Il y a débat et débat1.
Jeudi 6 mai 2017, le lendemain du dit "?débat d'entre-deux tours?" de la présidentielle française, l'atelier de philosophie que j'anime dans mon établissement se déroule comme d'habitude, pendant l'heure de midi. Ils sont une quinzaine qui viennent toutes les semaines, volontaires acceptant de limiter leur temps de repas pour s'asseoir en rond dans ma salle pour pratiquer la DVDP (qui veut dire : "discussion à visée démocratique et philosophique"). Il s'agit d'un outil patiemment élaboré par Michel Tozzi et d'autres, et qui fait partie de la sphère plus large des débats philosophiques, parmi les nouvelles pratiques philosophiques. On s'assoit, on désigne un président, un reformulateur, et si on est nombreux, un secrétaire, des observateurs... Le dispositif est à la fois rigoureux et souple. Des cartels plastifiés rappellent les fonctions de chacun, ce à quoi elles correspondent.
Le président fait attention au respect des règles, distribue la parole par ordre d'inscription, et en priorité à ceux qui n'ont pas parlé, sollicite ceux qui ne disent rien pour qu'ils interviennent, s'ils le veulent. Il ne participe pas directement au débat, mais son rôle est fondamental : c'est lui qui fait parler !
Le reformulateur redit avec ses mots ce qui vient d'être dit, à la demande de l'animateur. Il doit écouter et rester fidèle à la parole de ceux qui débattent. Il ne participe pas directement au débat ; il écoute la parole de l'autre et lui donne du sens ! Merveilleux dispositif.
Le cadre est strict, il est le garant de l'écoute de l'autre, de sa propre écoute, et de la qualité de la réflexion. L'animateur - souvent en collège l'enseignant - doit faire attention à la circulation du sens. Il est attentif à ce que les participants restent concentrés sur le sujet. Il fait abstraction de son propre désir, de ses propres représentations, de ses souvenirs : les connaissances émergent du discours régulé et réfléchi des enfants qui débattent.
Ce jeudi donc, le thème était "Les relations entre les sexes". C'est notre deuxième séance sur le sujet. L'arrivée dans ma salle est toujours agréable ; je vois toujours au loin à contre-jour au bout du long couloir le groupe d'enfants et d'adolescents qui m'attendent, ombres mouvantes et joyeuses. Souvent, ils se précipitent vers moi, me demandant l'une si elle peut être présidente, l'autre reformulateur, dans un brouhaha de bon aloi ! Il faut d'abord tempérer leur enthousiasme, entrer, organiser le lieu, apaiser les corps tellement mobiles sur les chaises. Ils étaient une quinzaine, de la sixième à la troisième, ce lendemain du débat télévisé.
Ils veulent tous occuper les fonctions, ils veulent tous s'asseoir à côté de moi, et surtout, je crois, être établis dans un statut. La présidente est M, R est reformulateur, ils sont tous les deux en sixième.
On commence, M lit sa fiche fonction, L la sienne, moi la mienne ; le silence s'est fait, déjà M reprend Mat qui bouge encore : "On respecte la parole de l'autre !". Je suis au milieu d'eux, j'annonce le thème, je rappelle ce qu'on a dit la semaine précédente, et je m'arrête au milieu d'une phrase, désorienté. Pourtant, j'en ai fait des ateliers philosophie de toutes sortes : Tozzi, AGSAS... des dizaines, plus de cent certainement. Mais ce jeudi, j'ai éprouvé à nouveau la puissance de ce qui se passait devant moi, de ce que je vis au milieu d'eux de semaine en semaine.
Et tout s'effondre.
La veille, certains d'entre eux ont assisté au spectacle affligeant du débat présidentiel. Comment leur dire ma honte d'adulte devant l'exemple épouvantable auquel ils ont peut être assisté ? Est-ce qu'ils en ont entendu parler ? Qu'est-ce qu'ils en pensent ? La pensée est ravageuse, et les mots lus sur les réseaux sociaux résonnent en moi : comment expliquer à nos élèves qu'un débat, ce n'est pas cela, que la démocratie, ce n'est pas cela ? Comment leur dire que la parole est fondamentale, qu'elle permet d'éviter la guerre, qu'elle permet de comprendre l'autre ?
Alors, j'interromps le débat, il n'a d'ailleurs pas vraiment commencé, et je leur dis mon admiration devant leur attitude, leur respect des règles, devant leur volonté farouche, depuis le début de l'année, de venir bénévolement sur leur temps du repas participer à un débat qui est toujours un modèle et qui illumine ma journée. Ils sont très surpris par mes mots d'adulte envers eux, des enfants, et certainement aussi par mon émotion. Je découvre d'abord qu'ils ont tous suivi en partie ou en entier ce débat indigne, élèves de sixième compris. Et tous ne désirent qu'une chose : "Monsieur, est-ce qu'on peut en parler ?". Je suis surpris de leur demande, je ne m'y attendais pas, et elle me met dans l'embarras. Je ne me crois pas le droit de les faire parler politique, de prendre le risque de dévoiler un peu mes opinions. Rapidement, ils me diront qu'ils les connaissent, qu'ils ne sont pas naïfs, ma façon de faire cours, de m'adresser à eux, les ateliers de philosophie, les conseils d'élèves...
Alors, j'ai proposé de changer le thème de notre DVDP du jour et qu'on débatte... du débat : "Qu'est-ce que c'est qu'un débat ?". Leur réflexion a été intense, M et R ont tenu leur rôle comme jamais. Ça n'a pas été très long, les trois quarts d'heure prévus étaient bien entamés. S demanda la parole : "Hier, ce n'était pas un débat". Il fait silence, réfléchit, cherchant les mots les plus justes : "?Hier, c'était une dispute contrôlée !". J'ai eu envie de lui dire qu'on était au-delà de la dispute, que le fascisme qui s'est révélé à nouveau, pervertissait les mots, est un combat, une guerre. J'ai souri, et ils ont continué à parler. Ils ont cherché des mots, ils ont cherché du sens. Ils ont, à nouveau, été juste étonnants, affichant des différences qui les faisaient réfléchir, qui les faisaient grandir.
Encore une fois, j'ai éprouvé cette citation que j'aime tant de Freud : "Il fait moins noir quand quelqu'un parle."
Heureusement, ils étaient là ; ce jeudi-là, ce sont eux qui ont éclairé ma journée.
(1) Article publié avec l'autorisation des Cahiers
pédagogiques.