I) Le cadre
Le chantier PhiloCité du colloque Unesco sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques est destiné à présenter, tester et interroger dans ses modalités pratiques, ses enjeux et ses difficultés, toute pratique philosophique de la cité : café philo, ciné philo, rando philo, ateliers philo dans les bibliothèques, les centres culturels, les musées, etc. Le chantier se propose non seulement de rendre plus visible, mais aussi de réfléchir ces nouvelles pratiques de la philosophie dans la cité : philosopher dans la cité sous quelles formes, mais aussi à quelles conditions, c'est-à-dire comment la philosophie doit-elle se penser dans ses objectifs et ses pratiques pour être réellement populaire ? Lorsqu'elle cherche à s'adresser à tous et pas seulement à une élite intellectuelle , par quels idéaux la philosophie est-elle portée, quels sont les dangers ou les difficultés qui la guettent, quels paradoxes doit-elle affronter ?
Lors du colloque organisé à l'Unesco en novembre 2016, le chantier Philocité s'est organisé sur les cafés philo en tant que pratique représentative d'une philosophie "populaire", d'une philosophie installée au coeur de la cité et s'adressant ou plutôt se pratiquanr en droit avec tous les citoyens. L'intitulé, "Café philo, philo de comptoir ?", invitait à interroger les écueils du café philo, ses dérives et difficultés. Mais aussi à questionner : pourquoi l'expression "philo de comptoir" dévalorise-t-elle d'emblée la possibilité d'une véritable philosophie au café ? Entre l'idéal d'une philosophie réellement populaire et les embûches pour la vivre véritablement au café, notre coeur balance...
Deux discussions ont rythmé cette réflexion sous la forme d'une table-ronde, réunie autour de quatre "experts", quatre animateurs de café philo à l'expérience solidement enracinée, mais divers dans leurs approches. La première interrogeait les idéaux et objectifs portant ces quatre particiens. Quelles sont leurs motivations ou quels sont les principes qui portent leurs pratiques? La deuxième envisageait les moyens pour mettre en oeuvre ces idéaux dans un dispositif particulier et les écueils, les risques ou dérives auxquels se frotte la pratique.
Ces quatre animateurs étaient Michel Tozzi, Gunther Gorhan, René Guichardan, Brice Droumart. Ils venaient nourrir
la réflexion d’une table-ronde participative animée par l’association portant le même nom que le chantier, PhiloCité (www.philocite.eu). Dans un colloque de nouvelles pratiques philosophiques, la façon même d’organiser la réflexion et le débat compte et mérite d’être réfléchie. Nous ne souhaitions pas reproduire les formes classiques de pratiques, qu’elles soient académiques, scolaires ou médiatiques, mais plutôt rendre possible une réelle participation du public à la discussion, avec l’inconvénient de ne pas pouvoir déterminer à l’avance le nombre de discutants potentiels. Nous avons donc imaginé un dispositif pour gérer cette inconnue : une table centrale avec une vingtaine de chaises, entourée d’un second cercle de chaises. Seules les personnes assises à la table centrale pouvaient participer au débat. Mais un mouvement entre les deux cercles de chaises assurait la possibilité à tous de parler. Les participants étaient libres d’y prendre une place et de la céder quand ils le souhaitaient. Ils devaient simplement veiller à toujours laisser une chaise vide de façon à permettre à quelqu’un de s’inviter dans la discussion (quand quelqu’un venait l’occuper, cela agissait par conséquent comme un signal de départ pour l’un des discutants). Les experts avaient le privilège de rester toujours autour de la table et de débuter chacune des deux discussions par cinq minutes d’exposé, à la suite duquel ils perdaient leur rôle spécifique
pour devenir des participants comme les autres.
Présentons brièvement les quatre animateurs de café philo présents.
A) Michel Tozzi
Il a été professeur de philosophie dans un lycée de Narbonne pendant 28 ans. Il a obtenu son doctorat en sciences
de l’éducation en 1992 à l’Université de Lyon II, sous la direction de Philippe Meirieu. L’intitulé de sa thèse, “Vers une didactique de l’apprentissage du philosopher”, signifie son engagement dans la didactique de cette matière : l’histoire de la philosophie n’est pas la seule didactique de la philosophie, au contraire, et c’est un véritable enjeu
social de le penser pour éviter que l’enseignement de la philosophie ne soit trop sélectif, comme il l’est assurément en France.
Il a enseigné la didactique de l'apprentissage du philosopher (DAP) à l'Université Paul-Valéry de Montpellier. La
DAP est un courant didactique récent (des années 80-90) qui se place du point de vue des apprentis et de leur apprentissage (Que doivent-ils apprendre ? Quelles compétences doivent-ils acquérir pour philosopher ?), et pas, comme c’est traditionnellement le cas, du point de vue de l’enseignant (Comment préparer le contenu de mon cours ? Que dois-je leur dire ?).
Les NPP (nouvelles pratiques philosophiques) viennent donc se placer assez naturellement dans son parcours, puisqu'il réfléchit avec Sylvain Connac et Alain Delsol à un dispositif particulier d'animation de discussions philosophiques, la DVDP (Discussion à Visée Démocratique et Philosophique), à partir des années 2000. Il cherche très activement depuis lors à populariser ce dispositif, par la direction de thèses dans le domaine, par la multiplication des formations, et par l'organisation d'un colloque annuel de l'UNESCO sur les NPP depuis 2001. Il anime le café philosophique de Narbonne depuis 20 ans également.
B) René Guichardan
Il anime un café philo chaque semaine à Annemasse, une ville frontière avec Genève, depuis 1997 (il y a donc bientôt 20 ans), dans le sillon de Marc Sautet, en s'inspirant notamment à l'époque de la revue que lui et ses amis éditaient.
Dans les années 2000, il a rédigé un mémoire de master 1 (DHEPS, diplôme de Hautes Etudes et Pratiques Sociales) sur les effets de cette pratique sur les participants. Sa formation initiale, en Science de l'éducation, a été tardive,
puisqu’il a quitté l’école tôt, et est parti faire le tour du monde avec son sac à dos.
Depuis 2013, il a mis en place un site internet qui permet à tout café philo de se faire connaître, de bénéficier
d’un forum et d’annoncer ses évènements. Vous y trouverez également dans une rubrique “Ressources”, une charte du café philo et des éléments de présentation du fonctionnement ou des rôles utiles à sa bonne tenue (http://www.cafesphilo.org).
C) Brice Droumart
Il est philosophe de formation (formé à l'Université Libre de Bruxelles), praticien et formateur en NPP depuis 2009 avec des publics adultes et adolescents (fragilisés ou non) au sein du pôle philo de la régionale du Brabant wallon du CAL (Centre d'Action Laïque). Sa pratique du café philo défend donc ardemment et dans la pratique les valeurs
de la laïcité, et il y veille particulièrement à épingler les phénomènes de croyances qui orientent nos réflexions philosophiques.
Il a animé, à ce jour, environ un milier d'ateliers ou de cafés philo partout : en prison, dans des lieux publics (bibliothèque, centre culturel, cinéma, ...) ou en partenariat avec des associations diverses ou des écoles.
D) Gunter Gohran
Il fut, avec Marc Sautet, l'un des initiateurs du premier café philo, celui des Phares, place de la Bastille à Paris, dès 1992. C'est donc l'un des plus anciens praticiens du café philo en France.
Il est juriste de formation et fut professeur de droit à l'université. À la retraite et disposant de davantage de temps libre, il a repris des études de philo (il est maintenant titulaire d'une maîtrise à Paris I) et de psychologie clinique (DES et DEA à Paris VII).
Il fut l'un des traducteurs en français de l'oeuvre de Freud, avec Laplanche, et de Laplanche en allemand (qui est sa langue maternelle). Sa pratique du café philo est donc fortement inspiré de la psychanalyse.
II) Cafés philo, philo de comptoir ?
Ce texte est le fruit de notre réflexion faisant suite à la table-ronde portant explicitement sur la thématique des cafés philo et à laquelle participaient, notamment, ces quatre animateurs réguliers de ce type de rencontre. Si son
contenu s’alimente à ce qui fut proposé lors de cette discussion, il ne s’y réduit cependant pas ni ne prétend refléter
absolument les diverses positions défendues. Il sert ici d’introduction problématique au double angle d’approche du café
philo proposé lors cette table-ronde et ainsi au dossier qui vous est présenté dans Diotime. C’est une introduction qui a ménagé la place à un positionnement éthique, politique, épistémologique et philosophique propre, plutôt que de proposer une présentation succincte, se voulant neutre, des différents éléments de ce dossier. Une telle liberté a d’ailleurs été laissée à chacun des contributeurs. Nous n’avons pas cherché à unifier les différents textes ni dans le ton, ni dans la forme, ni dans l’exigence intellectuelle sur laquelle ils reposent et qui manifeste à chaque fois le parti pris singulier de ces différents praticiens.
Les "cafés philo" constituent sans aucun doute la pratique la plus ancienne et la plus diffusée des mouvements promouvant une "philosophie populaire". Cette constatation justifie à elle seule que l'on prenne le temps d'en évaluer les acquis et, éventuellement, d'en repérer avec précision les écueils. A cette fin, nous proposons un parcours en deux
étapes :
- une problématisation de ce qu'implique l'expression de "philosophie populaire" ;
- une évaluation des principes spécifiques pouvant servir de fondement aux "cafés philo".
A) Du pain et de la philo
La "philosophie populaire" semble rencontrer d'emblée les mêmes difficultés que celles engendrées par l'expression de "politique populiste". Tout d'abord, elle éveille le soupçon d'une utilisation de catégories sociologiques fortement idéologisées. Celui qui se réclame du peuple n'a-t-il pas toujours la conviction intime de s'en
distinguer par quelque aspect ? Le “peuple” ne serait que l’illusion propre à cette partie de l’élite qui a mauvaise conscience ? Et puis, même en admettant que quelque chose comme “le peuple” existe, quelles en sont les caractéristiques ? En effet, si ce peuple se définit uniquement négativement, c’est-à-dire si ce qui le solidarise
et lui donne sa cohérence est le seul rejet viscéral des “élites”, il ne s’agit alors que d’une masse soumise à ses émotions et affects. Un peuple-enfant en somme. Si, au contraire, c’est un projet positif qui le fédère, en quoi consiste ce dernier ?
Ensuite, il faudrait s'interroger sur la prétention à faire "descendre" la philosophie conception aristocratique
d’une philosophie vue comme devant être démocratique dans et parmi le peuple. N’en dit-elle pas plus sur ceux qui nourrissent un tel projet que sur la philosophie ou le peuple ? L’on pourrait d’ailleurs tout à fait défendre la position inverse : l’important n’est pas tant de populariser la philosophie que d’aristocratiser le peuple. L’objectif principal consisterait alors dans le découplage entre les outils philosophiques, dont il faut favoriser l’appropriation, et les habitus et attitudes qui les accompagnent la plupart du temps (au point, parfois, de les étouffer), qu’il faut tourner en dérision et dont il faut se moquer.
Enfin, last but not least : à supposer que les fins et les principes soient clarifiés, quels moyens mobilise-t-on pour les accomplir ? L'exemple de l' oralité
s’avère utile pour indiquer la complexité de ce dernier point. Sous prétexte de “tordre le bâton dans l’autre sens” et de “rendre accessible la philosophie”, on valorise souvent énormément la parole au détriment de l’écrit. Mais, ce faisant, ne (se) prive-t-on pas de la richesse des sources écrites ? Ce serait redoubler l’opposition, déjà rigide, entre “philosophie populaire” et “institutions académiques”, là où l’enjeu serait, bien plutôt, de penser les conditions de leur articulation. Outre cette ambiguïté principielle, de nombreuses précautions doivent être prises si l’on souhaite que cette parole s’accompagne d’un “effet philosophique”. Il convient, en effet, de : générer une forme d’attention à la parole spécifique qui entraîne un discours se départissant de l’automatisme ; distribuer la parole ; gérer les surgissements et les explosions ; réfléchir au moyen d’intégrer les savoirs extérieurs (untel est expert, un autre est en possession de telle donnée factuelle, etc.). Si ces conditions ne sont pas remplies, on risque de faire plus de tort que de bien, de satisfaire à moindres frais la vanité de tous, c’est-à-dire, en ce qui concerne les cafés philos, de dévoyer tant la philo que les cafés. Soient ces deux hommes au comptoir : ils parlent de tout et de rien, savourant ce sentiment vague mais doux de fraternité humaine anonyme. Un philosophe arrive, prétend leur permettre de s’exprimer sur des questions générales. Ils se découvrent opposés et, dans l’amertume de la perte ressentie de ce qu’ils partageaient, ils se rigidifient et adoptent des positions extrêmes. La scène s’achève par des coups échangés sur le trottoir d’en face, sous le regard désespéré et
impuissant d’un philosophe achevant sa boisson sucrée…
B) "René, un muscadet"
Lorsque la philosophie investit le café, elle mobilise différentes parties de son champ disciplinaire. Globalement, il semble raisonnable de poser qu'elle le fait sur la base d'une théorie (plus ou moins explicite selon les animateurs) articulant l'individu et le collectif. Il serait possible de distinguer des tendances sur ce continuum liant le singulier au multiple :
- on peut insister sur le questionnement existentiel solitaire qu'est censée favoriser la philosophie, et voir dans le café philo un lieu où il est possible de partager ses interrogations ;
- à l'autre extrémité, on peut voir dans le café philo l'occasion d'une actualisation de la démocratie et donc l'opportunité pour chacun de s'humaniser un peu plus ;
- il est également possible d'opter pour une vision fondant les deux pôles en considérant le café philo comme le lieu d'une psychanalyse collective : faire ensemble la genèse de nos motivations inconscientes, de nos conditionnements historiques serait porteur d'un effet thérapeutique ;
- ou bien, version plus synchronique, le café philo est ce lieu où l'on tente l'explicitation totale du "On" en nous, de nos automatismes, mais également du "prêt-à-penser" ambiant.
Que cette variété dans les modalités théoriques d'articulation de l'individu et du collectif expriment des tempéraments ou des tendances différentes ne constitue pas, en soi, un problème. Par contre, cela peut le devenir dès que l'interaction circulaire liant l'animateur et le public est subie et non pensée. En effet, le fait d'assister à un café philo étant un acte volontaire, un jeu de séduction réciproque peut s'instaurer : chaque animateur a une préconception du peuple, a son peuple (celui qu'on voudrait humaniser, celui qui nous fait sortir de la solitude, celui motivé par un désir de translucidité historique, psychologique, etc.) ; pour pérenniser son activité, il doit séduire ce peuple ; les personnes les plus réceptives à ce jeu de séduction sont celles partageant sa conception du peuple et de la philosophie. On découvre alors, par contrecoup, les vertus potentielles des
situations dans lesquelles le public est contraint et captif.
Car le biais de confirmation réciproque peut générer une illusion allant à l'encontre des principes émancipateurs
prônés par les tenants de la philosophie populaire. En effet, d’une part, on a touché non “le peuple”, mais les personnes prédestinées à être intéressées; et d’autre part, on se plaît à se croire pris dans un processus émancipateur, alors qu’on n’a fait que reconnaître dans l’animateur le maître qu’on avait toujours porté en soi. De part
et d’autre, la satisfaction égoïque est sauve, mais la philosophie, elle, risque d’agoniser. Et la démocratie avec elle, sauf à ne voir dans celle-ci qu’une discussion de gens déjà prêts à s’entendre.
Pour tenir l'objectif de diffuser la philosophie dans un espace public le plus large possible, il faut donc se maintenir en éveil face au risque du confort de faire de la philosophie "populaire" avec un "peuple" (auto-)sélectionné . Le meilleur moyen d'entretenir notre lucidité est sans doute de se faire aiguillonner : multiplier les expériences dans les lieux et les contextes les plus divers, diversifier nos méthodes d'animation pour éviter que de nouveaux codes pour initiés ne se cristallisent, se soucier particulièrement des membres du public les plus inattendus et profiter de la rencontre de publics "captifs" pour leur donner le goût de revenir, enfin, et peut-être surtout, se laisser soi-même transformer et transformer ses pratiques par ces rencontres. C'est à ces conditions que nous pourrons continuer de revendiquer la pratique d'une "philosophie populaire", non comme une réponse bien définie, mais comme une recherche incertaine.