui prime dans ces situations, c'est la dimension de production en tant que processus ; il s'agit de coopérer au sens étymologique du terme : "concourir à une oeuvre ou à une action commune"1. C'est un contexte d'agir conversationnel qu'il convient d'analyser tant du point de vue linguistique qu'actionnel. Ces situations sont à rapprocher des situations de P4C (philosophie pour enfants), dans la mesure où c'est autant le processus que le produit qui importe. Nous considérons que c'est même et surtout ce que l'on y fait qui mérite notre attention : faire des distinctions, donner des critères, changer de cadre, produire des raisons... bref exercer des habiletés de pensées qui in fine permettent aux locuteurs de penser mieux au sens de penser plus juste ...
Je vais appliquer aux exercices "philo-art" qui nous ont été présentés les outils et démarches d'analyse de la communication en m'interrogeant sur :
- les acteurs de la communication : qui communique ? Avec qui ? Où se "trouvent" les acteurs de la communication ?
- les artéfacts mobilisés : avec quoi communique-t-on ? Est-ce que les sujets disposent des mêmes outils de communication ? Quelles sont les limites des outils de communication ? Quelles sont leurs caractéristiques ? ...
- le cadre et le processus de dialogue : quel est le statut / rôle des acteurs du dialogue Quelle est la dynamique du dialogue ?
À chaque ensemble de questions nous ferons le rapprochement avec les pratiques de P4C.
II) Les acteurs du dialogue
Les situations qui nous ont été présentées mobilisent une multiplicité d'acteurs : directs, seconds, présents, absents ... Ainsi la présentation "Traversée" fait dialoguer des danseurs, une philosophe et une chorégraphe autour du concept de "limite". Ces trois catégories d'intervenants sont les interlocuteurs directs d'une situation de communication qui est donnée à voir aux participants des journées. Ce public, témoin de la co-construction d'un "penser ensemble", est le destinataire second d'une situation de communication englobante ayant comme focalisation ce qui se dit "sur scène". En effet ces dires sont doublement adressés : aux interlocuteurs directs et à ceux qui sont derrière le "4e mur du théâtre", les spectateurs. En outre ces destinataires seconds rejoignent les acteurs du "premier plan" quand, à la fin de l'exercice, un échange s'instaure autour de ce qui a été vécu par les uns et les autres.
Il est aussi des acteurs du dialogue physiquement absents, mais dont le discours est présent. On retrouve ces acteurs in abstentia, notamment dans le "Lutrin philosophique" il s'agit d'Aristote, Nietzche, M. Serres ... C'est par la lecture de leurs textes que leur parole est présente, instaurant ainsi un dialogue d'outre-tombe pour les uns, d'outre-lieu pour les autres ...
Qu'en est-il des acteurs du dialogue dans les situations de P4C ? On retrouve ce double statut d'interlocuteur direct et indirect dans la démarche de la DVDP de M. Tozzi. Le fait de proposer à certains enfants, par exemple, un rôle d'observateur ne les exclut pas pour autant du dialogue philosophique, mais les invite à être les témoins privilégiés d'une pensée en acte dans l'interaction et d'en témoigner en fin de DVDP. Les locuteurs in abstentia sont toujours plus ou moins présents dans la P4C : de plusieurs manières.
Tout d'abord, il est faux de croire que nos paroles sont de pures inventions, les énoncés que nous prononçons sont élaborés à partir d'éléments qui préexistent. A ce propos M. Bakhtine (1984, [1953]: 285) écrit que "Les genres du discours organisent notre parole de la même façon que l'organisent les formes grammaticales (syntaxiques). Nous apprenons à mouler notre parole dans les formes du genre (...) Si les genres du discours n'existaient pas et si nous n'en avions pas la maitrise, et qu'il nous faille les créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu'il nous faille construire chacun de nos énoncés, l'échange verbal serait quasiment impossible".
Il explique ainsi que notre capacité à nous exprimer repose sur le fait que nous avons été confrontés à des discours antérieurs et que cette confrontation nous a permis d'acquérir des formes d'expression, comme celle par laquelle Marvin, enfant animateur d'une DVDP, ouvre la discussion : " Je déclare l'atelier de philosophie ouvert ". C'est un premier type de mobilisation de locuteurs in abstentia. Les "romans philosophiques" de M. Lipman sont à considérer plus comme des modèles du "genre CRP" (Communauté de Recherche Philosophique), que des romans au sens où nous l'entendons aujourd'hui en littérature de jeunesse. Ainsi le personnage Harry propose des formes de langage permettant de travailler, développer des habiletés de pensée comme dans cet extrait : "Ainsi, se dit Harry, il y a des choses qui tournent autour du Soleil et qui ne sont pas des planètes. Toutes les planètes tournent autour du Soleil, mais on ne peut pas dire que tout ce qui tourne autour du Soleil est une planète. Il eut alors une idée : une phrase ne peut pas être renversée. [...] Cette idée le fascina tellement qu'il décida de la mettre à l'épreuve dans d'autres exemples".
Où Harry découvre que si "tous les A sont des B" cela ne signifie pas que "tous les B sont des A" par le truchement d'une transformation linguistique. Dans les pratiques de P4C qui prennent comme point de départ des ouvrages de littérature de jeunesse, des mythes, l'auteur est aussi à considérer comme un sujet de la discussion.
Les propos des enfants mobilisent aussi des dires et des opinions d'autrui comme Xavier qui mobilise le discours d'autrui dans la construction d'un point de vue : " il y a des femmes qui préfèrent # qui préfèrent comme a dit Judith sortir avec leurs copines enfin # qui se sentent moins libres avec un enfant # elles pensent que c'est une oppression".
Ainsi, et comme c'est le cas dans les conversations ordinaires, les pratiques de CRP mobilisent différents types de locuteurs :
In praesentia | In abstentia | |
---|---|---|
Directs | Les participants de la discussion | Xxxx |
Indirects | Les observateurs Le public (dans un contexte de démonstration) |
L'auteur du texte pour le questionnement Les personnages réels ou fictifs des exemples mobilisés par les enfants ou l'animateur. |
III) Les modes de communication
On ne communique pas directement d'esprit à esprit, généralement on mobilise un ou plusieurs outils de communication. Communiquer suppose de partager une langue qui offre généralement deux modalités : orale et écrite ; mais on mobilise aussi d'autres ressources que la/les langue/s. Ainsi, les ateliers ont illustré le fait que la communication passe aussi par d'autres voies comme l'image et le corps. Nous allons voir quelle a été la place de ces autres modalités dans les exercices "philo-art".
A) L'exercice " Intégrer l'aléatoire au processus de création " mobilise plusieurs artéfacts : un discours oral produit par l'intervenante, la fresque que l'on peut considérer comme un discours "écrit" iconique qui devait répondre à la question " Qu'est-ce que dessiner ?". Premier effet produit par ce dispositif : un sentiment de saturation communicationnelle que ce soit pour les "dessinateurs" qui devaient, s'ils voulaient être en dialogue avec l'ensemble des interlocuteurs, écouter les intervenantes et regarder les traces graphiques produites par les autres dessinateurs ou le public qui regardait cet atelier. La saturation portait aussi sur le versant production de la fresque collective, puisqu'il était attendu que les "dessinateurs" tiennent compte de ces deux sources d'informations pour construite leur discours "graphique" et la multiplicité des outils graphiques mis à disposition (feutres, craies grasses... couleurs différentes, appareil photo à développement instantané) surcharge encore cognitivement la tâche. Du coup on peut se demander en quoi et comment ce type de dispositif permet de penser ensemble.
Si la saturation communicationnelle est un des obstacles au dialogue, on peut penser que le fait qu'il mêle deux ordres langagiers différents : l'oral et le scriptural2 en est aussi un, en tous cas tel que l'interaction se déroule. La communication orale est celle de l'immédiateté, elle supporte difficilement les "retours en arrière", se développe selon une seule dimension : le temps. Lors d'un dialogue oral, le locuteur doit gérer simultanément des opérations cognitives comme : élaborer le contenu sémantique du message, choisir les mots, la syntaxe ... Élaborer un message dans l'ordre du scriptural au contraire permet de différer certaines tâches, d'ajuster sa création finale, de compléter son propos. La temporalité de l'oral suppose une alternance des rôles : les acteurs du dialogue sont tour à tour locuteurs et allocutaires dans un espace-temps partagé ; à l'écrit à un temps "t" il y a un destinateur et un destinataire, sans rétroaction possible.
Or, la temporalité qui a prévalu dans la situation présentée n'est ni complètement celle de l'oral, ni celle du scriptural, puisque le locuteur oral n'a jamais été allocutaire et que les dessinateurs-scripteurs destinataires du message oral ont été des destinateurs sans réel destinataires (autres que les spectateurs de l'atelier), même si la rotation entre les trois groupes de dessinateurs a introduit des ruptures dans cette continuité. Si on est dans une situation de communication, on ne peut parler de dialogue. Ce n'était d'ailleurs pas l'objectif de cet atelier qui, a mon sens, fonctionne plutôt comme une métaphore de la discussion philosophique, vue comme une rencontre de différentes subjectivités qui s'expriment chacune à sa manière, avec des outils de communications qui lui sont propres, dont il est difficile de prévoir l'issue. C'est ce que je retiendrai de cette première présentation d'exercice "philo-art" qui propose une situation de communication complexe, saturée d'informations, qui se démultiplie en sous-dialogues : entre les dessinateurs, entre les groupes ...
Le geste est aussi de la parole, qu'il s'agisse : à l'écrit, de produire les mouvements nécessaires à l'inscription du texte ; à l'oral, de faire fonctionner l'appareil articulatoire, mais aussi de s'exprimer avec le corps tout entier, car la gestualité co-verbale est aussi porteuse de messages.
Sur le plan du développement génétique du langage, le langage gestuel précède le langage verbal. Ainsi, le jeune enfant qui pointe un objet qu'il ne peut atteindre, exprime une demande auprès de l'adulte qui signifie quelque chose comme " Donne-moi X" ; quelques mois plus tard il pointera les objets en les nommant " gâteau" pour les demander. Et enfin, il produira des énoncés plus complexes. Si une prédominance du verbal s'installe, ce n'est pas pour autant que le geste disparait totalement, il suffit d'observer des personnes téléphonant dans un lieu public pour voir que, bien qu'en relation vocale avec leur interlocuteur, elles font quand même des gestes. L'exercice philo-art "Traversée" nous a présenté la performance some/a body qui propose d'explorer des concepts et une conceptualisation en poussant à l'extrême une pensée qui passe par le corporel, ne convoquant le langage verbal que dans un second temps. C'est une expérience de conceptualisation philosophique qui part du langage corporel pour penser, qui nous propose une régression nous ramenant dans la situation du jeune enfant au début de son apprentissage de la parole.
Il a été remarquable de constater, si ce n'est une supériorité du geste sur la parole, du moins de nous rappeler que le geste permet aussi d'explorer un univers conceptuel. La mise en geste, statique et dynamique du concept de "limite" va aider à distinguer, par exemple, la limite qui enferme de celle qui enveloppe et protège. Mettre en geste ses pensées permet de les amener au niveau de la conscience puis de les verbaliser. Le geste comme procédé de sémiotisation est donc aussi un outil pour penser, pour apprendre, les temps de dialogues entre les danseurs et la philosophe ont permis d'élucider la signification des gestes. Les échanges ont conduit aussi les danseurs à affiner leurs "formulations gestuelles", à reformuler les gestes comme on reformule un énoncé en utilisant une construction ou un mot qui correspond mieux à ce que l'on souhaite exprimer. En cela le geste est outil de pensée, on pense avec l'ensemble du corps, et par l'ensemble du corps.
B) La présentation d'"Objets philosophiques" fait le pari que la philosophie peut prendre une forme objective matérielle. La communication du concept ne passe plus uniquement par les mots et le dialogue, mais elle est médiatisée par l'exposition d'un objet "philosophique" artistique. Cela présuppose que l'on considère que les objets sont une forme d'existence des idées et de la conscience des individus. On retrouve ici ce qui est développé par Léontiev (1984 [1975] : 32 et suiv.), quand il explique que la conscience réside dans l'activité des sujets et que les idées prennent " une forme d'existence nouvelle sous l'aspect d'objets extérieurs perceptibles par les sens. [...] C'est leur confrontation avec les représentations initiales qui constitue le procès de leur prise de conscience par le sujet, procès à la suite duquel elles trouvent dans son cerveau leur double, leur être idéel." Ainsi, créer des objets (philosophiques ou non) conduit d'une part à conceptualiser et ensuite à communiquer, avec soi-même d'abord puisque l'objet permettra une confrontation entre l'idéel et le réel, avec les autres dans un second temps. Là encore on peut se demander s'il y a dialogue philosophique ou simplement une potentialité de dialogue qui se réalisera ou pas ?
Les situations présentées ont mis en oeuvre des outils de communication variés que nous considérons tous comme des outils langagiers. Ainsi pensée et dialogue prennent forme à travers des modes de réalisations objectives que l'on peut classer ainsi :
Ressource | Réalisation | Caractéristiques |
---|---|---|
Verbale | Orale | Fortement codé Temporalité courte |
Écrite | Fortement codé Temporalité longue |
|
Non verbale | Gestuelle | Variabilité forte inter-individuelle Temporalité courte |
Iconique | Genres « artistiques » Temporalité longue |
|
Animée | Genres « artistiques » Temporalité courte |
Ce tableau ne doit pas être lu comme des ressources qui s'excluent, mais des ressources disponibles, dans lesquelles les locuteurs peuvent puiser simultanément pour exprimer leurs idées, penser, conceptualiser... D'ailleurs dans les situations ordinaires de communication, nous avons le plus souvent recours à de multiples ressources : parole + geste, parole + textes lors d'un exposé avec diaporama.
On peut dire que les ressources verbales de communication sont aujourd'hui l'objet de peu de variations dans leurs réalisations individuelles ; il existe toujours un standard de la langue que le locuteur s'efforce de respecter, que ce soit à l'oral ou à l'écrit. En revanche, la communication non-verbale est l'objet de fortes variations inter-individuelles ; il existe peu de gestes emblématiques dans une langue (c.-à-d. qui renvoient à un référent univoque stable). Pour ce qui est des modes d'expression iconique (image fixe ou animée), si une oeuvre d'art peut s'inspirer de différents genres, que ce soit pour en respecter les canons ou dans la recherche d'écart signifiant (en littérature, le nouveau roman a remis en cause les formes du roman traditionnel, en peinture l'impressionnisme est né de la volonté de marquer une rupture par rapport à l'académisme ...), il existe des standards auxquels se référer.
En P4C, c'est principalement le langage oral qui est mobilisé dans le dialogue, que ce soit dans l'élaboration du questionnement ou lors de la délibération. Dans les DVDP, l'écrit est également présent du fait du secrétaire, mais il n'a pas directement de rôle dans la communication, l'écrit est là comme mémoire des dires lors des moments de bilan. Les ateliers "philo-art" ont ouvert des pistes pour enrichir les modalités de communication. Le recours à d'autres modes de sémiotisation de la pensée (en mouvement) et du "pensé" (comme résultat), comme demander aux participants de représenter un concept par un geste, par un dessin ramène à une conceptualisation pré-verbale, car il n'est pas toujours évident que "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement" et les mots pour le dire ne viennent pas toujours de manière aisée. La pensée non-verbale, pré-verbale existe, je ferais bien l'hypothèse que donner l'occasion de penser avec autre chose que des mots va permettre non seulement de penser plus facilement, le truchement d'autres artéfacts pouvant conduire à une pensée verbalisée. Cela va aussi permettre de penser autrement, on peut là aussi faire l'hypothèse que selon le média utilisé on ne pense pas (à) la même chose, de la même manière. Un autre avantage à travailler frontalement cette question de la multimodalité des discussions philosophiques serait de permettre à un participant qui maitrise mal une langue de représenter ses pensées, quelles que soient les causes de cette mauvaise maitrise : problème langagier, ou fait d'être allophone.
IV) La dynamique du dialogue
"Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et femmes n'en sont que des acteurs ; ils ont leur sorties comme leurs entrées, et chacun dans sa vie joue bien des rôles."3écrivait Sheakspeare. Je proposerai donc d'envisager à la suite de Sheakspeare (mais aussi de E. Goofmann, l'école de Chicago dont J. Dewey est d'ailleurs un des membres fondateurs avec M. Mead, C.S. Pierce...), que les acteurs des interlocutions à visée philosophique endossent un "rôle" dans la dynamique de ces échanges.
Pour revêtir ce rôle, il me semble qu'une des conditions sera d'être capable de se représenter la discussion dans sa dimension dynamique et notamment de saisir comment se tissent et se nouent les paroles des uns et des autres. En cela, l'apologie du noeud à travers la "création d'une mosaïque de la parole" permet de voir comment la parole circule. L'outil présenté par Johanna Hawken4, permet de donner à voir le parcours de la parole : qui parle ? Après qui ? Combien de fois ? Mais il conviendrait de le compléter, l'enrichir afin qu'il mette au jour : qui dit quoi ? Comment se co-construisent les idées ? Comment les propos s'accordent ou s'opposent ? Par quels glissements sémantiques passe la pensée collective ? Une analyse de contenu complémentaire est nécessaire pour dessiner la filiation des propos, des idées. Cet outil qui permet une certaine prise de conscience du fonctionnement du dialogue, pourrait être complété en demandant par exemple, aux observateurs (pour reprendre un aspect de la démarche de M. Tozzi), de choisir une couleur selon que l'intervention est un exemple, un point de vue, marque l'accord avec ce qui vient de se dire, un désaccord ... on commencerait ainsi à visualiser le contenu sémantique et pragmatique des discours.
La dynamique des discussions est aussi caractérisée par son imprévisibilité. Dialoguer est en cela un "jeu" entre des locuteurs, avec tous les hasards auxquels est soumis tout jeu. Ainsi, "intégrer l'aléatoire" dans les discussions à visée philosophique est non seulement souhaitable, mais incontournable. L'inter-locution véritable suppose que l'on intègre dans ses dires non seulement les dires de l'autre (pour les réfuter, les nuancer, les approuver), mais aussi plus globalement que l'on prenne en compte les réactions des autres aux paroles que l'on profère : réactions qui peuvent être verbales ou non-verbales, manifestant de la non-compréhension, de l'étonnement, du rejet. Jouer le jeu de l'inter-locution est tout sauf réciter un discours préétabli. Sans cela, les discutants d'une DVP seraient un peu comme Pantagruel et ses compagnons qui réchauffent entre leurs mains des paroles gelées pour qu'elles redeviennent audibles : " Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c'estoit languaige Barbare." (Rabelais, Quart livre, Chap LVI). L'aléa, l'inattendu est peut-être à voir comme une forme de surgissement du kaïros dans la discussion.
L'exercice "d'extraction et d'injection d'un concept à partir d'une oeuvre d'art", propose une procédure très outillée de communication et d'interaction entre des sujets et une oeuvre d'art partant du postulat que l'oeuvre d'art est porteuse de concepts. Il propose un "genre de discussion philosophique" au sens de ce que Bakthine entend quand il parle du "genre" comme "moule" de la parole. Ici ce dispositif est un genre de dialogue, qui propose différents types d'épisodes5 dialogiques et une chronologie de ceux-ci :
- épisode descriptif dont l'enjeu est de construire ensemble une représentation formelle et objective de l'oeuvre ;
- épisode interprétatif où les imaginations multiples se confrontent ;
- épisode de conceptualisation qui a pour but d'extraire un concept ;
- épisode de représentation du concept par un mode d'expression artistique.
Cette démarche octroie à l'animateur un pouvoir sur la parole des participants. Ainsi, il leur demande d'abord de donner la liste des couleurs du tableau, leur localisation, il induit le regard et la réflexion : " comment est-ce que les couleurs fonctionnent entre elles ?", et parfois même réfute les dires d'un participant. On peut donc penser que plus un "genre" de discussion à visée philosophique est l'objet d'une structuration, plus il a tendance à instaurer un rapport entre les interlocuteurs donnant une position "haute"6 à l'animateur et "basse" aux participants. Toutefois, on peut observer des renversements de situation, à l'instar d'un des participants qui, lors de cet atelier, réfute le présupposé de l'exercice et prend la position "haute" dans le dialogue. Cela montre que les interlocuteurs peuvent toujours échapper au moule qu'est un genre, pour peu que l'on dispose des outils de pensée et de dialogue, comme dans cet évènement de dialogue auquel nous avons assisté dans cet exercice "philo-art".
Nous avons relevé des situations comme celles-ci dans les DVP recueillies à Grenoble. Ainsi, lors d'une d'entre elles, les élèves de collège avaient choisi de discuter sur la question " Pourquoi pensons-nous à la mort plutôt que profiter de la vie ?"7. Au début de la phase de délibération, l'enseignante rappelle la question. À peine a-t-elle terminé que Shon demande " c'est qui qui pense à la mort ?" Il n'est pas besoin de préciser que dans l'épisode qui suit, l'animatrice a beaucoup de mal à lancer le débat puisque le présupposé de la question : " tout le monde pense à la mort" est remis en cause. Cette capacité à expliciter et réfuter les présupposés d'une question permet aux élèves de s'attribuer une position plus haute que celle qu'ils ont souvent en contexte scolaire. Toute communication est toujours inégale8, au moins à un temps "t", et le bonheur conversationnel est moins à voir, me semble-t-il, dans une égalité des interlocuteurs, mais sur le fait que chacun à son tour puisse "tenir" la position "haute" et "basse". Ainsi animer des discussions à visée philosophique c'est permettre aux élèves de penser en position haute. Je suis en cela Jean-Paul Goudet (2011) qui, dans un article consacré à l'autorité et la violence à l'école, préconise d'ouvrir des espaces de négociation dans lesquels " L'adulte accompagnateur doit savoir adopter une posture "maïeutique", il sait se mettre en position basse pour inviter l'autre à penser et agir en position haute ".
V) Quelques propositions
Je terminerai cette contribution avec deux pistes de réflexion et de recherche. Tout d'abord la dimension internationale de ces rencontres m'a conduit à penser qu'il serait passionnant de conduire des travaux de recherches qui compareraient des séances de P4C en différentes langues. Si les fondements anthropologiques sont présents dans toutes les langues (le temps, l'espace, la trajectoire ... sont marqués dans la plupart des langues), certains aspects ne sont pas systématiquement marqués syntaxiquement, par exemple la manière dont un locuteur a accès à un fait qu'il relate n'est pas obligatoire en français. On peut dire simplement "X est venu hier" sans préciser si on a été témoin du fait ou si on nous l'a rapporté, alors que dans certaines langues il est obligatoire de le préciser. Est-ce que l'on pense de la même manière et la même chose selon que l'on dialogue dans sa langue première ou dans une langue deuxième, troisième ? Ensuite, il serait également intéressant de se demander si et en quoi, la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation dépendent des artéfacts disponibles pour les inter-locuteurs et l'usage qu'ils en font. Nous avons vu que le geste permet de représenter un concept, idem pour le dessin ... est-ce que ces médias nous conduisent à penser autrement ?
(1) Source : TLFI http://www.cnrtl.fr/definition/coop%C3%A9rer (consulté le
11/12/17)
(2) Je m'appuie sur les travaux de M. Dabène (1990), suite aux conceptualisations de
J. Peytard.
(3) Comme il vous plaira, II, 7
(4) Voir l'article de J. Hawken dans le n° 74 de
Diotime.
(5) Nous reprenons ici le modèle genevois de Roulet, Filliettaz & Grobet (2001)
qui propose un modèle hiérarchique d'analyse des interactions à partir des concepts
d'acte, intervention, échange, transaction et incursion. Nous avons adapté ce modèle
pour des contextes pédagogiques (Simon, 2010) et nous avons préféré "épisode
pédagogique" au terme "transaction". Un épisode qui correspond à une série
d'échanges dont l'enjeu tourne autour d'un objet de savoir co-construit dans
l'interaction maître-élève.
(6) En analyse des dialogues, la position haute est celle de celui qui questionne,
donne des ordres, gère la dynamique conversationnelle, la position basse est celle
de celui à qui on demande, qui est guidé, qui est plutôt en situation de subir le
déroulement de l'échange.
(7) Extrait d'une DVP enregistrée en classe de 5è au collège Vercors de
Grenoble.
(8) Pour reprendre le tire de l'ouvrage de F. François (1992).