Revue

Suisse - Les discussions à visée philosophique au service de la logothérapie et du rétablissement ?

I) Introduction

Les nouvelles pratiques de philosophie (NPP) se développent dans les écoles, allant des niveaux préscolaires aux niveaux secondaires, mais également dans des lieux de soins. Ces nouvelles pratiques s'appuient sur des discussions à visée philosophique ou des communautés de recherche philosophique. Des thérapeutes comme Cinq-Mars, C. (2005) ou Loison-Apter, E. (2010) constatent des effets thérapeutiques bénéfiques à la suite d'activité philosophique à partir de la pratique de Communautés de Recherche Philosophiques (CRP). Loison-Apter, E. (2010) parle des effets psychothérapeutiques de la pratique de la philosophie à travers le dialogue philosophique en communauté de recherche selon la méthode Matthew Lipman. Elle relève une corrélation entre les effets psychothérapeutiques et la qualité du climat relationnel existant dans la communauté de recherche pour finalement se conjuguer à la qualité de l'apprentissage au philosopher.

Le pédopsychiatre Jean Ribalet (2008) proposait l'atelier philosophique dans la prévention de la souffrance psychique. Il reconnaît une vertu thérapeutique de la philosophie, à l'instar des sages de l'antiquité, parce qu'elle "prend soin de l'âme". Cette vertu thérapeutique réside dans le fait que l'atelier philosophique a pour objectif de développer une capacité réflexive, le souci d'autrui et donc l'estime de soi. En cela, il rejoint une approche thérapeutique existentielle, peu connue dans le paysage francophone, car traduit tardivement en 1988 seulement, Découvrir un sens à sa vie, grâce à la logothérapie, écrit par Frankl (2006), paru en allemand dès 1946 et en anglais dès 1959.

Or, nous pensons que les nouvelles pratiques de philosophie pourraient aider à questionner le sens, non pas un sens global, mais le sens attribué par une personne à un moment donné de son parcours de vie.

L'analyse existentielle ou logothérapie, développée par Frankl (2006, p. 99) est définie "comme une thérapie fondée sur le sens de la vie". Cet auteur parle en outre "des névroses noogènes", comme de l'impossibilité de trouver une raison de vivre, liée au vide existentiel. Pour Frankl (2006, p. 101) : "Les névroses noogènes proviennent de l'absence de raison de vivre."

Dans un XXIème siècle qui peut paraître très "psychologisé", je pense avec Frankl (2006) qu'il n'est pas possible de laisser de côté les questions existentielles se rapportant à une dimension transcendante ou noétique, qui fait partie intégrante de notre humanité. Par ailleurs, Jacques Besson (2014), pionnier dans la prise en compte des questions spirituelles dans les soins en santé mentale, au CHUV (Centre Hospitalier Universitaire Vaudois), interviewé par l'émission "A vue d'Esprit" en février 2014, souligne l'actualité du lien entre santé mentale et spiritualité, dans l'optique d'une politique de santé mentale s'inscrivant dans une intelligence communautaire, pour trouver des réponses quant à la prévention et la prise en charge des personnes en souffrance psychique.

La psychologie positive de Seligman, (1992) et Seligman et Peterson (2004) ou encore Bandura (1986), nous invite à amplifier les forces qui permettent aux êtres humains à exercer leur auto-efficacité, la gestion de leurs émotions et leurs cognitions, la détection de leurs talents pour optimiser leur développement et leurs apprentissages pour faire face à leurs souffrances.

Les nouvelles pratiques de philosophie pourraient-elles participer à cette dynamique ?

Cette question nous a amené à mettre en place, dans le cadre d'une recherche exploratoire, des groupes de discussions à visée philosophique dans une petite institution romande, lieu d'accueil intermédiaire pour adultes en fragilité psychique temporaire, la maison Béthel.

II) Contexte de la recherche

La maison Béthel est une jeune institution née en 2010. Elle fait partie de l'Association vaudoise d'é tablissements médico-sociaux (AVDEMS) et de l'Association de soins coordonnées de la Riviera et du Pays-d'Enhaut (ASCOR). Il s'agit d'une innovation dans le paysage de la santé mentale en Suisse Romande.

Grâce à une collaboration qui a vu le jour en mai 2013 avec le Dr. Gaillard-Wasser Joëlle, qui fut psychiatre psychothérapeute FMH, responsable de la maison Béthel depuis la création en 2010 jusqu'à fin 2015, cette recherche exploratoire a pu avoir lieu.

De mars 2014 à mi-avril 2014, nous avons mis en place quatre modules de deux séances dans le cadre d'un atelier existant dont le titre s'intitulait : "Parler à partir d'un sujet". L'expérience concerne quatre adultes en souffrance psychique et en séjour aux dates proposées dans la maison Béthel.

Le contexte d'accueil de la maison se situe dans un accueil à court terme, c'est-à-dire un mois.

De ce fait, il est difficile d'avoir des groupes stables. Le maximum de séances possible durant le temps d'accueil est de quatre. Dans le cas où le séjour est prolongé, il est possible dans ce cas d'aller jusqu'à huit fois la possibilité de participer à une discussion à visée philosophique. Nous avons renoncé pour cette étude exploratoire à l'idée qu'il pourrait être envisageable pour des patients ayant la possibilité et un intérêt de participer au groupe de manière ambulatoire.

Nous avons opté de discuter à partir d'un conte ou d'un mythe issu de l'ouvrage Philo-fables de Michel Piquemal (2003). Nous avons demandé à chaque participant de signer un accord de participation à ce projet de recherche. Chaque séance a été enregistrée puis retranscrite. L'aumônier de l'institution a participé aux rencontres.

III) Cadre méthodologie du projet

Le module de deux séances et quatre étapes respecte un dispositif formel et ritualisé, tel que décrit par Hess (2013) et Gagnon (2011). Les groupes de discussion ont été constitués de 3-4 personnes au minimum et de 8 maximum.

Lors de la première étape, l'animatrice soumet à la communauté de recherche une histoire issue de cet ouvrage. Les participants qui le souhaitent lisent une partie de l'histoire, comme le proposent Pelletier et Renaud (2011, p.138). Un dilemme ou l'émergence d'une question philosophique voit le jour à partir de cette lecture. Les propositions des participants seront notées sur un paperboard, ainsi que les questions qui les intéressent.

La deuxième étape met en évidence des divergences de points de vue. L'exigence de s'écouter, mais d'exprimer un argument ou un contre-argument et de s'engager dans la discussion est nécessaire. La tâche principale de l'animatrice est de faire expliciter les différents points de vue et de favoriser l'exercice de la pensée critique. La parole doit pouvoir circuler assez librement entre les participants du groupe. Là encore, il convient de noter les différentes ré ponses et arguments sur un deuxième panneau à partir duquel on pourra travailler lors de la deuxième séance. Comme l'écrit Gagnon (2011, p.149) : "Une question qui les intéresse collectivement sans avoir été déterminée d'avance" devrait se dégager de cette deuxième séance.

La troisième étape se déroule essentiellement autour de la question émergente à partir des précisions que les uns ou les autres souhaitent obtenir à partir des notes de la première séance. Le but de cette deuxième séance est de pouvoir faire l'expérience de l'approfondissement d'un raisonnement, d'encourager l'effort et la persévérance dans la réflexion et de ne pas craindre les tensions. Les idées importantes issues des discussions sont notées.

La quatrième étape au cours de cette séance permet une conclusion provisoire à partir des idées importantes. L'on essaie également de généraliser l'attitude de se distancier des exemples concrets pour arriver à une forme d'abstraction ou de généralisation.

Les différentes propositions conclusives faites sont notées pour garder des traces de ce qui s'est élaboré. Il est possible de passer en revue les différents panneaux qui auront servi de support pour les notes.

"L'exercice réflexif que commande la pratique philosophique en CRP devrait contribuer à orienter l'intérêt sur les principes, les fondements, les valeurs, les normes ou les concepts qui sont présupposés et convoqués dans le traitement d'une question particulière", précise Gagnon (2011, p. 149). En cela, la discussion à visée philosophique est différente d'une thérapie de groupe qui est davantage centrée sur la résolution de problèmes personnels, communs aux membres d'un groupe. Dans le cas de la discussion à visée philosophique, au-delà de l'exercice réflexif, comme l'affirme Clot, Y (2015, p. 221) "Le sentiment de vivre la même histoire est... une ressource qui a fait ses preuves dans le destin des émotions que le corps ressent quand l'affect reconvertit la passivité en activité". Il se pourrait bien que cette activité de discuter, à partir d'un conte ou un mythe, permette un tel processus. En effet, selon Journet, N. (2014-15) les mythes se transforment encore et toujours et on peut leur faire parler la langue du moment.

Après un module de deux séances, constitué de quatre étapes, nous avons demandé aux participants d'évaluer l'apport du module.

Nous avons ensuite téléphoné à sept patients environ un mois plus tard pour avoir un second retour, et connaître ce qu'il pouvait encore dire de l'expérience faite, et s'ils considéraient qu'elle avait eu une conséquence dans leur vie. Il est difficile de dissocier pour les patients le séjour en lui-même et la participation à cet atelier. Toutefois, nous voulons relever que toutes les personnes contactées se souviennent et sont en mesure de rattacher cette expérience à un élément de leur vie relationnelle ou personnelle.

En ce qui concerne les sept autres patients, nous avons téléphoné deux mois plus tard. Dans ce cas, le souvenir est plus lointain, il a besoin d'une réactivation en indiquant le titre du mythe ou du conte à partir duquel nous avons discuté.

La récolte et les analyses des données consistent en des enregistrements audio des discussions, suivies d'une analyse qualitative des contenus.

Les résultats enregistrés sont plutôt encourageants, même s'il ne s'agit que d'une recherche exploratoire.

IV) Résultats du feed-back des patients et extraits de verbatim

L'expérience du rétablissement est de plus en plus reconnue dans la prise en charge de personnes en souffrance psychique. Provencher, H. L. (2002) tente d'en donner quelques perspectives théoriques. Se basant sur le travail de Perkins et Zimmerman, (1995) et Zimmerman, (1995) elle propose quatre dimensions impliquées dans le ré tablissement : redéfinition et expansion de soi ; relation à l'espace temporel et noétique ; pouvoir d'agir ; relation aux autres.

Ces quatre dimensions peuvent servir de guide pour l'élaboration de travaux empiriques.

On retrouve également ces aspects chez Huguelet (2013), qui pense que le processus de rétablissement se fonde sur l'espoir et l'autodétermination. Il relève également quatre aspects impliqués dans ce processus, que nous relions aux quatre aspects retenus par Provencher (2002) : trouver l'espoir (Relation à l'espace temporel et noétique) ; redéfinir l'identité (Redéfinition et expansion du soi) ; trouver un sens à la vie (Relation aux autres et à l'espace temporel) ; prendre la responsabilité active du rétablissement (Pouvoir d'agir).

Nous avons classé les extraits du discours ou des phrases caractéristiques issues des évaluations en provenance des patients dans un tableau reprenant les quatre dimensions du rétablissement et leurs caractéristiques selon Provencher (2002, p. 48). Pour voir ce tableau il est possible de consulter le rapport en ligne (Cf. Ansen Zeder, E. 2015).

Constat : le modèle de Provencher semble pouvoir servir pour opérer un classement du discours tenant compte des quatre dimensions du rétablissement. Chacun des patients peut dire quelque chose qui touche à l'une ou l'autre dimension du rétablissement. L'expérience évoque plutôt des éléments positifs qui pourraient participer au processus du rétablissement. La perspective du rétablissement ne s'inscrit pas dans une normalisation, mais plutôt la valorisation de transformations orientées vers un devenir et l'amélioration du bien-être et de la qualité de vie de la personne.

Dans une petite structure intermédiaire de soins pour personnes en vulnérabilité psychique, mieux comprendre les expériences de transformations et cibler les interventions sont des objectifs à relever. Dans les soins palliatifs, les cliniciens et chercheurs soulignent aussi l' importance de l'espoir qui est porteur de sens. Dans ce contexte Philippin (2013, p.14) précise : "dans la pratique clinique quotidienne, espérer guérir et se préparer à un décès prochain sont à considérer conjointement et non exclusivement l'un de l'autre". S'appuyant sur les travaux de Block, S. D. (2000), Philippin (2013, p.12) précise qu'il convient pour le psychologue d'examiner la question du "normal" et du "pathologique", notamment : "il s'agit de faire le diagnostic différentiel entre le deuil de soi et la dépression pathologique".

Or si nous nous en référons à Provencher (2002), ce processus de deuil de soi est également présent dans le cas d'un trouble mental, dans la dimension de la redéfinition et l'expansion du soi. Si les auteurs mentionnent l'importance de l'espoir et la spiritualité, comment un psychologue ou un psychothérapeute peut-il intégrer ces deux dimensions ? Disposent-ils d'outils ? La pratique de la Communauté de Recherche Philosophique pourrait-elle constituer un de ces outils ?

Contacter les patients deux mois plus tard a été plus difficile. Pour le patient 11 et le patient 14, nous n'avons pas pu avoir de contact téléphonique, nous nous appuyons uniquement sur l'évaluation écrite faite après la deuxième séance. Avec le patient 10, le contact a eu lieu par messagerie électronique. Pour le patient 12, le contact au téléphone fut très ténu. Toutefois, il a suffi d'indiquer le titre de l'allégorie utilisée et l'indication du lieu de séjour pour que les patients contactés se souviennent. En général, ils demandaient que je leur rappelle ce qu'ils avaient écrit sur leur feuille d'évaluation.

Pour ce groupe de patient, aucun n'a eu la possibilité de participer à deux ou trois modules. De notre point de vue, cela influence la dynamique du groupe. La relation tissée est plus ténue. Toutefois là encore, le modèle de ré tablissement de Provencher permet d'opérer un classement du discours. Pour voir ce deuxième tableau, il est possible de consulter le rapport en ligne. (Cf. Ansen Zeder, E. 2015)

L'expérience évoque aussi plutôt des éléments positifs. Plusieurs questions peuvent alors être soulevées :

  • Tenir compte de la dimension spirituelle des personnes dans les soins psychiques peut-il servir de levier thérapeutique ? A quelles conditions ?
  • L'intégration de la dimension spirituelle relèverait-elle d'une nécessité éthique dans les soins ?
  • Enfin, la communauté de recherche philosophique ou la discussion à visée philosophique peuvent-elles devenir des "outils" au service de la prise en compte de la dimension noétique ou spirituelle dans un lieu de soins ?

Pour la première question, la littérature du care insiste sur l'idée que "la guérison ne relève pas seulement d'une activité thérapeutique, mais aussi d'un processus qui nous mène au-delà de ce que nous pouvons mesurer, maîtriser, savoir, mais dont nous devons rendre compte", précise Frick, E (2011, p.6). Se rétablir n'est pas forcément guérir, mais savoir tenir compte de sa vulnérabilité et vivre en prenant appui sur ses propres ressources et pouvoir les mobiliser. Menning, H. (2015) défend l'idée que cette compétence s'acquiert. Huguelet (2013, p.95-96) précise "qu'il faut avoir de l'imagination et explorer les domaines potentiellement pourvoyeurs de sens. (...) Partir des valeurs du sujet représente une technique à même parfois de surmonter les blocages." Or la dimension de la spiritualité "laïque" et la religion font partie de ces domaines.

C'est pourquoi la question de l'intégration de la dimension spirituelle est débattue depuis plusieurs années au sein de la communauté scientifique et médicale. Dans la perspective d'une prise en charge holistique, il n'est plus possible d'ignorer cette dimension noétique ou spirituelle de la personne. Par ailleurs, se focaliser uniquement sur les symptômes psychiatriques ne suffit pas pour travailler dans le sens du rétablissement. La nécessité de s'intéresser aux ressources présentes chez les patients et de les évaluer peut être déjà thérapeutique en soi selon Bellier-Teichmann, T. (2015). Par ailleurs, si la thématique du sens, "n'est que partie de l'approche clinique centrée sur le rétablissement" comme le souligne Huguelet, (2013) il conviendrait de la voir comme un complément des autres actions thérapeutiques possibles, sans oublier l'approche existentielle qui englobe les dimensions de l'autodétermination, la solitude et la finitude de la personne humaine.

Enfin la question des outils pour aborder cette dimension n'est pas si simple. Les questions clefs de l'anamnèse spirituelle proposées par Frick (2005), à l'aide du SPIR, sont intéressantes pour entrer en matière et donner des indications aux soignants.

Le modèle des besoins spirituels STIV mis en place en gériatrie par Monod, S. ; Rochat, E ; Büla, CJ ; Spencer, B (2010), peut-il être adapté à des patients en souffrance psychique ? L'intérêt de ce modèle est un travail en interdisciplinarité qui intégre l'aumônier à l'équipe de soins, et de plus permet une approche structurée et systématique de l'évaluation de la spiritualité, comme le précise Monod-Zorzi, S. (2012).

La pratique de la Communauté de Recherche Philosophique ou les discussions à visée philosophique, peuvent-elles enrichir la panoplie des outils pour aborder avec les patients l'espoir et la spiritualité dans le respect de la pluralité de leurs croyances et de leurs origines culturelles ? Cette pratique de groupe permettrait d'intégrer psychothérapeutes, soignants et aumônier dans un travail de groupe interdisciplinaire.

Conclusion

Pour finir, nous aimerions souligner que cette expérience de discussion à visée philosophique peut mettre en évidence trois aspects issus de la logothérapie :

  • une auto-distanciation et une auto-transcendance, expression de la liberté de la volonté, lorsqu'on examine les verbatims dans la catégorie redéfinition et expansion de soi ;
  • l'expression de la volonté de sens qui définit la motivation humaine, lorsqu'on examine les verbatims dans la catégorie pouvoir d'agir ;
  • l'inscription de la quête d'un sens impliquant aspects affectif et noétique dans l'expression d'un espoir, du dépassement des peurs et des désirs de l'égo, lorsqu'on examine les verbatims dans la catégorie relation à l'espace temporel et noétique et relation aux autres.

C'est pourquoi, nous pensons que les discussions à visée philosophique peuvent enrichir la pratique de la logothérapie dans une perspective de rétablissement.

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