Revue

Canada - Québec : Discussions à visée philosophique

Nous nous passionnons pour les discussions philosophiques, ces discussions que Michel Tozzi définit de la manière suivante : "Il s'agit de mettre en place en classe une communauté de recherche (M. Lipman), un "intellectuel collectif", où l'enjeu de la discussion est d'avancer ensemble sur une question importante posée (rapport de sens), et non d'avoir raison de l'autre (rapport de force); de chercher avec et non de lutter contre"1. Nous adhérons totalement à cette définition. Toutefois, après avoir lu Tozzi, Lipman, Sasseville et d'autres, et après avoir expérimenté divers types de discussions philosophiques (café philo, séminaire, discussion en classe, etc.), nous en sommes arrivés à une formule quelque peu différente. Nous aimerions partager avec vous cette pratique qui nous permet de discuter philosophiquement avec nos étudiantes et nos étudiants.

I) Mise en contexte

Les discussions s'adressent à des étudiantes et des étudiants qui en sont pour la plupart à leur première discussion philosophique. Si certaines ou certains ont eu la chance de participer dès le primaire (5 à 12 ans) à des discussions dans le cadre de projets de philosophie pour enfants, cette pratique reste malheureusement le fait d'initiatives isolées, trop souvent le fruit d'une approche plus ou moins individuelle, et peu de nos étudiantes et de nos étudiants en ont bénéficié2. Ce qui est proposé à l'ensemble des élèves du primaire (6 à 12 ans) et du secondaire (13 à 17 ans), ce sont plutôt les cours d'éthique et culture religieuse (ECR). Ces cours sont dispensés par des enseignantes et des enseignants formés en éducation plutôt qu'en philosophie. Si l'enseignement qu'on y dispense permet parfois de très belles discussions philosophiques, il arrive encore trop souvent que la discussion y occupe une place marginale.

Au collégial, il faut donc considérer que nos étudiantes et nos étudiants sont néophytes pour ce qui est de la discussion philosophique. Ceux-ci ont généralement 17 ou 18 ans, bien qu'il y ait toujours quelques étudiants plus vieux dans nos classes.

Trois cours de philosophie (Philosophie et rationalité, L'être humain et Éthique et politique) sont obligatoires au niveau collégial. Les discussions à visée philosophique dont nous parlons ici s'inscrivent dans le cadre du premier cours, mais peuvent aussi avoir lieu dans les 2e et 3e cours. Généralement, nous préférons faire les discussions à visée philosophique vers la fin de la session. Ainsi, cela nous permet de donner les bases de l'argumentation rationnelle, de voir certaines théories d'auteurs et d'auteures et de faire quelques travaux d'équipes pour créer des liens avant de discuter tous ensemble. Lors d'une session de cours, le thème des discussions reste le même, par exemple : "La vérité", et les questions posées y sont directement liées, par exemple : "L'être humain doit-il rechercher la vérité?" ou encore : "Est-ce un choix de croire aux vérités scientifiques?".

II) Objectif de l'activité

Nous sommes convaincus de l'importance de la discussion en philosophie. Celle-ci nous aide à élargir le champ des possibles par l'interaction que nous avons avec les autres. La discussion oblige à formuler clairement une pensée, à structurer des idées pour les rendre intelligibles aux autres. Ces autres apportent d'autres idées, en permettent la remise en question et l'évolution. La discussion à visée philosophique doit être émancipatrice de nos peurs, de nos préjugés, des dogmes qui nous emprisonnent. Elle doit nous permettre de grandir en tant qu'individu, d'avancer. En parallèle, elle doit nous permettre de développer nos compétences citoyennes comme l'écoute, le respect et l'ouverture à l'autre. Elle doit nous rendre meilleurs.

Cette discussion permet aussi l'apprentissage de la prise de parole en groupe et l'affirmation de soi. Elle permet de faire usage de la pensée rationnelle. Celle-ci permet à son tour de problématiser des situations ou des questions; de conceptualiser, c'est-à-dire de définir, de mettre en relation et de réfléchir sur des concepts-clés, et de pratiquer les règles de l'argumentation en formulant des thèses, des arguments, des objections, etc. Elle nous permet encore de réviser les positions des auteures et auteurs vus en classe et de les utiliser pour construire notre pensée. L'interaction avec les autres nous permet d'évoluer plus qu'il ne serait possible de le faire seul.

Ce que nous voulons ici, c'est collaborer tous ensemble pour apprendre les uns des autres. En effet, la discussion que nous proposons n'est pas un débat où il faudrait déterminer un gagnant et un perdant. L'objectif demeure plutôt de travailler ensemble pour tous apprendre quelque chose, pour tous être gagnantes et gagnants.

III) Disposition matérielle

Pour ces discussions, nous sortons de la classe et nous rendons à la rotonde de la bibliothèque. Les personnes qui discutent (présidente ou président, relanceuse ou relanceur, reformulatrice ou reformulateur et synthétiseuse ou synthétiseur) sont disposées en cercle, assises par terre ou sur de petits bancs. Là où le scribe est à l'extérieur du cercle avec un grand tableau blanc. La schématiseuse ou le schématiseur est aussi à l'extérieur du cercle et tâche de reproduire la discussion en temps réel. Le schéma est projeté sur un écran. C'est aussi cet écran qui est utilisé par la relanceuse ou le relanceur pour les courtes projections vidéos. Les observatrices ou les observateurs et les journalistes sont en retrait et restent silencieux.

IV) Déroulement de l'activité

  • Mise en place et explication de départ. Le groupe est séparé en deux et les rôles sont distribués (environ 10 minutes).
  • Discussion 1re partie (environ 40 minutes).
  • Pause. (9 minutes).
  • Discussion 2e partie (environ 20 minutes).
  • Retour sur la discussion. Les observatrices et les observateurs rendent compte de leurs observations (environ 15 minutes).
  • Explication de la carte conceptuelle construite durant la discussion. (environ 15 minutes).

V) Prise de parole

La parole est accordée lorsque la présidente ou le président de séance interpelle le groupe et désigne une personne en particulier. Nous utilisons une balle pour montrer physiquement qui a la parole. La présidente ou le président lance la balle qu'il faut attraper au bon.

La parole est régie par des règles démocratiques (le droit de parler d'un seul, et chacun peut en disposer, c'est le devoir de se taire pour tous les autres quand il parle) ; et la pensée est réglée par des repères philosophiques : questionner une notion ou la question, pour bien comprendre le problème ; essayer de définir les notions, pour préciser ce dont on parle ; tenter d'argumenter ce que l'on avance ou objecte pour savoir si ce que l'on dit est vrai. Bref penser ce que l'on dit, sans se contenter de dire ce que l'on pense...

VI) Rôles des participantes ou des participants

Explicatrice ou explicateur - Avant la discussion, et si besoin durant celle-ci, elle ou il explique le déroulement et la méthode utilisée (Ce rôle est assuré par les enseignantes ou les enseignants).

Présidente ou président de séance - La personne qui occupe ce poste ne prend pas part à la discussion. Elle s'assure que la parole est respectée. Lorsqu'une personne parle, les autres écoutent et sont respectueuses. Elle doit intervenir si des comportements inadéquats apparaissent. C'est cette personne qui gère les tours de parole. Pour demander la parole, il faut lever la main. On favorise les personnes qui ont le moins parlé pour prendre la parole. Il faut comptabiliser les tours de parole (1er, 2e, 3e, etc.). Si, par exemple, une personne qui n'a parlé qu'une fois lève la main en même temps qu'une personne qui a parlé trois fois, elle aura priorité sur cette dernière. Environ 10 minutes avant la fin de la discussion, c'est le moment d'offrir la possibilité aux personnes qui n'ont pas encore parlé de le faire. Bien entendu, elles peuvent accepter ou pas cette offre. C'est aussi cette personne qui demande de reformuler ou de synthétiser (Ce rôle est assuré par les enseignantes ou les enseignants ou par une étudiante ou un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent).

Relanceuse ou relanceur - Il a priorité sur les tours de parole, mais il doit utiliser ce privilège avec parcimonie. Il relance la discussion par des petites capsules vidéo préalablement sélectionnées par les enseignantes ou les enseignants (Ce rôle est assuré par une étudiante ou un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent).

Questions de relance - Des questions de relance sont aussi distribuées aux personnes qui discutent et elles peuvent les utiliser à leur tour de parole pour relancer la discussion lorsqu'elle s'essouffle ou qu'elle tourne en rond.

Reformulatrice ou reformulateur - Les personnes qui occupent ce poste ne prennent pas part à la discussion. Ponctuellement, elles reformulent ce qui a été dit. L'idée est de bien écouter et de redire dans des mots simples, ce qui vient d'être dit (Ce rôle est assuré par une étudiante et un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent).

Synthétiseuse ou synthétiseur : les personnes qui occupent ce poste ne prennent pas part à la discussion. Elles font des synthèses à quelques moments-clés durant la discussion. À la fin, elles feront un résumé de la discussion avec l'aide de la scribe ou du scribe qui a écrit au tableau (Ce rôle est assuré par une étudiante et un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent).

Scribe - La personne qui occupe ce poste ne prend pas part à la discussion. Elle note au tableau les idées importantes qui ont été synthétisées (Ce rôle est assuré par une étudiante ou un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent).

Journalistes (2) - Les deux personnes qui occupent ce poste ne prennent pas part à la discussion. Celles-ci doivent prendre des notes et faire un résumé fidèle de la discussion. Ce résumé de 250 à 500 mots sera remis à l'ensemble des étudiantes et des étudiants. Ce travail remplace le travail écrit à faire durant l'activité. Attention, il faut bien écrire. Les deux résumés doivent être remis aux enseignantes ou aux enseignants au plus tard 72 heures après la rencontre et ils seront ensuite partagés par les enseignantes ou les enseignants à la classe (Ce rôle est assuré par une étudiante et un étudiant parmi le groupe des personnes qui observent.)

Personnes qui discutent - Elles sont disposées en cercle dans la salle. Elles s'expriment et donnent un avis argumenté. L'idée est de faire avancer la discussion pour qu'elle soit profitable pour l'ensemble des participantes et des participants. C'est un travail collaboratif qui devrait nous permette de nous enrichir mutuellement, ceci en faisant des arguments, des objections, des réfutations, en définissant les concepts, en les mettant en relation, etc. Toutes les interventions se font dans le plus grand respect des autres (Ce rôle est assuré par la moitié de la classe à la première rencontre et par l'autre moitié lors de la deuxième rencontre).

Observatrices et observateurs : Ces personnes se placent à l'extérieur du cercle. Elles doivent être silencieuses et prendre des notes. Elles pourront s'exprimer durant le retour sur la discussion. Elles feront alors une métaréflexion sur ce qui vient de se dérouler. Quelques pistes peuvent servir d'amorce : portez une attention particulière au rôle que vous ferez ou que vous avez déjà fait. Quelle est la dynamique de la discussion? Quelles sont les questions qui resteraient à poser? Quelles sont les pistes qu'il reste à explorer? (Ce rôle est assuré par la moitié de la classe à la première rencontre et par l'autre moitié lors de la deuxième rencontre).

Schématiseuse ou schématiseur - Durant toute la durée de la discussion, une enseignante ou un enseignant notera les concepts centraux abordés et tentera de les relier pour créer une carte conceptuelle. À la fin de la discussion, il se servira de cette carte pour rendre compte du travail que nous avons accompli. La carte conceptuelle sera ensuite disponible par l'ensemble de la classe (Ce rôle est assuré par un enseignant ou une enseignante).

VII) Travaux à faire par les étudiante et les étudiants

La prise de parole est encouragée, c'est l'un des objectifs de l'activité, mais elle n'est pas obligatoire. Pour chacune des rencontres, les étudiantes et les étudiants doivent remettre un cours texte, entre 100 et 200 mots de réflexion philosophique et environ 100 mots d'appréciation générale de l'activité.


(1) Tozzi, Michel, "Animer une discussion à visée philosophique en classe". Page d'accueil du site : www.philotozzi.com

(2) La philosophie pour enfants au Québec est, entre autres, mise de l'avant par les travaux de Michel Sasseville de l'Université Laval. Voir :https://philoenfant.org/author/michelsasseville/. À l'université Laval, il est d'ailleurs possible de faire un certificat ou un microprogramme en philosophie pour enfants.

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