Résumé - Le musée est un lieu de conservation grâce auquel les hommes veulent empêcher que certains de leurs actes ou oeuvres disparaissent avec le temps. Ce temple de la mémoire tient un rôle majeur d'éducation et de transmission de valeurs et de savoirs. Dans le cadre de l'enseignement de la philosophie au Burkina Faso, il peut stimuler l'intérêt des élèves pour la réflexion philosophique, illustrer, renforcer les apprentissages. En effet le musée, loin d'être superflu, est un lieu de contemplation et de discussion philosophiques. Les objets qu'il expose donnent non seulement l'occasion aux enseignants de philosophie d'amener les élèves à découvrir leurs cultures, mais aussi d'entretenir avec le passé un rapport fécond et critique, à travers la contemplation, le questionnement et la discussion philosophique. Il est donc primordial de créer les conditions institutionnelles afin que les enseignants de philosophie se familiarisent avec le musée et qu'ils l'incluent dans leurs activités d'enseignement.
Introduction
Des didacticiens contemporains accordent une place importante aux activités pédagogiques dites extra muros, exhortent les enseignants à les pratiquer, car ils prolongent les apprentissages ou offrent aux élèves l'opportunité d'une meilleure appropriation des savoirs. C'est ainsi qu'au Burkina Faso certains enseignants, surtout d'Histoire et Géographie, de Sciences de la Vie et de la Terre, de Français, organisent des sorties pédagogiques sur des sites archéologiques, des classes-promenades, des excursions scientifiques dans des parcs, des visites au musée. L'Unesco dès 1952 recommandait une utilisation plus grande et plus efficace du musée par les écoles. Les enseignants de philosophie n'y ont cependant généralement pas recours. Le musée serait-il superflu pour l'enseignement-apprentissage de cette discipline ? Ne peut-il être un terrain pour la philosophie, un moyen de l'apprendre agréablement et efficacement ? Comment l'enseignant de philosophie peut-il se servir du musée pour favoriser l'appropriation de savoirs par les élèves ? Comment devrait-on s'y prendre afin que les visites au musée puissent donner du sens et de la pertinence aux apprentissages philosophiques ? Nous analyserons dans ce qui suit d'abord quelques généralités sur le musée, sa valeur sociale et éducative. Nous proposerons ensuite un état de l'enseignement de la philosophie au Burkina Faso. Enfin nous traiterons du possible apport du musée à l'enseignement-apprentissage de la philosophie au Burkina Faso, tout en dégageant quelques précautions pédagogiques.
I) Le musée, lieu de mémoire et de transmission
La définition contemporaine la plus consensuelle du musée est celle que donne le Conseil international des Musées (2007) qui y voit "une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l'humanité et de son environnement, à des fins d'études, d'éducation et de délectation"1. Mais une compréhension de l'origine et des enjeux du musée nous renvoie irrémédiablement à l'antiquité grecque. Selon A. Vergnioux (2004), l'origine du musée est à la fois sacrée, religieuse et profane. Le terme évoque à la fois les muses et la bibliothèque d'Alexandrie comme espace de recherche scientifique, d'études et d'érudition.
A) Du musée antique au musée contemporain
L'origine sacrée ou religieuse du musée transparaît à travers l'étymologie, "science du vrai'', qui peut nous mener vers le sens vrai des mots. Le terme musée vient de l'étymon grec mouseion et signifie ''bois consacré aux muses'', '' temple des muses''. Filles de Zeus et de la Titanide Mnémosyne, les muses sont des compagnes du dieu Apollon et sont protectrices des arts et des sciences2. L'origine religieuse s'explique aussi de manière plus concrète dans la Grèce antique d'une part par les trésors des temples qui étaient constitués des offrandes faites aux dieux, d'autre part par le premier musée historiquement constitué, une bibliothèque édifiée à Alexandrie au IIIème avant Jésus-Christ par Ptolémée Söter, roi d'Egypte, sous l'influence des philosophes athéniens Démétrios de Phalère et Straton de Lampasque. Ce musée était un projet très ambitieux, à savoir "réunir de façon aussi complète que possible les productions intellectuelles, scientifiques et techniques du monde connu" (A. Vergnioux, 2004, p. 15), grâce à l'oeuvre d'une communauté de savants qui se consacre entièrement à la quête du savoir. On peut le voir, ce musée n'a pas la signification qu'on donnera au musée à partir de l'époque moderne, comme collection d'objets artistiques et culturels.
Pendant la Renaissance, puis l'époque moderne, des princes, des prélats, des navigateurs, des commerçants, des mécènes, des bourgeois, des moines, par souci de puissance, de science ou de prestige, vont collectionner et exposer à la curiosité des hommes des objets exotiques ou précieux : carapaces de tortues, oiseaux empaillés, pierres précieuses, reliquaires, manuscrits, toiles ou tableaux. Avec le culte des grands hommes, les découvertes techniques et scientifiques, les événements historiques, on verra émerger différents musées : musée de la musique, du vêtement, de la prison, du vin, de l'école, de la guerre, des sciences, des toilettes... La typologie muséale distingue de manière classique le musée d'art, d'histoire naturelle, de sciences et techniques, d'histoire et d'archéologie, l'historial. Ce dernier est un musée qui retrace le parcours d'un personnage historique ou les points saillants d'un événement historique. À titre illustratif, on peut évoquer l'Historial de Jeanne d'Arc, l'Historial de la Grande guerre.
Une institution proche du musée est le mémorial, monument commémoratif dont la finalité est d'inculquer, de pérenniser des valeurs ou de dénoncer des horreurs : le Mémorial de Verdun, le Mémorial de Yad Vashem, le Mémorial de la Shoah à Jérusalem, le Mémorial de la paix à Caen consacré à la Seconde guerre mondiale, le Mémorial des martyrs de la Déportation à Paris, le Mémorial du 11 septembre etc.
Les musées sont des lieux de mémoire, lieux dans lesquels les hommes conservent et exposent différents aspects de la culture et de l'histoire. Outre la fonction de conservation et d'exposition, ils ont une fonction scientifique de recherche, d'éducation et d'animation. Ils remplissent cette dernière fonction à travers des visites guidées, des conférences, des activités ludiques, grâce auxquelles ils veulent procurer du plaisir, éduquer, former. Mais qu'en est-il du musée au Burkina Faso ?
B) L'institution muséale au Burkina Faso
Le Burkina Faso n'est pas un pays aux mille musées. Bien au contraire, on n'y dénombrait qu'une vingtaine de musées en 2008. L'apparition d'un musée au Burkina Faso remonterait à la période coloniale, et correspondrait à un souci du colonisateur français de collectionner des éléments matériels sur la vie des ethnies de ce pays, des témoins sur la vie de l'homme noir. Les premiers musées furent ethnographiques et étaient destinés à recueillir pour la curiosité de l'Autre des objets exotiques. Dans ces circonstances, le discours sur les musées et les politiques de collecte étaient de manière globale destinés à légitimer la supériorité de la culture occidentale et à justifier l'hégémonie coloniale. Après l'indépendance, les autorités politiques et certains intellectuels vont faire de la reconquête de notre mémoire un des problèmes majeurs du pays. En effet, comme le dit l'historien burkinabé J. Ki-Zerbo "on ne peut pas vivre avec la mémoire d'autrui" (M. Diagne, 2005, p. 205), et seule la prise en compte de notre passé et la transmission de notre patrimoine peuvent nous mener vers le progrès et nous permettre d'inventer l'avenir. On verra alors apparaitre des musées sous l'inspiration de collectivités ou d'individus. Outre le Musée national, on peut évoquer le Musée de la musique, le Musée national, le Musée du Centre national de la Recherche scientifique et technologique (CNRST) à Ouagadougou, le Musée de Belem Yingre ou Musée de la Termitière à Manéga, le Musée Sogosira Sanon et le Musée de la musique d'hier et d'aujourd'hui à Bobo-Dioulasso, le Musée du Poni à Gaoua, le Musée de Pobé Mengao. Ces musées correspondent à une volonté de conserver des témoins matériels et immatériels, de préserver l'identité culturelle, de transmettre le patrimoine, d'être fidèle aux valeurs du Burkina Faso et de les léguer aux générations futures.
La politique muséale au Burkina Faso poursuit comme principaux objectifs la collecte, la conservation, l'étude, l'éducation et le loisir. Elle veut en effet selon l'article 2 des Statuts du Musée national :
- éduquer le public à la connaissance des témoins matériels et immatériels les plus représentatifs de l'identité culturelle des différentes composantes de la nation burkinabé ;
- conserver les témoins matériels et immatériels les plus représentatifs de l'identité culturelle des différentes composantes de la nation burkinabé ;
- entreprendre des recherches sur les témoins matériels et immatériels les plus représentatifs de l'identité culturelle des différentes composantes de la nation burkinabé ;
- contribuer à la connaissance et à la protection des valeurs culturelles des autres peuples.
À considérer l'esprit de ces statuts, la fonction éducative du musée burkinabé est primordiale. Mais comment les musées peuvent-ils contribuer au Burkina Faso à l'enseignement de la philosophie ? Avant de nous intéresser à cet aspect, nous proposons une brève analyse de l'état de l'enseignement de cette discipline dans ce pays.
II) L'enseignement de la philosophie au Burkina Faso entre principes et réalités
La philosophie est enseignée au Burkina Faso dans les lycées, certains collèges, instituts supérieurs et universités. L'introduction de cette discipline dans l'institution éducative au Burkina Faso remonte à la période coloniale et son programme, à orientation notionnelle, est subdivisé en trois grandes parties, à savoir l'homme et le monde, la connaissance et la raison, la pratique et les fins. À ces parties il faut ajouter l'étude de quelques auteurs, l'étude de questions au choix, les exercices de dissertation et de commentaire.
A) Principes et réformes
L'enseignement de la philosophie au Burkina Faso est organisé selon le paradigme problématisant et est d'orientation notionnelle. Que l'on se réfère aux Instructions d'A. De Monzie de 1925 qui ont guidé cet enseignement jusqu'en 2010 ou que l'on évoque les Instructions officielles burkinabè de 2010, il y est recommandé d'aider l'apprenti-philosophe à penser et à vivre en philosophe. Penser en philosophe implique une perspicacité du regard qui permet de saisir ce qui est, d'aller au-delà de l'aspect bariolé des choses. Penser en philosophe, c'est contempler, méditer, questionner, analyser, expliquer, fonder. C'est être capable, grâce à une pensée critique, de comprendre la réalité et de s'orienter dans le monde. Dans cette perspective, le cours de philosophie doit être actif, interactif. L'enseignant est invité à privilégier les méthodes actives. Vivre en philosophe, c'est opposer un mode de vie marqué par le souci de l'authenticité à un mode de vie frivole. La philosophie est un savoir sapientiel dont l'apport est, selon P. Soual (2016, p. 92) reprenant une idée de Hegel, nécessaire à la finalité de l'école : la philosophie comme "savoir de soi de l'esprit, le couronnement de l'école est l'étude de la science la plus haute ou première".
Au départ, réservé à la classe de terminale, l'enseignement de la philosophie a été étendu en 1990 à la classe de première à travers une répartition du programme entre les deux classes. Le programme intègrera par la suite, comme la plupart des disciplines enseignées, des éléments EMP (Education en Matière de Population). Une commission de relecture a en 2009-2010 procédé, conformément au souhait des enseignants, à une réduction et à un regroupement des notions à étudier, à l'adoption de référentiels, d'Instructions officielles nationales de l'enseignement de philosophie inspirées de celles françaises de 1925, à la prise en compte d'auteurs africains dans la liste des auteurs à étudier. Il a été aussi introduit depuis la rentrée scolaire 2010-2011 un cours d'histoire de la philosophie à l'adresse des classes de seconde. Le souci de la commission a été de contextualiser l'enseignement de la discipline, de permettre aux enseignants d'aborder l'entièreté des notions afin de mettre tous les apprenants dans une sorte d'égalité de chances et d'équité lors de l'examen du baccalauréat. Mais si les différentes Instructions officielles insistent sur la liberté de l'enseignant, si elles recommandent aux enseignants de ne pas abuser de l'abstraction, d'éviter la pratique routinière, elles ne font pas explicitement cas d'une opportunité qu'il y aurait à ouvrir la leçon de philosophie au monde grâce à des sorties pédagogiques comme les visites au musée. L'enseignement de la philosophie au Burkina Faso, indispensable pour le développement d'une personnalité libre et critique, est exposé à la conscience de sérieuses contreperformances dont les causes sont diverses.
B) Causes des contre-performances de l'enseignement-apprentissage de la philosophie
Une observation empirique de l'enseignement de la philosophie au Burkina Faso nous met en face d'une insatisfaction des principaux acteurs que sont les enseignants, les élèves, les encadreurs pédagogiques, les autorités administratives et les parents d'élèves. Les performances des apprenants sont très faibles, quand on les compare à la plupart des disciplines enseignées au niveau des établissements secondaires et supérieurs. Les élèves en attribuent la responsabilité aux enseignants qui leur "distribuent" de "sales notes", qui veulent qu'ils raisonnent comme des philosophes et non comme des néophytes dans le domaine. Les enseignants eux incriminent le niveau d'expression et d'analyse des élèves, leur manque d'assiduité pour la philosophie au prétexte qu'elle serait impénétrable, mystificatrice, voire superflue, mais aussi certaines contraintes du programme. Les réflexions sur la didactique de la philosophie élaborées à l'École normale supérieure de l'Université de Koudougou par les enseignants-chercheurs qui ont produit des articles sur la question et par les stagiaires qui ont soutenu des mémoires de fin de formation soulignent toutes la nécessité de mieux penser l'enseignement de la philosophie en vue de lui permettre de correspondre à sa finalité tant cognitive qu'humaniste. Ces travaux évoquent la passivité des apprenants, leur insuffisante motivation, voire leur démotivation, le conservatisme infécond des enseignants qui pratiquent des cours magistrocentré s, des cours dictés à la suite d'explications souvent sommaires et mal conduites. J. Nanema (2002, p. 219) déplore le fait que dans de nombreux cas, l'enseignement de la philosophie se réduit "pour l'enseignant à maintenir un climat d'incompréhension, d'énigmes et de devinettes, dans lequel fleurissent le malentendu et la mystification"3. P. M. Bayama (2010) évoque des "pratiques très discutables'', le ''caractère lacunaire de la culture'' de certains enseignants, une ''transmission didactique informelle et par mimétisme'', un ''patrimoine textuel'' quasi-inexistant4. B. Nikiéma pose comme condition d'un apprentissage efficace et d'une co-construction du savoir le traitement didactique des représentations des élèves5. E. R. Bambara évoque l'ennui, le désintérêt des élèves et la lassitude des praticiens que sont leurs professeurs, dont il retrouve les raisons à plusieurs niveaux : incompréhension du cours, absence de documentation, discours abscons des enseignants, maîtrise insuffisante de la langue de transmission qu'est le français, rupture entre le cours et le vécu des élèves, caractère abstrait de certaines notions, monotonie de la démarche pédagogique... Tous ces facteurs aboutissent à des représentations défavorables de la discipline, à des contre-performances des élèves en classe et au cours des examens et "représentent une menace non seulement pour l'enseignement scolaire de cette discipline, mais également pour le système éducatif ; ce dernier ne pourra pas en effet bénéficier de l'apport de la philosophie dans sa formation de l'homme et du citoyen" (T. Ouédraogo, 2009, p. 7). Le recours aux sorties pédagogiques, notamment aux musées, peut être un moyen de réduire la monotonie de l'enseignement de la philosophie, de susciter plus de motivation, d'éviter que l'élève soit ce ''pré sent-absent'' au cours des apprentissages en philosophie.
III) Musée et apprentissages en philosophie
Le musée, lieu de mémoire, est indubitablement un lieu de loisir et de plaisir. Les visiteurs, individuellement ou en famille, s'y rendent en vue de se délasser, d'assouvir leur curiosité, mais aussi de faire de nouvelles découvertes, de retrouver leurs racines, de chercher à comprendre des situations actuelles en les reliant à des situations ou faits antérieurs. D. Poulot (2014, p. 10) affirme que "le musée est un des lieux par excellence où se joue le processus de patrimonialisation au double sens d'une conservation de ressources et d'une jouissance. Selon les types de collections présentées (...) le spectacle des musées tantôt fait résonner chez les visiteurs une série d'évocations - d'expériences, historiques, mémorielles, affectives -, tantôt se propose de les émerveiller". Mais selon des enquêtes, l'acquisition de connaissances et le développement intellectuel passent devant le divertissement et le plaisir comme motivation des visiteurs des institutions muséales. Le potentiel culturel du musée et sa mission éducative est indéniable, au regard de sa définition et de ses statuts. Les ressources variées dont il recèle peuvent enrichir l'enseignement-apprentissage, apporter aux élèves un contact direct avec leur patrimoine passé et présent, donner aux enseignants l'opportunité de varier leurs méthodes et approches. L'apport du musée dans l'enseignement de disciplines comme l'histoire, la géographie, les sciences de la vie et de la terre est très tangible. "L'histoire ne s'enseigne pas uniquement dans les livres, sinon les musées, les palais, les monuments et les places célèbres n'ont pas leur raison d'être. En géographie, que valent mille photos ou gravures d'une forêt, d'un lac, d'une lagune voire d'une colline, d'une montagne à côté d'une observation directe de l'élément en lui-même dans sa virtuosité ?" (I. Baldé et alii, 2008, p. 8).
Quels pourraient être les apports du musée à l'enseignement de la philosophie au Burkina Faso ? Le musée donne non seulement à voir, raconter, mais aussi à penser. Il peut alors servir de lieu de contemplation et de discussion pour le cours de philosophie et peut servir à diverses phases de l'enseignement-apprentissage comme opportunité de motivation, d'illustration et d'approfondissement de notions ou de problématiques philosophiques. On pourrait même soutenir comme F. Grolleau (2016, p. 16), mutatis mutandis, que certains objets du musée peuvent participer "d'un regard philosophique sur le monde, en ce qu'ils rejoignent et illustrent pris comme ''donner du lustre à '' les préoccupations et le corpus des textes des philosophes.".
A) Contempler et discuter au musée
La philosophie est theorein, contemplation. Contempler, c'est regarder, considérer avec attention, observer par l'esprit, méditer. La contemplation est un acte des sens (oeil), de l'intellect et de l'âme. Certains phénomènes naturels semblent avoir été des objets privilégés de contemplation : arc-en-ciel, vagues, nuages, lune, couchers ou levers de soleil, fleurs, forêts. On se rappelle les propos d'Anaxagore, un jour qu'on lui demandait pourquoi il était né : "Pour observer le soleil, la lune et le ciel" (D. Laërce, 1965, p.105)6. E. Kant (1999, p. 256) affirmait : "Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi". La contemplation est du reste l'un des moments essentiels de la dialectique platonicienne. En effet, si le chemin de la caverne au monde extérieur est l'anagogie, le chemin de la conversion philosophique voit une de ses phases majeures dans le moment de la contemplation des Idées.
Le musée peut être mis à contribution afin d'aider les apprenants au Burkina Faso à pratiquer la contemplation philosophique et à profiter de ses vertus. Mais la contemplation philosophique n'est pas une absorption passive dans un objet qui suscite l'étonnement et que l'on vénérerait. Elle n'est pas une adhésion aveugle. Elle est active, ouverte aux idées, liée, comme le dit J. Schlanger (2002, p. 33), "à l'amour des idées et à ce qu'on peut en faire." La contemplation philosophique implique alors le questionnement et la discussion philosophiques. La visite au musée est l'occasion de susciter le questionnement chez les élèves, voire de les amener à développer des compétences en questionnement, de faire d'eux des investigateurs en questionnement (O. Maulini, 2004, p.132). Questionner c'est prendre du champ par rapport à ce qui est ou ce qu'on voit et l'interroger. Le pouvoir de la question, la vertu de l'interrogation en font des aspects fondamentaux de la vie humaine et de l'acte philosophique : " Si le point d'interrogation a la forme d'un hameçon, c'est qu'il pourvoit, par une démarche patiente, en nourriture substantielle pour la conscience humaine. Plus celle-ci questionne ou interroge, mieux elle s'appartient en s'ouvrant à l'horizon infini du sens" (J.G. Tanoh, 2014, p. 162). Outre le questionnement, la discussion est une activité qui est essentielle, voire consubstantielle au philosopher. En effet, philosopher ce n'est pas s'enfermer dans des certitudes immédiates, dogmatiques. La philosophie, loin des soliloques, est le lieu de la parole délibérante, du savoir qui doit se fonder rationnellement à travers le débat argumenté, l'éristique. Les objets exposés dans les musées peuvent donner lieu à des discussions à dominante cognitive et critique. Le musée est un "lieu d'interprétation et de ''construction des significations''" (C. Grenier, 2013, p. 24) et il offre aux enseignants d'amener les élèves à confronter leurs différentes convictions et opinions, à élargir l'horizon de leurs idées, à développer leur jugement critique et moral, à renforcer leurs compétences cognitives, esthétiques et socio-affectives. À propos des oeuvres vues au musée, N. Goodman et C. Elgin (2001, p. 73) soutiennent qu'elles "fonctionnent quand elles participent à la formation et à la réformation de l'expérience, et donc à l'instauration et à la réinstauration de nos univers. Elles le font en stimulant la vision critique, en acérant la perception, en activant l'intelligence visuelle, en élargissant les perspectives, en donnant à voir des rapprochements nouveaux et des contrastes inédits, en mettant l'accent sur des aspects significatifs jusque-là négligés."
Au Musée de Manéga, par exemple, on trouve de très bonnes ressources pour animer et illustrer des cours de philosophie. En y conduisant les élèves, on les met au contact d'objets et de sites qui traduisent le sacré, comme les masques sacrés, les fétiches, la Case noire des Nyonyosés, qui aident à méditer et à discuter sur les mystères de la mort comme les pierres ou stèles tombales, le ''mystique'' pavillon de la mort où on entre et sort à reculons, décoiffé et déchaussé. On peut aussi les amener à réfléchir, à discuter sur la problématique de la diversité anthropologique, culturelle, historique ou du relativisme culturel grâce à la visite des répliques d'habitats traditionnels de certaines ethnies du Burkina Faso, et même des objets de vie et de rites de différents peuples de l'Afrique de l'Ouest. Au Musée de la musique de Ouagadougou, les mythiques flûtes, tam-tam, balafons, tambours d'aisselle, violons traditionnels, guitares africaines, sanza peuvent être une matière de contemplation et de discussion esthétique. Le Musée de l'eau de Loumbila qui a trait au cycle de l'eau et expose des ustensiles, des objets liés à l'eau depuis la collecte, le transport, le stockage jusqu'à la consommation, est une formidable opportunité de faire réfléchir les élèves sur une des sources de la vie, d'attirer leur attention sur des préoccupations écologiques et éthiques liées à l'eau. Dans la plupart des musées au Burkina Faso sont exposés divers objets de guerre et de la vie quotidienne des périodes ante-coloniales, coloniales : des fusils à pierre, des sandales des sofas de Samory Touré, des ustensiles de cuisine, des vestiges de certains peuples, des tenues de tirailleurs sénégalais. Ils peuvent inspirer, illustrer, renforcer des apprentissages en lien des notions au programme tels que l'histoire, la violence, la passion, nature et culture. Ils peuvent être exploités en vue de transmettre des connaissances sur l'évolution culturelle et politique de l'homme au Burkina Faso, des valeurs humanistes, d'éduquer contre la haine, les horreurs de la guerre, de prodiguer des leçons de tolérance, de patriotisme. Le projet d'ériger un musée sur les ruines de l'Assemblée nationale incendiée par les manifestants le 30 octobre 2014 lors de l'Insurrection populaire répond à la volonté d'en faire un lieu de mémoire et un symbole de l'amour de la liberté et de la démocratie du peuple burkinabé. S'il venait à voir le jour, il serait un formidable espace et un excellent instrument pour faire penser philosophiquement les élèves sur le pouvoir politique : sa nature, sa légitimité, ses dérives, le devoir de résistance face aux autorités illégitimes... Mais si le musée est le lieu d'une expérience cognitive, esthétique et morale, sa fécondité pédagogique dépend de certaines conditions.
B) Quelques précautions pédagogiques
Certaines précautions méritent d'être prises en compte en vue de transformer le musée en un espace propice à l'enseignement de la philosophie. Il s'agit de précautions liées à l'espace muséal, mais aussi à la pédagogie que l'on pourrait y adopter.
Il est d'abord nécessaire de familiariser les enseignants et élèves avec le musée. Les visites au musée contribuent à donner plus de sens et de pertinence aux apprentissages. De ce fait, l'institution muséale doit être une sphère de vie et non un espace mortifère, un lieu de nostalgie, une prison ou une maison de détention. Elle ne doit pas être conçue comme une sorte d'hypogée, une tour d'ivoire qui sied aux dieux morts, à des objets à jamais dépassés, relégués dans le passé et qui n'ont plus rien à apporter. Le musée nous permet de nous souvenir de notre patrimoine naturel, matériel et humain en voie de disparition ou déjà disparu et d'en tirer des leçons pour construire l'avenir.
Le musée, bien qu'il dispose d'un potentiel éducatif, est un lieu qui ne dispense pas de manière formelle un enseignement académique et scolaire. Il a ses règles de fonctionnement, son ambiance marquée par d'importantes et sévères contraintes, des rites qui font qu'il peut apparaître plus austère, moins ouvert que la classe formelle, de sorte qu'en quittant cette dernière pour le musée on ne serait pas certain d'investir la leçon de philosophie de quelque chose de véritablement nouveau ou de plus attrayant. Pour remplir de manière efficiente sa fonction éducative envers les élèves, il doit pouvoir s'adapter à leurs besoins, à leur situation, en n'étant pas rigide dans ses exigences, sa discipline, en accordant un accueil particulier aux groupes scolaires, en créant un environnement favorable à la contemplation. Il pourrait dans le cadre d'un partenariat avec les établissements d'enseignement, notamment avec les enseignants de philosophie, identifier les objets susceptibles d'être utilisés dans des apprentissages philosophiques. Il pourra même initier des mesures incitatives, telles que des expositions itinérantes ou temporaires dans les établissements. Ces mesures peuvent se présenter comme des solutions à certaines contraintes liées à l'emploi du temps, notamment celles de devoir bloquer une matinée ou une soirée, voire plusieurs matinées ou soirées pour une visite au musée. En déplaçant certains de ses objets ou collections de manière ponctuelle dans l'espace scolaire, le musée se mettra à la portée des élèves.
Mais en plus de la nécessité de transformer le contexte muséal pour le rendre favorable aux apprentissages en philosophie, les animateurs de musée et les enseignants de philosophie doivent travailler à éviter la position passive des élèves en situation de visite au musée, et à émettre une pédagogie active. La théorie socioconstructiviste peut aider dans cette perspective. M. Tozzi (2005, p. 3) souligne l'apport "du modèle cognitiviste, constructiviste et surtout socioconstructiviste de l'apprentissage, selon lequel l'évolution des représentations (...) est favorisée par l'émergence des conflits sociocognitifs à l'intérieur du groupe classe", notamment par la discussion à visée philosophique. Les élèves, dans cette perspective, ne sont pas confinés à regarder ou à écouter. Il leur est recommandé d'agir et de réagir, de chercher des renseignements, de poser des questions. Ils peuvent alors construire le savoir dans une relative autonomie, grâce à la communauté de recherche et à l'éthique communicationnelle. Au moyen des principes socioconstructivistes, ils peuvent s'informer, discuter, s'enrichir mutuellement dans le cadre d'une visite au musée et ce, dans le respect et l'écoute active. Mais il faut une préparation en amont pour éviter que la visite au musée ne soit une improvisation maladroite ou une promenade. Cette préparation doit permettre à l'enseignant de prendre contact avec les animateurs de musées, de convenir des jours et heures de la visite, d'identifier les objets à exploiter, mais aussi de faire tomber les craintes ou le désintérêt des élèves, en leur expliquant ce qu'est un musée et les raisons pour lesquelles il est important de le fréquenter, d'élaborer des stratégies pour amener les élèves à contempler, à discuter, à analyser, à tirer profit des objets, à entretenir avec le passé véhiculé par les objets exposés au musée un rapport qui ne nuit pas à la vie. Au regard de la nature de la philosophie, la visite au musée doit s'inscrire dans la culture d'un rapport critique par rapport au passé. L'après-visite doit être aussi préparée de sorte pour aider les élèves à exploiter les informations recueillies au musée, de les investir au profit des apprentissages philosophiques.
Conclusion
Le musée, au Burkina Faso, à l'instar des autres pays, est un lieu patrimonial majeur. Il conserve et expose des objets en vue de la délectation et de l'éducation de ceux qui le fréquentent. Si cette dernière fonction s'adresse à tous les publics qui s'y rendent, elle prend une signification très forte pour les élèves, notamment dans le cadre de l'enseignement-apprentissage de la philosophie. Les enseignants de philosophie et les apprentis-philosophes que sont leurs élèves peuvent trouver dans les musées des lieux d'information, de contemplation, des occasions de questionnement et de discussion. Mais si se servir du musée comme médiation dans le cadre de l'enseignement-apprentissage de la philosophie est indubitablement bénéfique, cela suppose la prise en compte de certaines conditions liées à l'institution muséale et à la pédagogie à y appliquer dans le cadre des sorties pédagogiques. Outre ces conditions, il est impérieux de favoriser la création et le développement de musées afin de les rendre proches des élèves. On pourrait aussi intégrer de manière officielle la visite au musée dans les programme de philosophie, assurer des formations initiales et continues en pédagogie muséale pour les enseignants de philosophie.
(1) Cette définition est contenue dans les statuts de l'ICOM (International Council of Museums) adoptés par la 22ème Assemblée générale à Vienne le 24 août 2007.
(2) Clio pour l'histoire, Calliope pour l'éloquence et la poésie héroïque, Melpomène pour la tragédie, Thalie pour la comédie, Euterpe pour la musique, Tersichore pour la danse, Erato pour l'élégie, Polymnie pour le
lyrisme, Uranie pour l'astronomie.
(3) Nanema (Jacques), "La philosophie et son enseignement chez nous : ''obstacles épistémologiques'' et précautions pédagogiques", in Le Cahier philosophique d'Afrique, n° 000, PUO,
2002.
(4) Bayama (Paul-Marie), "L'enseignement de la philosophie au Burkina", in Diotime
, n° 46, octobre 2010. Consulté le 17 août 2016 à 18 h 20 mns.
(5) Nikiéma (Blaise), "Le traitement didactique des représentations des élèves en classe de
philosophie dans l'enseignement secondaire au Burkina Faso : une nécessité pour un réel apprentissage", mémoire de
fin de formation à l'emploi d'inspecteur de l'enseignement secondaire, option philosophie, École normale supérieure de l'Université de Koudougou, 2010.