Ce qui m'intéresse ici est le surgissement d'un problème en classe ou dans une discussion. Que faire en classe ou en groupe face à cette expérience humaine individuelle, parfois émouvante, souvent intime et toujours confuse?
Parfois en classe, un élève, découvre un problème. Cela émerge en lui, et il faut que le professeur saisisse ce qui se passe. Les difficultés pour l'animateur sont les suivantes :
- d'abord il ne s'y attend pas,
- ensuite, ca surprend parfois tellement que l'on ne sait pas quoi en faire,
- finalement, au départ ce n'est pas formulé ou compris comme un problème, mais comme le constat d'une contradiction troublante. C'est comme une porte ouverte sur la complexité du monde. Trois raisons de déstabiliser le professeur ou l'animateur. Pourtant, il me semble, il ne faut pas fuir mais aborder.
On ne s'y attend pas : cela surgit parfois dans le ronron habituel du cours ou de la discussion. Ainsi je discutais une fois avec des enfants d'âges différents, entre 5 et 13 ans, d'une même famille sur "Est-il positif de grandir ?". Et les enfants disaient :
- "c'est bien, car quand on grandit on a une voiture" ;
- "mais c'est pas bien, parce que quand on grandit, on doit faire le bac" ;
- "mais c'est bien, car quand on est grand on peut partir avec des copains et voyager" ;
- mais c'est moche parce que les grands se font tout le temps engueuler". Etc.
Puis soudain il y a eu une rupture symbolique, inattendue et non prévisible dans ce ronron d'exemples. Une petite fille a dit :
- "Grandir c'est être triste".
Ce constat troublant n'était pas formulé comme une question. Ma difficulté didactique était de ne pas tuer l'intuition dans l'oeuf avant qu'elle ne devienne problème. Cela m'a surprise. Or j'ai la conviction que dans ce moment, cette enfant pensait. La phrase était simple, mais elle bouillonnait de balbutiements, d'intuitions contradictoires en germe.
La difficulté, dans ce genre de moment, est aussi que l'animateur peut aller dans bien des directions, et il peut perdre, éviter, simplifier, trahir, ou tuer l'intuition.
Il faut simplement admettre que souvent nous ne l'entendons pas. Tout va trop vite, nous ne pouvons pas tout entendre.
Nous pouvons aussi l'éliminer : "Triste, ok et les autres vous êtes d'accord?".
Parfois nous, les professeurs ou animateurs, nous choisissons le sens de ce qui vient d'être dit, un seul sens, qui peut nous être familier ou commode à ce moment là, pour notre groupe, ou pour notre plan de discussion, ou pour notre cours. Nous pouvons aplatir les richesses inhérentes à cette intuition à une seule. Par exemple en questionnant, ce qui semble une forme d'intérêt, mais un intérêt qui n'est pas ouvert à la pluralité de sens : "D'accord, mais triste dans quel sens ?", ce qui implique qu'il n'y a qu'un sens. Pour ouvrir cette constatation complexe, il faudrait lui donner une chance. Il faut s'y intéresser, et s'y intéresser ensemble, afin de co-construire un chemin : "C'est vraiment riche. Essayons de comprendre". La première personne du pluriel signifie que la richesse découverte est un bien commun qui doit être "ouvert" par tous ensemble. Il faut lui donner du temps : "Est-ce que tu peux un peu nous expliquer ?".
Ce "un peu" est un adverbe que je tire de la boite à outils de l'animateur Michel Tozzi. "Un peu" ne semble rien signifier. Bien au contraire. Il donne un peu de temps et un peu d'espace à une pensée qui se cherche. En même temps, il supprime la pression trop grande que pourrait provoquer l'attente et l'exigence d'une clarification.
L'utilisation de la première personne du pluriel (essayons de comprendre), le recours au pronom "nous" recréent la conscience d'une co-construction, d'une communauté de recherche, d'un intérêt collectif possible et nécessaire.
Dans cette discussion, nous avons finalement découvert bien des aspects de cette réalité : que grandir c'est devenir homme, que les responsabilités sont lourdes et inévitables, que devenir soi-même est parfois décevant, qu'il faut du courage pour vivre et que tous ne l'ont pas toujours, que la vie n'est pas triste toujours mais sérieuse et que rire est plus difficile pour un adulte... A la fin, la petite fille a dit : "je crois qu'il y a un problème c'est qu'au fond au fond, on est tout seul"
Je peux toujours dans mon cours ou ma discussion suivre un plan choisi, et ainsi aller où j'ai décidé. C'est rassurant, mais parfois cela tue dans l'oeuf l'occasion pour un participant de découvrir plus, la chance de penser vraiment par lui-même, c'est à dire librement et différemment, la possibilité de découvrir par soi-même quelque chose pour lui. Et finalement la possibilité de prendre la bonne habitude intellectuelle de penser, de problématiser, de s'installer dans une question qu'il se pose à lui-même. Une vertu intellectuelle.
Une difficulté est certes toujours lancinante. N'est ce pas une perte de temps ? Est-ce que cela en vaut la peine ? Mes étudiants m'ont dit l'autre jour que s'ils écoutaient trop leurs élèves, cela rendrait ceux-ci relativistes et sceptiques. Je fais l'hypothèse que si on ne les écoute, pas ils deviennent encore plus relativistes et sceptiques. Car ils n'auront pas pris l'habitude de penser par eux-mêmes. Le scepticisme est un risque et il faut les accompagner vers la pensée, vers la complexité maitrisée, et dès lors vers l'habitude de penser.