Introduction : apologie du noeud, ou le sens philosophique du cercle de la parole
On reproche souvent à la philosophie de tourner en rond. Pour notre part, nous revendiquons la beauté du cercle qui se dessine et se redessine, au fil de la discussion qui tisse la réflexion. La pensée philosophique évolue de façon circulaire et spiralaire, car elle est vouée à retrouver sans cesse les mêmes idées, afin de les réexaminer, de les approfondir ou de les nuancer. Elle se retrouve elle-même sans cesse, s'étoffe au fur et à mesure des paroles ainsi reliées : lorsqu'on observe un groupe d'enfants philosophant, on voit les idées qui circulent de bouche en bouche, les hypothèses qui sont abandonnées puis reprises et même reprisées, les questions qui reviennent de façon lancinante et fascinante, les arguments qui sont repris en main ou les exemples qui deviennent des points d'achoppement pour la réflexion. La pensée tourne en rond car elle rebondit dans les frontières du cercle de la parole. Ainsi, nous défendons l'idée que la circulation des idées constitue l'un des critères de la discussion philosophique. En effet, qu'est-ce qu'une discussion, sinon la mise en relation d'idées exprimées ? Afin qu'un échange ne reste pas une simple accumulation de propos, il importe de viser la continuité de la réflexion, de nourrir les liens entre les idées et d'expliciter les connexions entre les pensées. Les paroles et les pensées doivent cheminer dans les esprits, au fur et à mesure. Les liens se tissent, se nouent, s'emmêlent. Il faut créer un noeud.
C'est pour transmettre ces idées aux enfants que j'ai créé "Le cercle de la parole philosophique", un outil pédagogique à la fois simple et riche que j'ai expérimenté depuis plusieurs années maintenant, dans le cadre de ma pratique de la philosophie auprès d'enfants âgés de 5 à 14 ans, au sein des diverses structures éducatives, culturelles et sociales de la ville de Romainville (93 230).
Le dessin du "Cercle de la Parole Philosophique" : présentation d'un outil pédagogique symbolisant la circulation des idées.
En quoi consiste donc cet outil didactique ? Avant de commencer la discussion, un enfant est désigné "dessinateur du cercle de la parole philosophique" et devient responsable du dessin sur lequel est représenté schématiquement l'espace de l'atelier : le cercle formé par le groupe, le symbole "?" au centre, et les noms des participants inscrits selon leur place.
La fonction du dessinateur sera de tracer le cheminement de la parole telle qu'elle circule parmi les enfants, au moyen d'un trait reliant progressivement les interlocuteurs au fur et à mesure des interventions. Il tracera donc une ligne continue reliant progressivement les interlocuteurs, si bien qu'à la fin de l'échange, sa production manifestera la façon dont il s'est construit. Le dessin final permet de représenter symboliquement et visuellement la circulation de la parole, mais surtout celle des idées, car en effet, c'est cela qui doit être visé par le groupe. C'est pourquoi, à l'orée de l'échange, j'explique toujours aux enfants qu'ils doivent chercher à faire circuler les pensées dans le cercle, en reprenant les idées des autres, en rebondissant sur ce qui est dit, en prenant position par rapport à ce qui est proposé, en exprimant son accord ou son désaccord par rapport à ce qui est affirmé, et en essayant sans cesse de compléter et développer les idées de leurs pairs. Je leur dis que lorsqu'on s'exprime, c'est comme si on mettait les idées au milieu du cercle pour qu'elles soient proposées aux autres penseurs. Et j'insiste : notre règle d'or, en un mot, c'est qu'on ne pense jamais seul en philosophie ; on pense avec les autres et grâce aux autres. En somme, l'objectif est d'inciter chaque enfant à penser au fait de s'intégrer dans le cercle de la parole. C'est comme si on essayait, tous ensemble, de tisser un tapis : on se passe le fil de la parole pour que chacun puisse apporter son grain de sel et pour le faire passer. Afin de rendre ce principe clair, il est possible, une ou plusieurs fois, de réellement faire passer un fil parmi les enfants. Le facilitateur peut prendre une pelote de laine et les enfants se la passeront de main en main, comme ils le feraient pour le bâton de parole, mise à part qu'en l'occurrence, chacun garde le fil en main. A la fin, tous les enfants tiennent un bout du fil de laine, qui tisse entre les participants un grand noeud. Ce dernier représente la construction collective de la pensée.
Mais plus précisément, dans quelle perspective avons-nous créé cet outil pédagogique ? Quel(s) principe(s) essentiel(s) de l'exercice philosophique met-il en lumière ?
La rencontre des petits esprits, critère du dialogue philosophique
Le dessin du cercle de la parole met l'accent sur diverses spécificités fondamentales de l'atelier de philosophie, parmi lesquelles je souhaite analyser trois fonctions centrales : l'emblématisation de l'égalité entre les idées et les participants, la visualisation de la nature intersubjective de la discussion philosophique, et la symbolisation du dialogisme visé par l'échange.
A) Emblématiser la valeur des idées et des apprentis philosophes dans la communauté de recherche
Il convient tout d'abord de s'attarder sur l'image du cercle. En effet, la mise en scène circulaire crée un espace particulièrement propice à l'expression collective car elle matérialise le principe égalitariste selon lequel nul n'occupe une place prépondérante dans l'échange philosophique. Dans une disposition circulaire, aucun participant ne se trouve placé à un rang distinctif, aucune hiérarchie n'est instituée entre les premiers et derniers rangs : le cercle est une invitation à la prise de parole, en établissant l'égale légitimité de tous. Le facilitateur se doit de déclarer explicitement et même cérémonieusement le fait que chacun a le droit de parler et que tous auront le devoir d'écouter. Je dis toujours que nous sommes tous assis à égale distance du "?", ce qui signifie que nous sommes tous également capables de philosopher.
Le cercle est d'autant plus incitatif qu'il crée un face-à-face. Or, si la qualité de l'échange repose sur l'intensité de l'écoute, la compréhension mutuelle et la circulation des idées, alors les protagonistes doivent se faire face. Cette organisation physique des individus instaure une autre façon d'être propre à la communauté de recherche philosophique, dont Lipman établissait que l'une de ses quinze caractéristiques était qu'"elle se fait se rencontrer les participants face à face"1. La notion de communauté de recherche contient une idée importante, que l'on souhaite adopter la méthode lipmanienne ou non : en effet, elle renvoie au fait que les enfants doivent faire communauté afin de philosopher, c'est-à-dire qu'ils doivent nouer entre eux une relation singulière, animée par la volonté de parler ensemble et la reconnaissance mutuelle de ses pairs. Les enfants doivent être présents les uns pour les autres ; or, cette mise en présence véritable est engagée par la mise en contact visuelle, auditive et spatiale. Cette mise en scène circulaire joue un rôle pédagogique crucial chez les plus jeunes, pour qui l'écoute est un apprentissage en cours d'acquisition. Dans les discussions que j'anime, je dis toujours qu'on écoute autant avec les yeux qu'avec les oreilles et je demande que le groupe regarde la personne exprimant sa pensée : car en regardant la personne, on l'écoute mieux, on s'imagine mieux d'où elle parle, on parvient mieux à comprendre sa pensée. Une attention constante est nécessaire pour inciter les enfants à toujours regarder et écouter la personne qui est en train de s'exprimer. "Une communauté de recherche peut être décrite comme un cercle de pensée. La disposition des participants en cercle (...) permet une égalité de position et un maximum de vision dans le groupe. (...) De nombreuses dispositions de classe ne sont pas propices à la discussion. (...) Chaque enfant doit pouvoir voir le visage des autres. (...) La création d'un cercle de pensée aide à modeler et à créer un sentiment de communauté qui encourage la participation"2. En un mot, la coopération intellectuelle ne peut se produire que dans une situation physique de communication propice à la rencontre interindividuelle. Lorsque les enfants arrivent dans la salle, je leur explique que nous allons nous asseoir autour du "tapis-philo" et qu'une fois installés ainsi, nous ferons partie du monde de la philosophie, dans lequel on pense et on discute tous ensemble, dans le calme. Ce moment solennel, au seuil de l'atelier, nous semble représenter ce que François Galichet entend par "institutionnalisation de la discussion"3. En effet, il est nécessaire de marquer l'"entrée en philosophie"4 par la délimitation et l'identification d'un territoire signifiant la distinction entre cette pratique et la vie ordinaire.
En outre, il y a un enjeu d'ordre métaphysique dans la relation à autrui et au visage d'autrui : en effet, eu égard aux tendances égocentrées des enfants, le dialogue philosophique peut être un moment notoire dans la prise de conscience de la réalité intellectuelle d'autrui. La mise en relation humaine nécessite la perception des visages d'autrui. "L'espace structurant le réseau des relations, les élèves se mettent en cercle, car on discute avec le corps de l'autre, son visage et ses gestes."5. Afin de favoriser la rencontre des esprits et la construction distributive de la réflexion, la rencontre des regards se trouve essentielle, en instaurant une relation signifiante à autrui, qui se constitue, sous les yeux de tous, comme être rationnel. "Le visage humain est un objet physique et pourtant, par ses mimiques ou son animation, il peut prendre une expression qui, elle, n'a plus rien de matériel (...). Elle peut constituer un début de recherche, qui s'accentuera par des émotions et se renforcera par des discussions"6. Pour le dire simplement, la relation frontale, dans un moment de discussion sur les grandes problématiques de la condition humaine, fait qu'autrui prend corps, prend vie, s'anime et devient un sujet pensant aux yeux des autres. Le dialogue en face-à-face est l'un des ingrédients en vue du développement de la pensée bienveillante, de l'ouverture d'esprit, de l'interaction collective et d'un échange empreint de vitalité et d'authenticité.
B) Visualiser l'intersubjectivité, à l'horizon du dialogue philosophique
Le "Cercle de la Parole Philosophique" permet de valoriser et de visualiser une notion déterminante pour définir un échange philosophique : l'idée de rencontre des esprits. En effet, le dessin, dont les traits créent des connexions parmi les discutants et s'emmêlent en se superposant, est une production esthétique dont la forme symbolise le dialogue. Mais surtout, sa forme rend visible le processus d'échange des idées, de mise en relation entre les individus : or, la rencontre dialogique se définit par l'interpénétration et la continuité entre les esprits. Les philosophes pour enfants, chacun selon leur prisme méthodologique, placent tous cette visée de rencontre des esprits en haute estime. En effet, qu'il s'agisse d'un débat où la confrontation des idées signale une proximité7, d'un dialogue lipmanien8 où les habiletés de pensée s'exercent successivement sur le même objet, ou d'une Discussion à Visée Démocratique et Philosophique9 où paroles et pensées doivent être échangées dans un cadre égalitaire, dans tous les dispositifs, les participants doivent être rassemblés, leurs interventions doivent être liées les unes aux autres, et l'écoute distribuée à chaque instant. Dans la méthode de Lipman, cette rencontre d'esprit est particulièrement recherchée, car son approche épistémologique exige de construire un échafaudage intellectuel, de mener une enquête entre pairs en vue de constituer une ou plusieurs vérités intersubjectives. C'est ainsi qu'ils formeront une communauté de philosophes. À la question "Qu'est-ce qu'une discussion réussie ?", Lipman répond qu'il s'agit d'une discussion où les petits esprits se rencontrent. Certains éléments indiquent la qualité du dialogue philosophique : "dans une simple discussion, les individus présents peuvent évoquer des commentaires (...) mais sans accomplir une rencontre des esprits. Les individus parviendront peut-être à exprimer le point de vue duquel ils perçoivent la question, mais leurs points de vue ne s'entrecouperont pas au point de former les parties d'un cadre de référence plus large. (...) En revanche, une bonne discussion est cumulative ; chaque contribution est, en effet, une ligne de force ou un vecteur qui converge avec les autres et est orchestré avec les autres."10.
Lipman définit la pensée philosophique comme l'orchestration des mouvements de la pensée dans l'esprit, il n'est pas étonnant que le dialogue philosophique soit défini comme l'orchestration entre les esprits. Bien que chez Lipman, il y ait l'idée de créer un consensus, nous pouvons dire que l'orchestre des esprits joue à partir des idées différentes, ses instruments sont les esprits singuliers qui s'affairent à produire une réflexion collective. Bien entendu, ils ne sont pas seuls, et il semble évident que le facilitateur soit le chef d'orchestre, pour autant qu'il dirige les esprits dans la réalisation des habiletés de pensée et non dans l'expression d'idées spécifiques. En revanche, cela ne signifie pas que le chef d'orchestre accomplisse une oeuvre finie : la particularité de l'orchestre philosophique, c'est qu'il se termine sur une note ouverte, et que sa partition contient des notes de doutes. D'autres voix pourraient s'ajouter, car tout n'a pas été joué. La rencontre des esprits se clôt sur leur ouverture. Nous pourrions continuer à dessiner infiniment le cheminement de la parole philosophique dans le cercle.
Le dialogue est ouvert, mais il est surtout un territoire dédié à l'ouverture d'esprit entre les individus. De façon générale, le progrès de la discussion doit se diriger vers une imprégnation mutuelle de plus en plus forte, vers un resserrement des idées échangées, un maillage croissant des idées exprimées. Une discussion philosophique n'est pas une série linéaire d'épisodes indistincts ou un amoncellement de témoignages individuels : elle forme une réflexion augmentative dans laquelle chaque contribution apporte un élément supplémentaire et complémentaire vis-à-vis de l'une des contributions précédentes. De ce point de vue, nous retrouvons la volonté d'éloignement des échanges monologique ou anecdotique tels qu'identifiés par Marie-France Daniel11 : pour la pédagogue québécoise, la pratique dialogique se caractérise par l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'interpénétration des esprits, des discours et des idées. Dans une rencontre intellectuelle, les voix d'enfants expriment des pensées semblables aux voix d'un orchestre : elles s'entremêlent et se complètent, jusqu'à créer, à partir d'éléments distincts, une harmonie d'ensemble. Ce n'est pas grave si l'oeuvre est modeste. Afin que l'orchestre livre un dialogue et non un monologue, aucune voix ne doit fonctionner en autarcie et ne se référer qu'à elle-même. L'orchestre des petits philosophes pourra s'acheminer, petit pas par petit pas, vers le dialogisme.
C) Emblématiser le dialogisme
Ce qui fait que les diverses voix s'accordent, ce n'est pas qu'elles expriment la même chose, c'est qu'il existe une filiation entre leurs idées, qui se manifeste par la référence aux énoncés d'autrui. La philosophicité nécessite la continuité des idées et des termes dans un déploiement progressif de la réflexion. Or, cela "implique aussi bien d'écouter les autres que de réagir avec à-propos. (...) C'est le rôle de l'enseignant de leur montrer comment aller au-delà du simple échange d'expression de leurs sentiments et opinions pour arriver à connaître les idées les uns des autres et à en discuter."12. L'échange philosophique se définit donc par la prise de connaissance réel des idées d'autrui et une prise en compte effective de son discours dans le sien. Dans cette optique, Michel Tozzi convoque le concept de dialogisme tel qu'il fut défini par Bakhtine, afin de montrer la nécessité de l'interpénétration et des références réciproques : "L'intérêt majeur de la discussion pour l'élaboration d'une pensée, comme forme et dispositif d'un "penser ensemble", c'est le renforcement de ce dialogisme. Le dialogisme est un concept, défini par le psychologue russe M. Bakhtine13, comme "la présence du discours de l'autre, des autres, dans mon propre discours""14. En observant un échange philosophique, il doit être possible de cibler la filiation entre les interventions pour attester de la rencontre des esprits : la présence du dialogisme se manifeste dans l'interpénétration des discours au sein d'un même cadre médiateur. Par exemple, à la suite de la lecture de l'histoire De quelle couleur est ton monde ? 15, dans laquelle un jardinier voit le monde en vert, alors qu'un astronome voit le monde en noir, les enfants ont mené une discussion dans laquelle la circulation de la parole m'a semblé manifeste. Afin de la rendre claire, je propose à la fois une notation explicite de la filiation mais aussi de la nature de la filiation entre les idées, au sein du cercle de parole :
"[Facilitatrice] Vous tous ici, est-ce que vous voyez tous le monde de la même manière ? 1,2,3, Pensez !
- [Enfant 1 : idée 1] Non, parce que dans notre monde, il y a des couleurs qui sont pas belles, il y a des couleurs qui nous plaisent et qu'on aime.
- [E2 : filiation avec l'idée 1 par l'exemple] Moi je dis parce que par exemple, je vais voir une tulipe rose, je vais voir le rose que j'aime, mais il y a une autre personne avec moi, et elle voit la tulipe parce qu'elle n'aime pas le rose.
Quand deux personnes regardent une fleur rose, est-ce qu'ils voient la fleur de la même manière ?
- [E3 : idée 2 : filiation avec l'idée 1 par la reformulation ] Non, il y en a il va la voir comme une fleur rose, et la personne elle peut la voir comme une tulipe
- [E8 : opposition à l'idée 2] Il y en a qui savent pas toutes les fleurs, donc moi si je vois une fleur et que je dis que c'est une tulipe alors que c'est une rose, c'est pas pareil
- [E4 : idée 2] Non, parce qu'on peut avoir une couleur qu'on n'aime plus
C'est intéressant : si on a une rose rose, s'il y en a un, il adore les roses et la couleur rose. Et en face, l'autre personne, elle déteste les roses et le rose. Est-ce qu'elles vont regarder la rose de la même manière ?
- [tous] Non ! Si !
- [E9 : idée 3, filiation en opposition avec les idées 1 et 2] Mais si, on voit pareil, moi je vois pareil que les autres parce que par exemple, si je vois le tableau en vert, l'autre personne elle va voir le tableau en vert aussi
On pourrait dire aussi : on voit tous la même rose, on voit la même rose. Mais est-ce que voir quelque chose, est-ce que c'est juste voir ? Ou est-ce que c'est aussi ressentir ?
- [E10 : idée 4] Voir, voir, voir, c'est aussi ressentir
- [E11 : idée 5 : filiation avec l'idée 4] On a chacun des sentiments
- [E4 : idée 6 : filiation avec l'idée 5] On a chacun un monde
Alors la question, c'est est-ce qu'on se demande si on voit tous la rose de la même manière. Et on a pris l'exemple d'une rose rose : est-ce qu'on voit tous la rose rose de la même manière ?
- [E10 : filiation avec l'idée 1] Si jamais il y a quelqu'un qui aime le rose et il y en a une autre qui aime le jaune, ils auront des goûts différents
- [E2 : filiation avec l'idée 1 et 5] Non, ils peuvent voir la même chose s'ils ont les mêmes sentiments : par exemple, deux personnes qui détestent les roses
- [E10 : idée 7 : filiation avec les idées 1 et 6] Chacun son monde, moi je dis. Moi je dis chacun ses goûts.
Donc on voit le monde différemment selon ses goûts ?
- [E8 : idée 8] Quand moi je vais dans ma chambre, moi je dis que c'est ma chambre, mais mon frère il dit "non c'est ma chambre".
- [E12 : filiation avec l'idée 7 par l'exemple] Chacun ses goûts parce que si il y a un restaurant en Maroc et un restaurant en Algérie, les plats et les couverts c'est pas la même chose, chacun ses goûts.
Vous dites que selon les goûts, selon ce qu'on aime, selon ce qu'on connaît, on ne voit pas le monde de la même manière. La question du coup, c'est : est-ce que c'est possible de voir le monde en vrai ?
Est-ce que c'est possible de voir le monde comme il est vraiment ?
- [E13 : idée 9] Oui, on peut le voir pour de vrai, on peut bien le voir pour de vrai.
- [E5 : idée 10 : filiation avec les idées 3 et 9] On peut le voir pour de vrai si on pense à toutes les couleurs
- [E14 : idée 11] Si on pense à la même chose, on peut voir le monde pour de vrai : par exemple là on fait tous de la philosophie donc on voit la philosophie tous ensemble
- [E7 : opposition à l'idée 11 et filiation avec l'idée 1] Moi je dis non parce que en fait il y a quelqu'un qui n'aime pas le rose, et l'autre qui aime quelque chose, ils vont pas voir le même monde.
D'accord, donc à la fois on voit tout le monde différemment, et à la fois on peut réussir à le voir de la même manière. (...) Finalement, est-ce qu'on voit LE monde ?
- [E8] Il y a combien de personnes sur terre déjà ?
- [E11] 7 milliards
- [E12 : Raphaël : idée 12] Et bah il y a 7 milliards de mondes parce que chacun a son propre monde !
Pourquoi tu dis cela ? Est-ce que nous tous on a un monde ? Celui qu'on voit ? Est-ce qu'on voit tous le monde de la même manière ?
- [E2 : filiation avec l'idée 12] Non... Bah par exemple, moi j'ai envie que le monde soit multicolore à part marron
- [E1 : idée 13 : filiation en opposition avec l'idée 12] Je suis pas d'accord avec Raphaël, il n'y a pas 7 milliards de mondes, parce que s'il y avait 7 milliards de monde, il y aurait beaucoup plus de mondes. (...)
- [E11 : Iris : idée 14 : filiation avec l'idée 12] Moi je pense que chaque planète, chaque personne, c'est un monde, chaque planète c'est un petit monde qui est dans un énorme monde. Il y a plein de petits mondes et encore plus petits et encore plus petits et encore plus grands et encore plus grands.
- [E12 : filiation avec les idées 12 et 14? S'il n'y avait qu'un seul monde, tout serait pareil (...)
Alors, la question, c'est : est-ce qu'il y a un monde, un monde qui englobe tout le monde ? Ou est-ce qu'il y a une infinité de mondes ? un monde par personne ? un monde par pays ? un monde par ville ?
- [E14 : filiation avec l'idée 12] Je suis d'accord avec Raphaël parce qu'on a tous notre point sur le monde. Des fois on a tous notre avis...
- [E7 : filiation avec l'idée 12] Moi je suis d'accord avec Raphaël parce que moi et Iris on n'a pas le même monde
Quelle est la différence entre le monde d'Inès et le monde d'Iris ?
- [E1 : Inès filiation avec l'idée 12 par l'exemple ] Bah moi j'ai un petit frère donc j'ai pas le même monde
- [E6 : idée 15 : filiation avec l'idée 12] Il y a des faibles et des forts : il y a des différences de force
- [E9 : idée 16 : filiation avec les idées 6 et 12] Bah le monde, dans sa tête, chacun a son monde : en fait, le monde c'est comme si c'était un désir pour quelqu'un. Je suis pas d'accord avec Inès quand tu dis le monde il est fait de planètes. Notre monde à nous, c'est ce qu'il y a dans notre tête, ce qu'on veut. Mais le monde normal c'est tout ce qui y a : il y a l'espace, les galaxies, y'a les planètes ; par exemple Axel il fait partie du monde.
Il fait partie de TON monde ou DU monde ? ou les deux ?
- [E9 : filiation avec les idées 16, 6, 12] De mon monde à moi. Et dans ma tête.
Est-ce que chacun a un monde dans sa tête ?
- [E12 : idée 17] Oui. Mais le monde normal, il est pas toujours comme on veut."16.
Un apport pédagogique significatif : la visualisation des équilibres et déséquilibres dans la distribution de la parole
À la fin de la séance, le dessinateur présente toujours le cercle de la parole et les enfants peuvent attester de l'ensemble formé par leur discussion. Ce moment, présent à la fin de chaque discussion, comporte une grande valeur didactique, car il constitue un moment d'analyse métacognitive de la discussion accomplie. Plusieurs éléments significatifs peuvent être dévoilés au travers de cette représentation schématique du dialogue : non seulement elle symbolise le dialogue intersubjectif, mais en plus elle met en lumière la modalité de répartition de la parole. Le dessin permet de visualiser la distribution de la parole telle qu'elle se joue à l'échelle de l'atelier, mais aussi telle qu'elle évolue au fur et à mesure des séances, à la fois pour les enfants et pour le facilitateur.
A) Visualiser la répartition de la parole entre les enfants
Le dessin de la parole philosophique permet de quantifier la distribution de la parole et de pallier, parfois, les inégalités. En effet, bien qu'il soit illusoire de garantir une égale présence discursive pour chacun, le dispositif se veut démocratique, et vise ainsi à amoindrir les effets de disparité. Pour le moins, on vise une collaboration intellectuelle : ainsi, il est toujours remarquable de constater que tous les enfants ont participé. Si chaque enfant est un point relié à tous les autres, cela permet de montrer à quel point chacun peut apporter son grain de pensée. Dans ce cas, le facilitateur peut féliciter l'ensemble du groupe pour leur réflexion collective. De plus, je propose aux enfants qui ont le moins parlé de clore la séance, s'ils le souhaitent, avec une dernière idée. Cet espace qui leur est offert en fin de discussion semble leur apporter une occasion de s'exprimer qu'il n'avait pas trouvé dans le flux de la discussion.
Lorsque le groupe de jeunes penseurs a une pratique régulière, le dessin peut mesurer l'évolution de la parole sur le temps long, au fur et à mesure des discussions. En effet, les dessins successifs pourront révéler l'évolution de la distribution de la parole et montrer si elle est de plus en plus homogène, ou si elle reste centrée sur certains discutants ou si elle devient déséquilibrée.
B) Visualiser la répartition de la parole du facilitateur
Le dessin du cercle de la parole possède aussi une fonction significative vis-à-vis de la place du facilitateur : il révèlera la fréquence de ses interventions par rapport à celles des enfants. C'est tout à fait important, car selon les cas de figures, cela permettra au facilitateur de tenter d'ajuster son positionnement, et d'en parler explicitement aux enfants. De cette façon, il pourra tenter de laisser de plus en plus de place aux enfants. En effet, dans mon expérience, les premières séances sont marquées par une participation légèrement trop forte de ma part, mais au fur et à mesure des séances, les choses s'équilibrent et j'interviens de moins en moins. Cela signifie, me semble-t-il, que les enfants se montrent de plus en plus responsables des compétences de pensée (reformulation, problématisation, argumentation, définition, etc.) et de l'élaboration des idées. Le facilitateur a de moins en moins besoin d'intervenir car les enfants ont intériorisé les exigences du dialogue et peuvent donc davantage porter son déroulement.
Conclusion
Enfants, et pédagogues, il me semble que nous avons tous besoin d'images pour mieux comprendre les apprentissages. Cela est d'autant plus crucial lorsqu'il s'agit de l'apprentissage de la pensée et du dialogue, qui sont des réalités éprouvées mais, quelque part, intangibles. Le dessin du "Cercle de la Parole Philosophique" est un outil pédagogique extrêmement simple, mais il permet de transmettre aux enfants et au facilitateur une image concrète - certes limitée - de la discussion philosophique. Il constitue, en outre, un moyen pour le facilitateur de commencer à mesurer, au sein de sa pratique, l'apparition et le développement de phénomènes complexes tels que l'intersubjectivité, le dialogisme ou l'égalitarisme.
(1) Concernant la liste des caractéristiques de la communauté de recherche, voir : M. LIPMAN, A l'école de la pensée, (2003), trad. fr. Nicole Decostre, Bruxelles, De Boeck, coll. "Pédagogies et développement", 2nd édition, 2008, p.99-103.
(2) R. FISHER, Teaching thinking, op.cit., p. 134-135 : "A community of enquiry can be described as a thinking circle. The seating of participants in a circle (...), allows for equality of position with maximum vision within the group. (...) Many classroom settings are not conductive to discussion. (...) Whatever the physical limitations of the setting, make the best of the situation available, bearing in mind that each child should be able to see every other child's face. (...) Creating a physical setting that approximates to a "thinking circle" helps to model and create a sense of community that encourages participation" (ci-dessus : ma traduction).
(3) F. GALICHET, La philosophie à l'école, op.cit., p. 82.
(4) Ibid.
(5) M. TOZZI, Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, Rennes, Cndp-Crdp de Bretagne, 2002, p.41.
(6) M. LIPMAN, À l'école de la pensée, op.cit., p.15.
(7) Voir les travaux des philosophes défendant le "débat-philo" selon une méthode de maïeutique socratique, et notamment : O. BRENIFIER, Enseigner par le débat, Rennes, CRDP de Bretagne, 2002. Et O. BRENIFIER, La pratique de la philosophie à l'école primaire, Nasier, SEDRAP Education, 2007.
(8) M. LIPMAN, Philosophy goes to school, Philadelphie, Temple University Press, 1988.
(9) Voir les travaux de Michel TOZZI : Apprendre à philosopher par la discussion : Pourquoi ? Comment ?, Bruxelles, De Boeck, 2008.
(10) M. LIPMAN, F.S. OSCANYAN, A.M. SHARP, Philosophy in the classroom, Philadelphie, Temple University Press, 2nd edition, 1990, p.111-112 : "We must know how to distinguish mere discussions from good discussion, and must know what is distinctive about philosophical discussions. (...) A mere discussion may evoke comments from various individuals present (one hesitates to call them participants) but without achieving a meeting of minds. Individuals may succeed in expressing the perspective from which they perceive the issue, but the perspectives never intersect so as to form parts of some large frame of reference. A series of individuals may testify as to their beliefs, but they could just as well occupy independent universes for all the connection their testimonies have with one another. (...) A mere discussion is linear and episodic, like a mediocre picaresque novel in which a series of incidents is strung together, yet nothing ever builds. On the other hand, a good discussion is cumulative; each contribution is in effect a line of force or vector that converges upon the others and is orchestrated with the others." (ci-dessus : ma traduction).
(11) M.-F. DANIEL, La philosophie et les enfants. Les modèles de Lipman et de Dewey, Montréal, Les Éditions logiques, 1992.
(12) M. LIPMAN, À l'école de la pensée, op.cit.,p.162.
(13) M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard Tel, 1987.
(14) M. TOZZI, Nouvelles pratiques philosophiques. op.cit., p. 282.
(15) B. GILL, De quelle couleur est ton monde ? (1962), Paris, Phaidon Jeunesse, 2010.
(16) Extrait d'un atelier de philosophie en cadre scolaire, classe de CE2 B (N.Bouyahia), école élémentaire Fraternité, 7 février 2012.