Revue

Canada-Québec : Radicalisation et extrémisme violent, une expérience philosophique interordres au Québec

I) Présentation

Ces dernières décennies, plusieurs sociétés occidentales ont pris la décision de mettre fin ou de réduire significativement la place de l'enseignement de la philosophie dans leur système d'éducation nationale. Malgré cette relative déperdition d'un enseignement de la philosophie pour tous, on a assisté pendant cette même période à un regain d'intérêt en faveur d'un enseignement de la philosophie dès le plus jeune âge1. Dans plusieurs cas, cette valorisation de l'enseignement de la philosophie destinée aux enfants s'inscrit dans une perspective de développement de l'aptitude des jeunes à dialoguer sur les grands enjeux éthico-politiques de la modernité. La fondation toute récente (juin 2016) en France (Université de Nantes) d'une première Chaire UNESCO de philosophie pour enfant ( Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale) témoigne d'une telle orientation citoyenne.

L'approche pédagogique de l'enseignement de la philosophie aux enfants développée par Mathew Lipman aux États-Unis a connu un succès certain au Québec. Des enseignants du primaire et du secondaire ont développé et testé divers outils pédagogiques associés à cette méthode. Ils ont été soutenus dans ce travail par l'Université Laval ( https://philoenfant.org/) et, plus récemment, par le groupe Philojeunes ( http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?philojeunes), dont l'orientation citoyenne de la philosophie pour enfant est explicite.

Dans la perspective d'une éducation démocratique telle que soutenue par l'UNESCO, il importe de permettre aux jeunes de développer une pensée complexe (Morin, 2000), une pensée critique, créative et attentive le plus tôt possible dans un environnement sécurisé favorisant un bon climat scolaire, à travers un processus leur permettant d'intégrer des outils cognitifs (Lipman, Tozzi, Pettier, 2008), dont le raisonnement moral et logique (Robert, 2009), ainsi que d'expérimenter les postures démocratiques2.

Nous nous proposons dans ce texte de faire le point sur les développements récents concernant l'enseignement de la philosophie au Québec. En effet, des perspectives nouvelles sont proposées par le collectif Philosophie éducation en société 3, qui souhaite voir la philosophie s'enseigner tout au long du cursus scolaire de l'élémentaire à la fin des études collégiales. C'est dans ce sens qu'un premier programme interordres de philosophie regroupant des enseignants et des étudiants de l'enseignement secondaire et collégial a été mis en oeuvre à l'hiver 2016 dans une perspective d'éducation citoyenne. Après une brève mise en contexte du développement de l'enseignement de la philosophie au Québec, nous rendons compte ici de cette première expérience d'un enseignement interordres.

II) L'enseignement de la philosophie au Québec

Au Québec, malgré plusieurs remises en question institutionnelles au fil des dernières décennies, un enseignement obligatoire de la philosophie a été maintenu quasi intégralement. Contrairement à d'autres sociétés occidentales, cet enseignement est resté commun à tous les étudiants des cégeps4 francophones5, quelle que soit leur filière éducative. Ce programme de philosophie s'inscrit dans une formation générale commune. Ainsi depuis la création des cégeps, cette formation générale commune et obligatoire comprend, en plus des cours de philosophie, des cours de français, de langues secondes, et d'éducation physique. Elle compte pour une part non négligeable de la formation des cégépiens puisque près de 40% des unités d'enseignement lui sont dévolues.

L'enseignement public de la philosophie au Québec prend son essor avec la création des cégeps en 1968. Rappelons que des changements majeurs sont survenus dans l'enseignement au Québec suite à la parution en 1962 du Rapport Parent qui annonçait une refonte complète du système d'éducation québécois. Le rapport proposait de moderniser, de démocratiser et de laïciser le système d'éducation québécois. C'est dans la foulée de ce rapport que furent mise en place les institutions scolaires québécoises actuelles, notamment les cégeps. Le programme prévoit alors 180 heures d'enseignement de la philosophie. En 1993, une réforme majeure des programmes de l'enseignement collégial ramènera à 150 heures le programme de philosophie. Depuis cette réforme, le programme collégial de philosophie est resté, pour l'essentiel, inchangé et comprend trois cours de philosophie : "Philosophie et rationalité", "Être humain" et "Éthique et politique".

Cette formation philosophique est complétée depuis 2008 par un nouveau programme national - le programme Éthique et Culture Religieuse (ECR). Ce programme achève la laïcisation des programmes d'enseignement au Québec en mettant fin à 400 ans d'enseignement confessionnel. Le programme s'articule autour de trois compétences : "?Réfléchir sur des questions éthiques?", "?Pratiquer le dialogue?" et "?Manifester une compréhension du phénomène religieux?". Ces compétences sont les mêmes de la 1re année du primaire à la 5e année du secondaire. Même si ce programme n'est pas nommément associé à la discipline philosophie, les acquis du programme d'enseignement collégial de philosophie y ont été réinvestis, notamment dans les contenus de formation (deux premières compétences du programme).

III) Perspectives d'avenir

C'est dans ce contexte que le groupe Philosophie Education et Société (PES) veut promouvoir la nécessité de développer un programme d'enseignement de la philosophie de la première année du primaire à la fin du collégial. Pour PES, ce programme doit être conçu dans une perspective d'éducation citoyenne et il doit développer une didactique de la philosophie qui donne la parole aux jeunes. La discipline philosophie devient dans cette perspective la pierre d'assise d'une éducation tournée vers les exigences du vivre ensemble, qui passe par le développement chez l'étudiant de l'autonomie de la pensée et de l'esprit critique.

Nous croyons que l'éducation à la citoyenneté devrait être assurée, entre autres par l'enseignement de la philosophie du primaire à la fin du collégial. Dans notre esprit, celle-ci ne doit pas prendre la forme d'une morale normative, ni faire l'objet d'une prédication civique, car dans un État démocratique, le système d'éducation doit toujours chercher à développer chez les jeunes la réflexion critique et l'autonomie. La laïcisation des structures scolaires et des programmes ministériels a permis de faire des pas considérables en ce sens. Il reste cependant beaucoup à faire. C'est dans cet esprit que nous soutenons l'arrimage du programme ÉCR et du programme de philosophie collégial et que nous accompagnons l'évolution de ces programmes6.

En attendant la réforme de ces programmes d'enseignement, le collectif PES en est venu à la conclusion qu'il fallait prendre l'initiative de développer des microprogrammes interordres en marge du curriculum officiel.

C'est dans cet esprit qu'à l'hiver 2016, un premier microprogramme de philosophie interordres a été réalisé avec des enseignants du secondaire et du collégial. En tenant compte des prérogatives de chaque ordre d'enseignement, nous avons proposé aux enseignants des situations d'apprentissages qui permettent de développer les compétences spécifiques de leur programme respectif.

IV) Un premier programme interordres

Pour la première année de ce programme interordres, il a été convenu d'aborder avec les étudiants le phénomène de la radicalisation violente de certains jeunes. Après avoir vu des milliers de jeunes emprunter cette voie en Europe, le phénomène a rejoint le Québec en 2015 alors que plusieurs cégépiens ont cherché à joindre Daesh en Syrie. Même si ce phénomène ne touche qu'une minorité de jeunes, il est hautement préoccupant pour notre société et constitue un danger réel pour nos démocraties.

Au-delà des préoccupations légitimes de sécurité, il nous est apparu qu'un travail d'éducation citoyenne à long terme devait être entrepris auprès des jeunes sur ces questions. Conscients du rôle prépondérant du Net dans la diffusion d'idéologies radicales associées à l'extrémisme violent, nous avons voulu centrer la réflexion sur le difficile équilibre démocratique entre la liberté d'expression et la sécurité publique. La question que nous avons soumise à la réflexion des étudiants était la suivante : " Radicalisation et extrémisme violent sur le Net. Comment concilier sécurité publique et liberté d'expression??". Des étudiants du cours ECR du secondaire 5 et des cours de philosophie au collégial ont participé à ce premier programme interordres.

V) Les moyens mis en place

Pour faciliter la tâche des enseignants, nous avons mis en place un blogue pédagogique qui proposait différents outils pédagogiques associés à note thème7. On y trouve notamment des informations juridiques et politiques, des glossaires de notions politiques et philosophiques, des ressources médiagraphiques et plusieurs propositions d'activités d'apprentissage. Le blogue vise ainsi à stimuler la participation des enseignants dans l'élaboration de nouvelles situations d'apprentissage. Voici quelques exemples de questions proposées à la réflexion des étudiants sur le blogue :

La "théorie du complot" comme mode de recrutement sur le Web.

Qu'est-ce que les "théories du complot"?? Sur le plan de la connaissance, c'est à dire par rapport aux savoirs construits à partir d'une démarche rationnelle, quels enjeux ces "théories" soulèvent-elles?? Ces théories très répandues sur le Web peuvent-elles contribuer à la radicalisation de certains jeunes et à leur ralliement à des organisations comme Daech??

L'Animal Liberation Front

Au nom de la liberté d'expression, peut-on accepter qu'un site Web de défense des droits des animaux encourage des actions associées au terrorisme, notamment aux États-Unis??

Les forces policières et le respect de la vie privée sur le Net

L'accès aux dossiers personnels sur le Net par les forces policières constitue-t-il une menace à la vie privée et à la liberté d'expression??

D'autres moyens ont été mis en place pour soutenir les enseignants dans ce nouveau programme. Des rencontres régulières ont permis de faire le point sur le travail mené en classe. En fin d'année, un échange sur Skype a été organisé avec le didacticien de la philosophie Michel Tozzi. Ce fut notamment l'occasion pour les enseignants de se familiariser avec sa méthode qui vise à développer en classe des discussions à visée philosophique (DVP) et des discussions à visée démocratique et philosophique (DVDP)8.

VI) Les activités associées au programme

Les interventions en classe ont constitué l'essentiel des activités de ce programme. Afin de supporter les enseignants dans ce travail, des conférences publiques dans les collèges participants et dans une commission scolaire ont permis aux étudiants d'échanger avec différents spécialistes des sciences humaines9, sur le phénomène de la radicalisation associée à des formes extrêmes de violence. Les conférences étaient animées par des enseignants de philosophie afin que la perspective philosophique soit au coeur des discussions.

En mai 2016, un Forum jeunesse a regroupé sur une base volontaire des étudiants de toutes les institutions associées au programme. Ce forum réunissait une quarantaine d'étudiants qui avaient pour mandat de produire un "?avis jeunesse?" sur la question proposée par le programme. Préparés et soutenus par leurs enseignants, les étudiants participants ont aussi été regroupés dans un groupe Facebook afin d'amorcer leurs discussions pendant une dizaine de jours avant la tenue du Forum.

VII) Nos premières conclusions

De l'avis des enseignants et des étudiants participants, cette première édition du programme interodres a été un succès. En ce qui concerne le groupe PES qui en était l'instigateur, le programme constitue un pas en avant dans la volonté de développer un enseignement continu de la philosophie. Il est apparu clairement que les étudiants du secondaire et ceux du collégial partageaient des intérêts et des savoirs qui favorisaient la réflexion philosophique sur des enjeux citoyens. Cette constatation, nous permet de considérer que le programme ECR constitue une base viable pour développer chez les jeunes l'aptitude à philosopher dans le cadre d'une délibération citoyenne.

Il faut tout de même noter pour les prochaines éditions du programme certaines faiblesses qui vont demander des ajustements.

L'implication des étudiants du collégial

Compte tenu de la rapidité avec laquelle le programme a été mis en place, nous n'avons pas réussi à impliquer autant d'étudiants du collégial dans le Forum que nous l'aurions souhaité. Toutefois, il faut tenir compte du fait que les étudiants du secondaire ont un encadrement beaucoup plus serré que ceux du collégial. Le pairage enseignant/étudiant dans le programme ECR était manifestement plus étroit.

Une collaboration à parfaire entre les enseignants du collégial de philosophie et ceux d'ECR à l'enseignement secondaire

Même si cette collaboration au Forum a été spontanée et très efficace, il faut noter qu'elle aurait pu être mieux planifiée. Des rencontres interordres entre enseignants devront être organisés pour assurer la cohérence de notre programme et poursuivre le développement d'un enseignement interordres de la philosophie.

La formation des enseignants

Une première formation didactique avec les enseignants a été tenue, mais il faudra faire plus l'an prochain en prenant soin d'impliquer les enseignants d'ECR. Ces derniers n'ont pu être présents à cette formation parce qu'il n'a pas été possible de les libérer de leur charge d'enseignement à temps.

Conclusion

Ce premier programme interodres aura des suites. À l'hiver 2017, une seconde édition du programme aura pour thème " Médias, propagande et radicalisation : infos ou intox ? ". Il est déjà convenu que cette nouvelle édition du programme impliquera un plus grand nombre d'enseignants et d'étudiants dans les deux ordres d'enseignement concernés. De plus, un projet de recherche permettra d'évaluer de façon plus précise les différentes composantes du programme.

Au-delà des retombées éducatives du programme, nous demeurons convaincus que le succès d'une telle entreprise repose sur une collaboration étroite entre les enseignants des deux ordres d'enseignement. Nous espérons ainsi voir naître une communauté d'enseignants vouée au développement de l'enseignement de la philosophie dans une perspective d'éducation à la citoyenneté. Pour y arriver, il faudra innover sur le plan institutionnel en créant de nouvelles passerelles pour des enseignants qui, jusqu'à tout récemment, n'avaient jamais eu l'occasion de travailler ensemble.


(1) Cette préoccupation ne date pas d'hier. Dès 1985, un organisme international (L'ICPIC, The International Council of Philosophical Inquiry with Children) est créé pour promouvoir l'enseignement de la philosophie auprès des enfants.

(2) Chaire UNESCO d'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, Philojeunes, p. 4 ( http://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/?philojeunes).

(3) Ce même collectif ( https://philosophie-education-societe.org/) a publié en 2015, L'enseignement de la philosophie au cégep. Enjeux et débats, PUL, 2015. L'ouvrage revient sur l'histoire de l'enseignement de la philosophie au Québec, du régime français à aujourd'hui.

(4) Le terme CEGEP est un acronyme pour collège d'enseignement général et professionnel. Les cegeps sont des collèges qui donnent un enseignement pré-universitaire et un enseignement technique. Ces deux filières sont unies par une formation générale commune dispensée à tous les étudiants.

(5) L'enseignement de la philosophie dans le Canada anglais n'est pas obligatoire. Chez les anglophones du Québec, l'enseignement de la philosophie est remplacé dans le cursus scolaire des cégépiens par l'enseignement des Humanities. Le programme des Humanities est fondé sur une approche multidisciplinaire inspirée du modèle américain. À plusieurs reprises depuis une cinquantaine d'années, des avis d'organismes-conseils du Ministère de l'Éducation ont suggéré de remplacer la philosophie enseignée dans les cégeps francophones par le programme de Humanities jugé moins ringard et plus près des réalités nord-américaines en éducation.

(6) https://philosophie-education-societe.org/2016/03/30/mission-du-groupe/

(7) https://radicalisationforum.org/

(8) http://www.philotozzi.com/2009/12/parole-debat-democratique-discussion-a-visee-philosophie-civiliser-notre-violence-2/

(9) Notamment ceux de l'observatoire sur la radicalisation et l'extrêmisme violent (OSR).

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