Revue

Philo en Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP)

Les pérégrinations de la vie ont fait de moi ce que je suis. Je mets un point d'honneur à faire ce que je dis.

Aujourd'hui j'ai l'opportunité de dire ce que je fais.

Issu d'une famille de handballeurs communistes et écolos j'ai rêvé ma vie verte et solidaire. Je crois la mordre à pleines dents avec l'adage de mon père en toile de fond : " on n'est pas ce que l'on dit, on est ce que l'on fait." (en pensant avant de faire il me semble que ça marche assez bien).

Étudiant, je pouvais passer des dimanches entiers avec mon frère, assis par terre à parler de la vie.

À la fin de mes études je décidai de m'engager en tant que professeur des écoles. Ce métier vécu comme un réel engagement collait tout à fait à ce que je voulais vivre. Je voulais baigner dans cette fraîcheur innocente des premières découvertes du monde pour continuer de goûter avec les enfants cet émerveillement permanent qu'est la vie.

Un jour, mon frère me dit qu'il a découvert quelqu'un qui écrivait magnifiquement bien ce qu'on essayait de penser des fois laborieusement. De là, sur l'invitation de cet auteur, nous nous sommes ouverts à d'autres philosophes. Quand le reste de ma vie prend le pas sur la lecture, mon frère est là pour y pallier, car lui ne fait pas l'impasse là-dessus.

Je fus béat devant la puissance du "Discours de la servitude volontaire " de La Boétie, béat devant l'élégance de Montaigne, ravi par l'insolence d'un Diogène de Sinope et heureux de découvrir la sagesse d'un Sénèque.

I) Un ITEP

Je suis enseignant en ITEP. C'est un institut thérapeutique éducatif et pédagogique. Au sein de ce type d'institution, trois approches particulières de l'enfant sont combinées pour être mises à son service. Si l'on considère le cursus scolaire comme un chemin, ces enfants sont au bord de la route. La plupart du temps, ce sont les enseignants des écoles ordinaires qui, démunis face à des situations très compliquées, demandent un coup de pouce ou appellent à l'aide. Ils proposent aux parents de saisir la MDA (Maison Départementale de l'Autonomie) qui a pour rôle d'orienter la famille vers un type d'institution qui sera le plus à même d'aider leur enfant.

En ce qui concerne l'ITEP, la MDA nous confie le soin "... d'enfants, d'adolescents ou de jeunes adultes (de 6 à 14 ans) qui présentent des difficultés psychologiques dont l'expression, notamment l'intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l'accès aux apprentissages. Ces enfants, adolescents et jeunes adultes, se trouvent de ce fait, malgré des potentialités intellectuelles et cognitives préservées, engagés dans un processus handicapant qui nécessite le recours à des actions conjuguées et un accompagnement personnalisé" (cf. Code de l'action sociale et des familles).

Nous intervenons entre autres dans le but de permettre à l'enfant de réintégrer sereinement le système scolaire ordinaire, censé lui procurer une plus grande autonomie lorsque l'heure des choix sera venue.

J'enseigne à l'ITEP du Quengo situé à Locminé, en pleine campagne morbihannaise. C'est l'Agence régionale de santé (ARS) qui donne à notre association gestionnaire les moyens financiers de fonctionner. Ensuite, l'ARASS (Association pour la réalisation d'actions sociales spécialisées), notre association gestionnaire, dont le siège est à Rennes, nous donne un premier grand cadre dans lequel évoluer par le biais du projet d'association. Ce projet préconise d'axer nos actions autour de 4 grands thèmes : la laïcité, la responsabilité sociale, la démocratie participative et le développement durable. Ces quatre thèmes proposent de belles opportunités de discussions philosophiques, deux comme thèmes et deux comme fondements de la situation d'apprentissage. Nous y reviendrons plus tard.

À l'ITEP du Quengo, les cadres de direction (directeurs et chefs de service) élaborent une organisation visant à articuler les moyens dont dispose l'institution afin d'optimiser les modalités de prise en charge en fonction des besoins des enfants accueillis.

J'ai la chance d'enseigner dans un établissement qui est le fruit d'une volonté constante de mettre plus de moyens au service des enfants et de leurs familles. La masse salariale y représente près de 80% du budget de l'établissement. Je travaille avec des éducateurs, des psychologues, des orthophonistes, des psychomotriciens, des maîtresses de maison, des agents d'entretien, et d'autres enseignants. Cette multiplicité fait la richesse d'un ITEP.

II) Un public spécifique

Concrètement, à l'ITEP, la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Les enfants accueillis sont pour la plupart extrêmement réactifs. Ils sont à fleur de peau. C'est une force brutale et douloureuse qui les anime et qui devient peu à peu leur moteur quotidien. Nous devons donc travailler tous les jours à ce que l'expression de leurs symptômes ne permette pas leur enracinement. Favoriser l'expression de ces troubles n'a pour but que de les mettre en évidence. Nous nous devons de discerner ce qui ne permet pas au jeune de s'inscrire dans le fonctionnement d'une classe ordinaire. Une fois que nous connaissons ces symptômes qui ne sont que des conséquences de leur trouble, nous sommes censés remonter aux causes supposées. Enfin, à partir de celles-ci, nous nous devons d'élaborer une prise en charge (interdisciplinaire ou pas) pour que l'enfant puisse continuer d'évoluer, de grandir.

Les situations d'apprentissage que je propose à chaque enfant seront élaborées en fonction de ses difficultés propres, qui peuvent être de plusieurs ordres (cognitive, affective, lacunes au niveau des savoirs ou des savoir-faire, de leur posture...). Pour rester au plus près de son évolution, je pense que nos propositions doivent être constamment réévaluées, repensées, réajustées, puis reproposées.

Ce qui me frappe chez ces enfants, c'est que les mots n'ont plus de valeur. Bien souvent, ils sont utilisés de façon stéréotypée par les adultes et n'engendrent aucune conséquence. Nous parlons sans conviction et pire que tout, nous prenons des engagements que nous ne tenons pas. La sensibilité des enfants, et ceux d'ITEP en particulier, ne pardonne pas ces attitudes. Ils comprennent vite la leçon, et malheureusement, il est plus difficile de démontrer le contraire, car c'est un long travail durant lequel ils scrutent le moindre faux pas.

C'est pour cela qu'au niveau de la formation des professionnels, il me semble illusoire d'apprendre ce qu'il faut dire aux enfants : il faudrait plutôt apprendre à se comporter honnêtement. L'exemplarité ne se cantonne pas à ce qu'il ne faut pas faire. C'est un engagement de tous les instants à être ce qu'on leur propose de devenir.

III) Le choix de la philosophie

J'insiste sur le terme " enfant ", car il est primordial pour comprendre mon choix de la philosophie comme outil. Les enfants sont animés par leur curiosité, leur volonté de découvrir et de comprendre. Ils posent des questions sans arrêt, écoutent, réfléchissent, expérimentent. Tout ce qui passe à leur portée en fait les frais. Comment se fait-il que cette force essentielle s'estompe au fil de l'enfance ? Il me semble que nous nous comportons, nous adultes, comme si nous avions trouvé toutes les réponses. Mais si nous ne trouvons plus de réponse, c'est peut-être parce que nous les adultes, nous ne nous posons plus de questions...

Assez souvent, lorsque j'arrive le matin à l'ITEP, je pense aux échanges du poissonnier et du forgeron dans Astérix : je rentre dans une pièce baignée par des conversations et des bruits de jeux jusqu'au moment où, d'une manière ou d'une autre, des voix s'élèvent au-dessus des autres :

"Il n'est pas frais mon poisson ?" Traduction possible : "Tu rends la carte !"

"NON, il est pas frais ton poisson !" Traduction possible : "Non, tu avais triché avant !"

Puis plusieurs choses peuvent se produire : une génération spontanée d'atelier confettis à partir de cartes à jouer, ou encore un ouragan sur toutes les autres cartes qui malheureusement pour elles ont été posées sur la table, ce qui entraîne logiquement l'intervention subtile des autres joueurs dans une situation un tantinet tendue... On peut éventuellement conclure avec un magistral claquement de porte ou une joyeuse empoignade accompagnée de sa litanie ordurière et obscène. Voilà le stéréotype de la communication lorsque deux points de vue divergent à l'ITEP.

Il me semble que nous touchons là un point crucial. Il faudrait faire en sorte que ces enfants élargissent leur champ de réponse au-delà du oui ou non, du blanc ou noir. À partir de ce constat, il m'a semblé opportun de travailler en philosophie sur le "non merci". Ces séances furent clôturées par une discussion autour de l'usage du "non merci" de Cyrano de Bergerac. Son usage du non merci est respectueux de la proposition qui lui est faite. Il ouvre également le champ à une argumentation qui me semble-t-il devrait être le fondement d'un positionnement humain.

Mais peut-être aurais-je plus tard l'opportunité de développer plus en détail cette séquence de travail. Car avant cela, il me semble devoir préciser encore certaines choses.

En tant qu'enseignant, mon rôle est de rassurer et de remotiver ces jeunes face aux apprentissages théoriques. Souvent, ils souffrent de problèmes liés au vaste monde de l'écrit, comme la dyslexie. Il leur est généralement difficile de lire à voix haute, car c'est exposer à tous leurs défaillances. Au niveau de l'écriture c'est encore plus difficile, car les traces laissées sont des preuves indélébiles de ces lacunes et peuvent en plus être portées à la connaissance de personnes qui ne sont même pas présentes sur l'instant. Le fait de se retrouver dans une "classe", même en ITEP, ravive chez chacun de ces enfants le douloureux souvenir de l'école qui n'a pas eu d'autre choix que d'appeler à l'aide, cet endroit où les autres y arrivaient et pas lui, cet endroit où il a fini par être mis à l'écart.

La pratique de la discussion philosophique, elle, ne passe pas par l'écrit. Voici une des raisons qui font d'elle un outil qui aujourd'hui me paraît incontournable à l'ITEP et au-delà. Elle permet aussi de questionner, de remettre en cause ce qui est établi. Il me semble qu'ici je peux être catégorique : tous les élèves d'ITEP sont friands de cette remise en cause. Ils se retrouvent donc tous autour de cet élan commun qui leur permet enfin de discuter, non pas des modalités d'acceptation d'une règle, mais bien du fondement de cette règle.

L'habitude prise vaut autorisation à penser par soi-même, au-delà même de l'atelier : l'année dernière, je reçus un coup de fil d'un père d'élève un peu affolé. Son fils lui posait de plus en plus de questions et il ne savait pas y répondre. Il disait que beaucoup de ces questions venaient de l'atelier philosophique. Apparemment, ce jeune se sentait suffisamment rassuré pour remettre en cause, voire interroger des choses dont il n'est jamais question à la maison. J'ai essayé de rassurer ce papa en lui disant qu'il ne s'agissait pas d'un concours, mais bien d'une opportunité d'essayer de nouvelles formes d'échanges avec son fils.

Ces moments leur permettent d'être et de faire ensemble. Comme lors des discussions philosophiques, il ne s'agit pas plus de se positionner contre les autres, ni à côté des autres, mais bien avec les autres. Et pour cela, il faut qu'il y ait des principes qui vont être expliqués, éprouvés puis discutés, ceux de l'éthique discussionnelle :

  • On ne coupe pas la parole : ce qui permet à chacun de s'exprimer sereinement et aux auditeurs de tenir plus facilement leur rôle.
  • On ne prend la parole que pour exprimer un propos en cohérence avec la discussion, voire au mieux avec la dernière intervention : ce principe est le rouage indispensable à toute mécanique de communication.
  • Lorsque plusieurs personnes veulent intervenir, chacun doit faire le choix en fonction de son propre temps de parole pour en laisser à celui qui en a eu le moins : ce principe est un moteur. Il génère une dynamique de groupe par la reconnaissance mutuelle et facilite la gestion de sa frustration. Et puis, au-delà de la parole, on passe ici dans l'agir, mais de façon réfléchie.

Lorsque les élèves sont autonomes sur ce dernier point, les postures qu'ils adoptent génèrent en eux des sentiments nouveaux. Ils se remercient tacitement les uns les autres. Pour une fois, être écouté n'est plus un droit théorique et désincarné, car les enfants se l'accordent mutuellement et peuvent ainsi faire l'expérience d'un échange respectueux et courtois.

IV) Partages

Avec les enfants, nous avons vécu certaines situations où la considération mutuelle m'a ému jusqu'à en avoir la gorge serrée. Voir une telle différence de comportement me touchait, moi, mais je pense qu'elle touchait tous ceux qui participaient à cet échange.

En début d'année, lorsque je propose d'animer cette activité, c'est très spontanément que certains collègues désirent y participer. Sur les cinq années où j'ai proposé ces discussions à visée philosophique aux élèves, trois psychologues et une éducatrice m'ont accompagné, chacun à des moments différents, ne me laissant qu'une année seul avec les jeunes. Les uns et les autres, m'ont enrichi par leurs connaissances, leurs savoir-faire, leurs savoir-être. Le fait de croiser nos regards sur les séances que nous avions vécues communément m'a permis d'appréhender différemment ce qu'il s'y passait. Je vous parlais précédemment de la richesse de l'ITEP : elle est au service des enfants, mais elle est également au service de tous les professionnels qui veulent bien s'en saisir.

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