Revue

Le clown, l'enfance et la philosophie

Dans les ateliers de Philosoph'art à Lyon, on articule la discussion à visée philosophique avec les enfanrs avec la pratique du clown par les enfants. Eva Abi Fadel explicite dans cet article les fondements théoriques de la démarche

Se réapproprier son enfance

Le clown de théâtre permet à l'individu de se réapproprier son enfance, de rencontrer avec audace cette authenticité et spontanéité enfantine qui réside en lui. Il s'agit d'une véritable ouverture à la vie qui nous permet de rétablir une liaison avec notre part d'enfance trop souvent oubliée, une enfance qui ose rencontrer toute la palette des émotions, qui rêve, qui imagine et qui vit et habite, avec toute son ardeur, le moment présent. Le clown de théâtre trouve toujours un moyen d'authentification pour accéder, à travers ses passages, aux contradictions de l'existence humaine et se laisse surprendre par des événements inconnus. Ainsi, l'approche clownesque contribue à aiguiser l'esprit de conscience, à cultiver la plénitude du corps et l'épanouissement du coeur.

De plus, le clown est un personnage très émotif. Il passe par différents états, que ce soit l'enchantement, l'échec, la joie, la tristesse, la peur, etc. : " Il se donne le temps de déguster une émotion, une image, une envie, que celles-ci soient faites de ravissement ou de douleur." Ce sont ces émotions vives qui font exister le clown et lui donnent toute sa place dans l'humanité. La plupart des enfants ont tendance à s'identifier à ce personnage candide qui découvre et franchit les limites. L'enfant et le clown ont beaucoup de traits en commun : l'enfant est vivement spontané dans ses comportements émotionnels. Il en est de même pour le clown qui maîtrise une large gamme d'émotions : "Le clown exprime ses sentiments sans retenue de la manière la plus claire, la plus exacerbée. Il rit à gorge déployée. Il pleure à vous fendre le coeur"1. Quant à l'enfant, il exprime spontanément ce qu'il éprouve, étape importante du point de vue artistique et pédagogique, il s'étonne devant le monde, il porte constamment un regard frais sur lui comme s'il le découvrait, à chaque fois, pour la première fois. De son côté, l'enfant a le talent de sourire de soi et d'être heureux des choses ordinaires (Krings & Pierret, 2003).

L'enfant est caractérisé par sa sincérité, de même le clown est authentique dans ce qu'il fait : "ses jouets sont les émotions"2. De plus, le clown et l'enfant partagent ensemble un langage originel. Et comme l'évoque, le clown russe Slava Polunin, le clown représente ce qui est humain ; donc aller à la recherche de son propre clown, c'est rechercher la part d'humanité qui habite en soi et la partager avec les autres. Au fond de chaque individu se trouve un clown qui lui est propre : "Je rêve d'un art qui soit capable d'intégrer en lui les polarités de l'homme : son désir, son corps et son génie, mais aussi sa blessure, son enfance et sa folie. Est-il possible, dans un même chemin, de travailler globalement ? Le centre de ce chemin reste l'être humain avec son mystère profond. [...] ce qui compte c'est qu'on travaille sur la vérité de l'être humain : le connaître mieux et plus en profondeur, et contribuer à son évolution et à l'épanouissement de son potentiel. Dans le mystère de l'être humain en évolution. Ou, peut-être, dans le Mystère de l'Être Humain. Et, après tout cela, n'oublions pas Lao Tseu, qui nous dit : "Dès que tu as fabriqué une pensée, ris d'elle3".

A travers l'art clownesque, les enfants se montrent tels qu'ils sont, c'est un art très sérieux pour eux : "Les clowns sont en effet le miroir de leurs désirs cachés"4.

Dans l'art clownesque, la primauté est donnée au bien-être et au divertissement. Il est question surtout de développer sa créativité et son imagination et d'éveiller l' "artiste" qui habite en soi. Il s'agit d'une pratique artistique où les différentes parties du corps sont sollicitées pour s'exprimer d'une manière libre.

Le clown sur scène a pour objectif de rapprocher le théâtre de la dimension humaine. L'objectif serait donc de redécouvrir et de faire évoluer son clown intérieur en exerçant l'art clownesque : "Un grand nom de la piste a dit : "le clown après avoir été écuyer, clown dresseur, clown acrobate, clown parodiste en duo ou trio, partira comme il est venu et laissera la place à un autre personnage du comique." La fin du clown et de l'Auguste comme nous le connaissons ? Peut-être ! Mais l'homme aimera toujours rire avec le clown de son époque, qu'il soit bouffon, grotesque ou fantaisiste, l'important étant qu'il réveille, en nous, le goût de rire et de sourire"5.

En s'ouvrant au clown, nous pénétrons à l'intérieur de nous-même, ceci permet de s'ouvrir à autrui et donne accès à toute l'humanité, à travers les défaillances du clown, personnage fragile, sensible et sensé.

En France, l'art clownesque prend de plus en plus d'importance et un bon nombre de comédiens se forment à cet art dans différents écoles visant à ré-humaniser le monde. Ainsi, le personnage du clown nous apprend à mieux canaliser nos émotions pour mieux les libérer, au lieu de les laisser s'enfuir ou au lieu de les dissimuler sous des tensions supplémentaires. S'exprimant au sujet du clown, le poète et le clown Paolo Doss résume son message ainsi : ''Soyez vous-même. Le monde a besoin de vous''. Lui en tout cas, il est lui-même et en constant devenir d'être. Né d'un "père formant" et d'une "mère veilleuse", il jongle avec ses mots (ses ''vers-balles'') et ses yeux, son visage et son corps. Comique et poétique, il (r)éveille en chacun la tendresse, l'émotion, le rire. Lors de ses spectacles, chacun peut s'aimer davantage et se sentir proche de l'autre dans la salle, cet autre pourtant inconnu. Des espoirs singuliers se forment. Un désir de relation (re)naît. Un rêve dangereux en quelque sorte. Sensible, capable d'avoir mal aux autres, Paolo Doss ne cesse de nous mettre en chemin vers l' ''essence-ciel''"6.

Le trajet d'une naissance c'est celle de son propre clown. Chacun héberge en lui un clown qui attend à être dévoilé ... il est plus ou moins facilement abordable mais il existe bien ! Et pour le ranimer, il faudrait bien nourrir sa créativité, apprendre à mieux se connaître et à mieux repérer ses qualités et ses défauts et être agile en réagissant face à l'imprévisible, avoir le courage d'aller en avant, d'oser et d'être à l'écoute de soi-même et des autres tout en étant dans l'empathie... Somme toute, chacun est l'artisan de son plus beau clown.

L'humour est une introduction à la philosophie

D'un point de vue psychique, l'humour peut nous rendre plus malléables et plus compréhensifs. C'est un véritable moyen de communication qui décapsule les discordes et contribue à enrayer les conflits, engendrant plus de tolérance et de réflexion sur soi et sur l'humanité. Au XVIIIème siècle, les anglais considéraient l'humour comme étant une inoculation contre le désespoir. De son côté, Shakespeare envisageait l'humour comme le propre d'un auteur qui stimule l'acuité et la sériosité mais qui, dans le même temps, brosse un tableau provoquant la bonne humeur et le rire. Pour Freud, l'humour constitue un aspect ludique important dans notre vie psychique, il atténue la douleur et ce qu'on redoute devient un jeu d'enfant. De là la qualité des personnages comiques et des clowns de théâtre. L'humour est une valeur ultime, et le rire est réplique adéquate pour mieux vivre sa vie. En conséquence, le rire apparaît comme un aspect primaire de l'étonnement philosophique : "Mon but n'est pas de faire rire ou de "faire de l'humour" avec un objet philosophique et donc sérieux - il n'y a ni type ni modèle dans lequel je voudrais faire rentrer de force la pratique philosophique -, il y a simplement pour moi dans l'humour, même si ce n'est évidemment pas dans tout type d'humour, une dimension intrinsèquement philosophique, c'est même l'une des formes élémentaires, voire incontournables, de cet étonnement qui est le commencement du philosopher.(...) Il s'agit plutôt de retrouver l'affinité première entre la naïveté du clown et l'étonnement philosophique, dans leur rapport à soi et au monde social"7.

Partout dans le monde, le rire prend différents aspects. C'est un moyen inéluctable pour abattre les formes de violence, pour communiquer avec les autres et s'ouvrir à eux et pour exprimer sa vivacité et sa jouissance. A travers le rire, nous accédons illico à l'enfant qui sommeille à l'intérieur de nous : "Dès l'Antiquité, le Grec Aristote (384-322 av. J.-C) l'a affirmé : ''Le rire est le propre de l'homme.''François Rabelais (v.1483-1553), le grand écrivain français de la Renaissance, l'a répété, lui aussi"8.

L'humour se manifeste dans tous les aspects du rire, engendrant chez l'être humain une certaine mentalité ouverte et une compréhension délicate du monde : "Rabelais montre la puissance du rire et la force dévastatrice du burlesque. Il affirme qu'il faut savourer la vie, déguster le savoir, que rire est un bonheur immense et participe d'une bonne hygiène de vie. Ses idées seront confirmées par la science puisque des chercheurs, des médecins, des psychologues affirment non seulement que rire est une saine occupation, mais qu'il peut même guérir de certaines maladies !"9. Rire revêt un aspect cathartique en ce sens qu'il libère l'esprit et permet de s'ouvrir aux autres, à être tolérant et complaisant.

Bergson avait largement mis l'accent sur la fonction sociale du rire, qui permet de décontracter un moment sérieux dans lequel les liens sociaux se prennent : "Quand Bergson évoque la signification sociale du rire, le pouvoir qu'il a de susciter la complicité en nous rendant par exemple sensibles aux étranges excès de cérémonie de la vie sociale, il faudrait peut-être voir dans cette "complicité" une communauté plus profonde que tout lien social, celle du partage vivant de notre finitude"10. Avec le rire, le corps se trouve retenu intégralement par la pensée, Voilà que le corps devient un objet d'une réflexion qui apparaît soudainement dans un éclatement de rire : "Il y a donc de la pensée dans l'éclat du rire, il y a même le droit pour la pensée d'éclater, de déborder, de s'éclater, d'arrêter de vouloir se contenir, se réfléchir dans l'intimité close d'un cogito tout beau tout propre, où l'on peut se voir dedans. (...) Le clown et le philosophe sont deux grands personnages conceptuels inséparables, et qui ont pourtant peur l'un de l'autre, peur de leur propre désir d'être l'autre. Ils sont l'envers et l'endroit de l'expérience la plus élémentaire et radicale de l'étonnement. Et l'humour, dans sa forme théâtrale,(...), est aussi une manière de mettre en suspens leur différence et de créer un moment d'indétermination entre le clown et le philosophe, comme entre le comique et le tragique"11 Ainsi, cet aspect de l'humour dont il est question dans l'art clownesque peut se résumer par cette aptitude à se regarder soi-même avec sagacité et bienveillance, interprétée théoriquement par nombre de psychologues, entre autres, Ronald Laing ou Paul Watzlawick, comme étant en même temps la souche du renouvellement humain et du rire.

Le clown sérieux ou le philosophe enchanté

Après tout, l'étonnement philosophique, vu qu'il est un état affectif élémentaire, demande à être incarné. Et s'il est vrai que le rire est le raisonnement du corps, donc il serait "(...) le mouvement à travers lequel tout le corps est littéralement saisi par la pensée, saisi depuis le fond tout charnel de son affectivité. Le rire de l'étonnement est tout entier charnel, et c'est en passant par le corps de l'acteur qu'il se donne charnellement en partage"12.

Le clown peut véhiculer des pensées philosophiques parce qu'il interroge constamment, inconsciemment ou naïvement, l'existence humaine. En ce sens, l'émergence d'une réflexion philosophique et de sa faculté d'étonnement peut trouver sa place adéquate au théâtre, celui-ci, s'ouvrant ainsi à la naissance d'une pensée humaine et commune : "La question n'est pas de mettre en scène des textes philosophiques et de faire passer par la scène des messages philosophiques, de faire du théâtre un instrument de la popularisation du philosophique en s'appuyant en particulier sur les ressorts du comique. Elle est d'ouvrir à même le théâtre avec ses corps vivants et parlants l'espace de la pensée, du déploiement de la pensée commune. Le rire philosophe est rarement philosophique"13. Mais encore, il y a ce personnage qui est le reflet de l'humanité, ce personnage qui, comme par magie, saisit l'insaisissable, rend visible l'invisible, rend tolérable la vérité et stimule la réflexion par le rire,... ce personnage est indéniablement : le clown. Ainsi, "Ce n'est pas le rire qui est directement visé, c'est le partage d'une vision qui vient nous surprendre et distordre les mécanismes bien huilés des habitudes individuelles et sociales. Un rire cathartique vient normalement accompagner cette surprise, (...)"14. Ainsi, le clown de théâtre va au-delà des effets comiques courus. Chacun se reconnaît en lui à travers son être phénoménal, ouvert, affectif, humain, qui cherche à vivre intensivement la vie en la partageant avec autrui. Par conséquent, le clown et la philosophie sont éminemment liés : "Soulignons alors l'humanité du clown : au-delà des cultures et des différences de toutes sortes, il peut témoigner de la beauté et des travers de notre espèce. Jean-Luc Bosc dit joliment que : ''le clown est une humanité dilatée''15. C'est là un trait peut-être historiquement nouveau du clown : son universalité et sa sagesse (le fou-sage). Le clown est un philosophe."16.Ainsi, le clown ne s'est jamais rendu compte de la nécessité de penser par soi-même, pour y voir plus lucidement, et c'est en cela qu'il suscite la réflexion et l'étonnement du public : "Le clown n'a jamais pensé qu'il fallait penser, penser par soi-même, pour y voir plus clair, mais en n'y pensant pas, il donne à penser, et dans sa naïve adresse au public, suscite une communauté d'étonnement. Il ne vise ni le rire ni la pensée, mais en s'installant sans vergogne dans les béances de la vie ordinaire et de l'esprit de sérieux, il fait toujours et rire et penser, en ne s'appuyant que sur la facticité toute charnelle de notre être-là. Il y a dans le clown un philosophe qui s'ignore comme il y a dans les philosophes des clowns inavoués"17.

La pratique charnelle de l'étonnement se présente dans l'éducation réciproque du clown et du philosophe : "Dans les ateliers théâtre, on nous encourage à aller chercher le clown qui est en nous. Il est temps que les clowns aillent aussi chercher en eux le philosophe qui les chatouille. Bien sûr, je dis tout cela juste pour rire, c'est précisément pourquoi je demande que ces propositions soient prises tout à fait au sérieux"18.


(1) Krings F., Pierret N., Le grand livre du cirque mes premiers tours : clown, jonglerie, acrobatie, Paris, Casterman, 2003, p.96.

(2) Dallaire M., Le clown et la transmission, APIAC, Bourg-Saint-Andeol, 2002, p.11.

(3) Op.Cit. Fusetti, G., Au commencement était le Clown. Le voyage du Clown, entre Art, Théâtre et Thérapie, p. 95.

(4) Op.Cit. Krings F., Pierret N., 2003, p.16.

(5) Tal Schaller, Dr.Ch et Kinou Le clown, Le rire une merveilleuse thérapie. Mieux rire pour mieux vivre, Toulouse, Editions Vivez Soleil, 2003, P43.

(6) Doss, P. Le clown poète. Un passeur de lumière, Pensée plurielle, 2002 n° 4, p. 13-14. Consulté le 15-13-2012 et disponible à l'adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2002-1-page-13.htm

(7) Cusset, Y. Penser, s'étonner, s'éclater : d'une tentative pour rendre au café-théâtre son pouvoir d'étonnement philosophique, Diotime n°45, 2000, Consulté le 31-02-2013 et disponible à l'adresse suivante : http://www.educ-revues.fr/DIOTIME/AffichageDocument.aspx?iddoc=39164&pos=2

(8) Bernard, H.; Faure, A. C'est quoi le rire ? Phil'ART, Milan Jeunesse, p.6.

(9) Ibid., p.20.

(10) Op.cit., Cusset, Y., 2009.

(11) Op.cit., Cusset, Y. 2000.

(12) Cusset, Y. Un clown et un philosophe. Théâtre de l'étonnement philosophique de Démocrite à Desproges, 2009, Consulté le: 05-04-2013 et disponible à l'adresse suivante : http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=717

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) "Le clown devient votre ami, votre double, votre frère de coeur. Il vous touche à l'âme. Il est vous, il est l'humain. Il est l'humanité." Culture Clown, n°11, 2006.

(16) Op.cit., Bonange, J-B., Sylvander, B., 2012, p.58.

(17) Op.cit. Cusset, Y., 2009.

(18) Ibid.

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