Revue

Les deux paradigmes du philosopher : argumenter et interpréter

Introduction

Trop souvent, la philosophie pour enfants est assimilée au seul débat canonique connu sous le nom de DVDP (Débat à visée démocratique et philosophique). On propose un sujet ou une question, et on se lance immédiatement dans un échange d'idées et d'arguments qui aboutit - ou non - à une conclusion.

Cette conception du débat se réfère à la trilogie des objectifs proposée par Michel Tozzi : conceptualiser, problématiser, argumenter. L'activité philosophique consisterait à poser une question puis avancer une thèse en réponse - ce qui suppose de passer de l'exemple au concept, du singulier à l'universel. Puis cette thèse devrait être validée ou infirmée par des arguments1.

Cette conception est-elle conforme à la pratique effective de la philosophie, telle qu'elle se donne à travers son histoire, de Platon à Levinas ? Jusqu'à Kant, incontestablement oui. Pour s'en tenir à la période classique, philosopher, pour Descartes et ses successeurs consiste à formuler des définitions claires, aussi univoques que possible, et à en tirer des conclusions en suivant "l'ordre des raisons", tel qu'analysé dans le Discours de la méthode. En témoigne la préférence récurrente pour l'ordre "more geometrico", dont L'Ethique de Spinoza constitue l'illustration la plus achevée.

I) Le tournant kantien dans l'histoire de la philosophie

Mais à partir de Kant, tout change. Kant, dans la préface à la Critique de la raison pure, dénonce la métaphysique comme "Kampfplatz" (champ de bataille) - c'est-à-dire précisément comme activité argumentative opposant une thèse à une autre, chacune avec son arsenal d'arguments et de réfutations, donnant lieu à d'interminables controverses. Il montre, dans la dialectique de la raison pure, que la démarche argumentative en philosophie est incapable d'atteindre une quelconque vérité, et que les débats auxquels elle donne lieu sont indécidables, donc interminables.

A ce modèle Kant oppose le modèle critique : la philosophie ne consiste plus à démontrer une thèse, mais à dégager, expliciter les conditions de possibilité et les limites de la connaissance en général, et de la connaissance scientifique en particulier. Il ne s'agit plus de prouver un énoncé ("Dieu existe", "l'âme possède une réalité distincte du corps", "l'homme est libre"). Il s'agit de scruter le vécu - non le vécu individuel et singulier de chacun, mais le vécu générique de l'homme en tant que sujet universel d'une expérience se donnant d'emblée comme normative, porteur d'une appréhension du monde comportant des règles, des exigences, des caractéristiques valables a priori pour tout individu.

La tâche de la philosophie est de décrire cette appréhension pour en dégager aussi précisément que possible les caractéristiques. C'est une démarche herméneutique : elle vise à déchiffrer ce qui est présent dans l'expérience, à expliciter ce qui est implicite, à clarifier ce qui est perçu sans être encore réfléchi, à interpréter ce qui se donne comme un texte brut.

Après Kant, la philosophie ne cessera de développer et d'approfondir ce nouveau modèle. On ne trouvera pas, dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, la moindre trace d'une "argumentation". Hegel s'attache essentiellement à analyser des situations à la fois individuelles et historiques - la servitude, la conscience malheureuse, la foi, la terreur, etc. - pour en expliciter la signification radicale. Contrairement à la connaissance mathématique ou scientifique qui considère ses objets de l'extérieur, la philosophie se développe selon "un mouvement lent et une succession d'esprits, une galerie d'images dont chacune est ornée de toute la richesse de l'esprit". Il s'agit "d'extraire de (chaque) figure sa propre grandeur"2. La métaphore de la promenade dans un musée se substitue à celle du savant dans son laboratoire ou son cabinet de travail: voilà qui justifie l'approche du philosopher par les oeuvres picturales que nous proposerons bientôt.

Après lui, Nietzsche n'argumente pas davantage. La démarche généalogique ne vise pas à démontrer l'inanité de certaines croyances - comme la croyance en Dieu, ou un monde des idées séparé de celui des phénomènes, ou le caractère impératif du devoir moral - mais à remonter jusqu'à leur origine, à en expliciter la signification inconsciente et à suivre le fil de leurs transformations au fil des siècles. Dans Par-delà le bien et le mal, il écrit : " J'ai peu à peu découvert que toute grande philosophie a été jusqu'à ce jour la confession de son auteur et une sorte de Mémoires involontaires et inconscients. (...). Chez le philosophe, il n'y a rien d'impersonnel. Sa morale notamment témoigne de façon nette et décisive de ce qu'il est, c'est-à-dire de la hiérarchie qui préside chez lui aux instincts les plus intimes de sa nature"3. Philosopher, c'est alors déchiffrer, débusquer, dégager ces "intentions secrètes" qui animent toute pensée. On est ici encore dans l'herméneutique et non dans l'argumentation.

Husserl constate pareillement que "depuis ses tout premiers commencements, la philosophie a toujours prétendu être une science rigoureuse" ; mais "à aucune époque de son développement elle n'a pu satisfaire cette prétention"4. La faute en est qu'elle a voulu procéder comme les sciences mathématiques ou naturelles, par démonstrations et argumentations. Elle ne parviendra à devenir une science rigoureuse qu'en changeant de méthode et en mettant en oeuvre "des procédés propres d'éclaircissement 5". C'est cette "méthode d'éclaircissement" qui la caractérise ; il la définit comme" phénoménologie de la conscience", qui suppose tout un travail spécifique ("épochè", variation eidétique, etc.) pour parvenir à la "saisie phénoménologique de l'essence" - travail qui s'effectue "sans toutes les méthodes indirectes de symbolisation et de mathématisation, sans l'appareil des conclusions et des preuves" 6 - c'est-à-dire, ici encore, sans argumentation.

Bergson est aussi un des plus véhéments critiques de la démarche argumentative en philosophie. Il dénonce les pseudo-problèmes provoqués par une approche purement conceptualisante de l'expérience. Il montre que "le problème de la liberté" - problème philosophique classique s'il en est - est un "pseudo problème né d'une confusion de la durée et de l'étendue". Il affirme que "les vrais grands problèmes ne sont posés que lorsqu'ils sont résolus". C'est la réponse qui est première et non la question ! Il nie que la philosophie ait comme point de départ le doute méthodique, ainsi que Descartes le pensait, et à sa suite tous les professeurs de philosophie ou presque. Il raille cet usage du doute en philosophie et l'apparente au comportement obsessionnel du névrosé qui ne cesse de vérifier la fermeture de sa fenêtre.

Levinas, reconnaissant sa dette envers Husserl et Bergson, définit le philosopher comme "présence auprès des choses, dans leur vrai statut, en éclairant précisément ce statut, le sens de leur objectivité, de leur être, ne répondant pas seulement à la question de savoir "qu'est-ce ?", mais à la question "comment est -ce qui est, que signifie qu'il est ?"7 . Le vocabulaire employé - "sens", "éclairant", "que signifie" - indique bien qu'on est dans une démarche interprétative et herméneutique.

Heidegger, en trouvant une source essentielle de la pensée dans la poésie de Hölderlin et la peinture de Van Gogh (entre autres), se situe dans la même perspective.

Aujourd'hui, la "philosophie de l'esprit" d'inspiration essentiellement anglo-saxonne continue cette orientation. Wilfrid Sellars défend l'existence d'une "image extérieure" du monde, qui "possède un mode d'existence objectif dans la réflexion philosophique" et "transcende en quelque sorte la pensée de tout un chacun"8. La tâche de la philosophie est d'analyser "le cadre conceptuel où nous nous pensons les uns les autres comme partageant les intentions collectives (community intentions) dont sont tributaires les principes et les normes ambiants"9.

II) L'approche herméneutique de la philosophie contemporaine

Dans le prolongement de cette démarche, la plupart des philosophes aujourd'hui pensent le philosopher en termes d'interprétation plutôt que d'argumentation. Ainsi Michael Sandel : "Vivre sa vie, c'est entreprendre une quête narrative (...). La délibération morale relève d'une question d'interprétation de ma vie plutôt que de l'exercice de ma volonté"10. Ou Michael Walzer : "La justice est relative à des significations sociales (...). Une société donnée est juste si sa vie substantielle est vécue d'une manière qui soit fidèle aux compréhensions partagées de ses membres" 11 : ce qui le conduit à distinguer des "sphères de justice" qui obligent à renoncer à un concept unitaire de la justice.

Alasdair Mac Intyre parle lui aussi "d'identité narrative" inscrite dans un récit qu'il faut déchiffrer, interpréter, expliciter. "Nous avons trop de concepts disparates et rivaux de la justice et les ressources morales de la culture ne nous permettent nullement de résoudre la question rationnellement 12" - c'est-à-dire en argumentant, démontrant, conceptualisant. Daniel Dennett, reprenant la démarche husserlienne, parle "d'hétérophénoménologie"13, pour caractériser une analyse qui ne se réduirait pas à l'introspection, mais prendrait en compte la dimension intersubjective de la conscience.

Toute la question est donc en fin de compte de savoir si la philosophie - pour les enfants, pour les lycéens ou pour les adultes - peut utiliser comme paradigme du philosopher une conception de la philosophie dépassée depuis deux siècles. S'en contenter, c'est un peu comme si l'on prétendait aujourd'hui analyser les phénomènes naturels en se référant au modèle de la physique aristotélicienne, en ignorant les acquis de la physique newtonienne et einsteinienne. Que la philosophie comporte un aspect argumentatif, axé sur la conceptualisation (production de définitions), la problématisation (production de questions) et l'affirmation (production de thèses ou de jugements), c'est incontestable. Mais la ramener à ce seul aspect, c'est ignorer les acquis des deux derniers siècles de l'histoire philosophique. C'est du même coup manquer un aspect important des discussions entre enfants ou adultes. C'est réduire le philosopher à une forme quasi canonique (la DVDP), alors qu'il peut et doit donner lieu à une diversité d'activités variées qui échappent aux finalités et aux critères du modèle délibératif : travail à partir et autour d'images (photolangage) ou d'oeuvres littéraires, textes libres philosophiques, scénarisation de concepts, "squiggle" philosophique, élaboration de cartes mentales, etc.

III) Un exemple d'approche interprétative : la question de la justice

Les deux situations suivantes peuvent être proposées à la réflexion collective d'un atelier philosophique.

Situation 1: Dans un goûter d'anniversaire, il y a 8 enfants. La maman qui sert le gâteau s'apprête à le couper en huit parts égales. Mais plusieurs enfants font remarquer que sur le dessus il y a du caramel, du chocolat et de la crème chantilly répartis un peu au hasard. Il est impossible que chaque part ait une quantité exactement égale aux autres de ces trois ingrédients. Du coup, les enfants commencent à se disputer. Que faire ?

Situation 2 : Dans un magasin de journaux, un enfant pleure et supplie que le marchand lui rende sa pièce en échange de la sucette qu'il a achetée et qui n'est pas celle qu'il voulait. Mais le patron refuse. Il dit que l'enfant a déjà ouvert la sucette et qu'il ne peut plus la vendre. L'enfant est manifestement désespéré. Des clients, qui attendent leur tour, assistent à la scène.

Ces deux situations ont en commun de ne pas offrir deux choix bien tranchés, comme dans les dilemmes classiques. Au contraire, elles semblent ne pas permettre de solution.

Dans la première, comment répartir également un gâteau qui ne peut pas être découpé en parts identiques ? Au mélange des trois ingrédients sur le gâteau s'ajoutent les préférences subjectives des enfants : l'un aimera davantage la crème chantilly, l'autre préfèrera le chocolat, mais ces préférences ne sont pas mesurables et ne fournissent la base d'un partage objectif à partir de critères clairs.

Dans la seconde, le patron a le droit pour lui. Il a raison quand il dit qu'il ne pourra pas vendre une sucette ouverte et qu'il perdra l'argent s'il rembourse l'enfant : rien ne l'y oblige.

On peut présenter chaque situation telle quelle, sans suggérer de solution, et demander aux enfants d'imaginer des propositions pour sortir de cet embarras. Faute de pouvoir recourir à une règle claire (dans la première situation) ou à une prescription légale (dans la seconde situation), il faut inventer quelque chose qui maintiendra ou rétablira la justice aux yeux des protagonistes. Voici quelques suggestions susceptibles d'être faites par les enfants :

  • Pour la première situation : donner le gâteau au chien (comme cela personne n'aura rien !) ; tirer au sort les parts ; faire choisir en commençant par le plus jeune (ou le plus âgé) ; enlever le dessus du gâteau et le mettre à part, en mélangeant les ingrédients pour les répartir également ; ou au contraire en mettant les trois ingrédients dans des récipients séparés, pour que chacun puisse prendre ce qu'il aime ; prendre volontairement une part plus petite, pour inviter les autres à faire de même, etc.
  • Pour le seconde situation, le problème est encore plus délicat, puisqu'en toute rigueur "il n'y a pas de problème" : le patron a la loi pour lui, l'enfant doit apprendre ce que dit la loi, à savoir que toute marchandise qui n'est plus consommable du fait de l'acheteur doit être payée (la garantie ne s'applique qu'aux défectuosités survenues du fait de la mauvaise qualité du produit ou à des "vices cachés", ou si le vendeur n'a pas rempli toutes ses obligations, ce qui n'est pas le cas ici).

Le problème n'est donc pas celui de la "justice objective", c'est-à-dire distributive : où l'on cherche comment répartir équitablement un bien qui est par nature fragmentable et évaluable (on peut comparer la taille ou le poids des parts) ; ou qui doit assumer le coût d'un produit commercialisé. Il est plutôt celui d'une justice "subjective", qui instaure et préserve entre les personnes le sentiment de justice alors même qu'aucune estimation incontestable n'est possible.

Dans la seconde situation, cela peut s'obtenir par un "geste" du commerçant, renonçant volontairement à ce qui est son droit pour maintenir avec l'enfant et les autres clients un climat de convivialité - d'autant que le préjudice est infime.

Pour permettre une réflexion en ce sens, on pourra poser des questions comme : "Si tu étais le commerçant, que ferais-tu ?" "Si tu étais l'un des clients spectateurs de la scène, que ferais-tu ou que dirais-tu ?" et bien sûr "Si tu étais l'enfant, comment réagirais-tu au refus du commerçant ?". Cette invitation à se mettre à la place des différents protagonistes de la scène peut déboucher sur la prise de conscience que dans certains cas, la justice implique non l'application du droit mais au contraire le renoncement à son droit, an nom d'un impératif supérieur de confiance ou de convivialité réciproque sans lequel il n'y a pas de justice, même légale.

Dans la première situation, il en va de même : l'enfant qui propose de prendre volontairement une part plus petite que celle à laquelle il aurait droit si on découpait le gâteau en tranches égales montre par là même qu'il considère le maintien d'un climat de bonne entente et de bonne humeur comme plus important que le respect de normes juridiques ou géométriques. Il invite les autres à agir de même en faisant ce qu'on appelle, dans le langage courant, "un geste". Souvent, "faire le premier geste" est une manière de débloquer une situation apparemment inextricable. C'est ce que Patrick Pharo appelle "la politique de la justice d'autrui" 14 : on s'en remet à autrui du soin de dire la justice, et par là on l'invite à sortir d'une attitude purement juridique et conflictuelle (défendre son droit contre les autres).

Pour permettre une réflexion en ce sens, on peut poser des questions comme : "Si tu étais l'un des enfants, que ferais-tu ? Que dirais-tu ?" de manière à faciliter, ici encore, une mise en situation.

Dans les deux cas, on n'est pas dans une démarche argumentative où il s'agirait de conceptualiser (par exemple en distinguant les concepts de justice commutative et distributive, d'égalité et d'équité, de mérite et de besoin, etc.) et d'argumenter (en justifiant par des raisons clairement formulables une thèse ou une autre). On est plutôt dans une démarche interprétative, où l'essentiel est de déchiffrer, expliciter, analyser, interpréter la signification d'un geste apparemment irrationnel : prendre une part plus petite d'un gâteau que celle à laquelle on pourrait prétendre, ou renoncer à exiger le paiement d'une prestation pourtant fournie par le commerçant. La question essentielle n'est plus de trouver les règles d'un partage juste, mais d'assurer une relation de confiance et de bienveillance qui n'est pas formulable en termes conceptuels. Le langage courant le dit bien qui ne parle plus d'actes (comme lorsqu'on parle "d'actes de justice") mais de "gestes" (comme lorsqu'on dit "faire un geste"). Quelle différence entre les deux ?

  • L'acte est décisionnel (il faut trancher, décider de faire quelque chose ou de ne pas le faire : on est dans une logique binaire, comme en témoigne l'expression "passage à l'acte") ; il est rationnel (il faut fournir des raisons, des justifications acceptables par tous de la décision) ; il est individuel (même s'il y a des décisions collectives, ces décisions doivent être mises en oeuvre par un "exécutif", c.à.d. une personne qui applique la décision collective et la traduit dans la réalité) ; il est univoque (par exemple une décision de justice a pour seule raison la sanction ou la réparation d'un dommage)
  • Le geste est spontané (on ne réfléchit pas trop quand on "fait un geste", par exemple sourire ou tendre la main) ; il est affectif (il vise non à produire quelque chose de réel mais à susciter une réaction en retour ) ; il est relationnel (un geste n'a de sens que par rapport à un autre ; il est une invite, un appel à la réciprocité) ; il est plurivoque ou polysémique (ainsi le geste de prendre une part plus petite que celle à laquelle on aurait droit peut se comprendre par le souci de convivialité, mais aussi par une intention perverse de manipulation d'autrui : on calcule qu'ils vont faire de même, ce qui permettra de manger le reste du gâteau après leur départ !).

La réflexion sur l'acte s'inscrit donc dans une logique argumentative : avant d'agir il faut savoir à quel problème répond l'acte ; il faut savoir ce que l'on fait (conceptualiser) et pourquoi on le fait (argumenter).

La réflexion sur le geste s'inscrit en revanche dans une logique interprétative : c'est après coup, et non avant, qu'on réfléchit sur le geste qu'on a fait, ou que d'autres ont fait. Et on ne réfléchit pas pour savoir si on a eu raison de le faire, mais pour savoir ce qu'il signifiait, quel sens du monde il impliquait pour soi et pour les autres.

Un exemple d'acte parmi bien d'autres, c'est celui du commissaire priseur qui, dans une vente aux enchères, frappe la table avec son marteau pour marquer la vente définitive et irrévocable d'un bien au dernier enchérisseur. En un sens ce n'est qu'un signe ; mais c'est un signe performatif, qui en lui-même et par lui-même, détermine la vente. Pour qu'il soit légitime, le commissaire priseur doit respecter un certain nombre de conditions strictes préalablement définies : il ne doit plus y avoir d'enchérisseur dans le délai prescrit, le dernier enchérisseur doit avoir fait une offre claire, le bien vendu doit être libre de toute hypothèque, etc. On est bien là dans un acte qu'on peut justifier et définir de manière conceptuelle ; si la vente est contestée, les avocats avanceront devant le tribunal des arguments à partir de règles juridiques claires. En revanche, les détails matériels de l'acte n'ont pas d'importance : que le commissaire frappe fort ou faiblement, avec un marteau en bois ou en fer, un manche court ou long n'a aucune incidence sur le fait même de l'acte, qui est d'accomplir la vente.

Un exemple de geste parmi d'autres, c'est celui de se découvrir pour saluer quand on rentre dans une pièce où il y a des gens. Ce geste vient du Moyen-âge : les chevaliers qui se retrouvaient dans un lieu clos, comme la salle d'un château, enlevaient leur heaume. Ce geste signifiait qu'on abandonnait volontairement une protection liée au combat ; on se rendait vulnérable, et par là on montrait qu'on faisait confiance à l'autre pour qu'il ne profite pas de cette exposition intentionnelle au risque. La réciprocité du geste assurait la confiance mutuelle.

Pareillement, se serrer la main est un code social qui remonterait au Ve siècle avant J.-C. A l'époque, ce geste ne servait pas nécessairement à se saluer mais avait pour but d'instaurer la confiance entre deux individus. En tendant la main droite - 90 % de la population mondiale est droitière - une personne montrait ainsi qu'elle n'allait pas dégainer d'arme, et donc qu'elle n'avait pas d'intention guerrière. Cette habitude s'est perpétuée et est devenue un moyen de dire bonjour à partir du Moyen Age. Elle permettait alors aux chevaliers, même de clans rivaux, de se saluer officiellement, mais là aussi en s'assurant qu'aucun des deux protagonistes ne sortirait son épée de son fourreau. Le geste a ensuite dépassé le cadre de la chevalerie et il est resté dans les usages.

On voit bien qu'ici aucune règle juridique formelle, aucun cadre conceptuel ne préside à cette pratique. Le geste de se découvrir ou de serrer la main est un usage et non un acte renvoyant à un code. Contrairement à l'acte, les modalités concrètes du geste sont essentielles : on peut se découvrir cérémonieusement, courtoisement, avec simplicité, voire avec ironie, et même d'une manière agressive, ce qui inverse la valeur du geste. De même, il y a mille façons de serrer la main d'autrui, et chacune d'elles induit sa propre nuance, jusqu'à ici encore inverser sa signification, comme dans le cas de la poignée de main de Donald Trump, qui devient une marque d'agressivité et de compétition. C'est seulement après coup qu'on peut déchiffrer, analyser, interpréter cette signification : le geste est en lui-même un texte consistant et substantiel qui s'offre à la lecture en instaurant ses propres codes, alors que l'acte renvoie immédiatement à des règles et concepts qui le précèdent et dont il n'est que le signifiant.

C'est tout le sens de l'analyse que fait Levinas du "Après vous, je vous en prie !", expression dans laquelle il voyait l'essentiel de la morale, bien au-delà des controverses sur les justifications utilitaristes ou déontologiques qu'on peut en donner.


(1) Cf notre article Philosophie pour enfants : modèle argumentatif ou herméneutique ? in Diotime n° 36 (avril 2008). Le présent texte se situe dans le prolongement de cet article.

(2) Hegel, Phénoménologie de l'esprit, Aubier, 1947, traduction Hyppolite, t.2, p. 312.

(3) Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 10-18, 1964, § 6.

(4) Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, PUF ; 1954, p. 51.

(5) Ibid., p. 68.

(6) Ibid., p. 125

(7) Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Biblio Essais, 1982, p.21.

(8) Wilfrid Sellars, La philosophie et l'image scientifique de l'homme, in Philosophie de l'espsrit, 2013, t. 1, p.75.

(9) Ibid., p. 115.

(10) Michael sandel, Justice, Albin Michel 2016, p. 326.

(11) Michael Walzer, Sphères de justice, Seuil, 1997, p.

(12) Alisdair Mac Intyre, Après la vertu", PUF, 2013, p. 242-243.

(13) Daniel Dennett, De beaux rêves, Folio Essais, 2012.

(14) Cf Patrick Pharo, Le sens de la justice , PUF, 2001

Télécharger l'article