Revue

La philosophie peut-elle avoir une fonction thérapeutique ?

I) Introduction

L'immersion de la philosophie dans la cité semble répondre à ce qu'il est convenu d'appeler une "demande de sens", autrement dit le souhait de retrouver une orientation personnelle et collective. La philosophie se propose de suggérer des possibles à explorer, des cheminements à élaborer pour des citoyens qui perçoivent le trouble de l'époque et arpentent des espaces sans repères.

Par ailleurs, au cours des années 1981 à 1995, Pierre Hadot1 va jeter une nouvelle lumière sur la philosophie antique. Celle-ci apparaît, sous la plume de celui-ci, comme prioritairement transformatrice de soi et d'autrui, un tremplin à l'acquisition d'une nouvelle vision de soi et du monde. Nous savions, notamment avec Socrate, que la philosophie antique avait un habitat naturel : la place publique. Pierre Hadot met de plus en exergue sa finalité : avant d'être la construction d'un édifice conceptuel, la philosophie antique était d'abord une "médecine de l'âme". Alors, la philosophie antique aurait-elle des vertus thérapeutiques ?

Peut-être bien qu'entre un café-philo, un atelier philo et un cabinet philosophique, la philosophie tâtonne, cherchant à retrouver sa vocation première : le souci de soi, le souci de l'existence et du citoyen. Philosopher ne serait pas qu'un exercice intellectuel, mais aussi une sorte de sonate existentielle, dont certaines notes auraient des accents thérapeutiques.

Michel Foucault arrivera à la même conclusion que Pierre Hadot, en introduisant, dans l'analyse et son interprétation de la philosophie antique, un concept supplémentaire : celui de l'élaboration du sujet. La philosophie helléniste, née d'un souci de soi, oeuvrant à un retour à soi, institue un mouvement, un déplacement conduisant à la construction de la subjectivité.

II) Pierre Hadot : la genèse d'un nouveau regard

Pierre Hadot modifie la représentation que nous pouvons avoir de la philosophie antique. En fait un certain nombre d'indices qui surgissent au cours du long travail qu'il consacre aux textes de l'antiquité en tant que philosophe, philologue et historien, conjugués à l'apport théorique de Wittgenstein, vont lui permettre d'établir les premières fondations d'un nouveau regard posé sur les anciens.

Premier indice : la notion de savoir dans la Grèce antique

Pierre Hadot débute son livre majeur Qu'est-ce que la philosophie antique? par l'étude de la notion de sophia : "Pour définir la sophia, les interprètes modernes hésitent toujours entre la notion de savoir et celle de sagesse"2. A notre époque, le savoir se rapporte à une somme de connaissances ou de savoir-faire. Le lien entre savoir et sagesse, s'il n'a pas totalement disparu, est nettement distendu. Dans tous les cas, le degré de sagesse ne qualifie plus de nos jours le savoir. Or dans la Grèce antique savoir, sagesse, vertu sont fortement connectés, voire se superposent. C'est un constat que Pierre hadot martèle dans la première partie : "Mais, comme nous l'avons déjà dit et comme nous aurons à le redire, dans la tradition grecque, le savoir ou sophia est moins un savoir purement théorique qu'un savoir-faire, un savoir-vivre..." ; et l'auteur s'appuie sur la figure de Socrate afin d'illustrer le propos, en partant de dialogues platoniciens, et plus particulièrement de l'Apologie de Socrate. En citant notamment deux passages de ce dialogue3, il met en exergue la conception du savoir qu'expose Socrate à ses jurés : le savoir consiste à prendre conscience de soi-même.

La primauté de l'oralité

Pierre Hadot constate que les textes philosophiques de l'époque sont au service de l'oralité, destinés à être lus. Il considère que l'Antiquité et même une partie du Moyen Âge ont été dominées par l'oralité : "Par exemple, les dialogues de Platon étaient destinés à être présentés dans des lectures publiques. Et même les textes très austères des commentateurs d'Aristote avaient d'abord été présentés aux élèves oralement"4. Les écrits réalisés, y compris sous forme de monologue, sont implicitement des dialogues s'adressant à une ou plusieurs personnes précises. Par conséquent, un écrit visait un public restreint, voire un seul disciple. Ceci contraste avec le livre moderne qui a une vocation universelle et n'a pas a priori un public dédié. Le texte antique va donc s'adresser à un groupe de personnes ou à une personne donnée : "On est toujours en présence d'un écrit qui est plus ou moins un écrit de circonstance, et non pas un exposé de portée absolument universelle"5. Le livre, l'écrit de manière générale, est un outil, un exercice pratique, visant à s'approcher de la sagesse ou de la transformation de soi et d'autrui. Cet autrui n'est en rien générique, il est une ou des personnes précises. Le livre répond donc à deux impératifs : exposer des concepts, des préceptes, une philosophie, une éthique, une physique, mais en vue d'insuffler à l'écrit une dynamique thérapeutique adaptée au public ciblé. Comprendre le monde, la cité, la nature est une nécessité, mais ne constitue pas la finalité qui n'est autre que la transformation de soi, comme l'explicite Roger-Pol Droit6.

L'exégèse de texte ne peut se fonder uniquement sur le texte qui serait la seule mesure de la pensée de l'auteur. Pierre Hadot y introduit un autre critère : l'intention de l'auteur et le contexte. Un texte est comme une image. Celle-ci ne peut pas s'interpréter sans connaître l'intention du photographe et le contexte de la prise de vue. Sans intégrer l'intention de l'auteur, comment lire le stoïcien Marc Aurèle qui s'adresse une série d'exhortations afin de les intégrer dans son quotidien ? Comment autrement comprendre les répétitions, l'absence de plan, les sentences très courtes et frappantes7? Comment comprendre que Sénèque, stoïcien aussi, dans les Lettres à Lucilius8 mobilise parfois des concepts épicuriens en contradiction avec le stoïcisme si nous n'intégrons pas que la visée de Sénèque, comme l'indique Pierre Hadot, est thérapeutique : il mobilise l'argument qui lui paraît le plus opportun et efficace par rapport à Lucilius : "Nous voyons ici, notons-le en passant, combien il est important, si l'on veut interpréter les textes antiques, de ne pas se contenter d'enregistrer simplement ce que dit l'auteur, mais de tenir compte de l'effet qu'il vise, pour comprendre la portée exacte de ses assertions : si tel écrivain stoïcien, comme Sénèque par exemple, développe des thèmes épicuriens, cela ne veut pas dire qu'il soit devenu épicurien ou même éclectique"9.

Souvent le texte répond à une question posée par quelqu'un, d'où de nombreux textes dialogiques. Le dialogue pouvait prendre la forme de correspondance telle que les lettres d'Epicure10 ou de Sénèque11. Ces dialogues et lettres deviennent alors des supports à l'exercice d'une direction spirituelle12. La finalité première de ces textes n'est donc pas exclusivement l'exposé d'une théorie : "Nous sommes ainsi conduits à lire les oeuvres des philosophes de l'Antiquité en prêtant une attention accrue à l'attitude existentielle qui fonde l'édifice dogmatique"13. Ce sont des textes qui, s'appuyant sur un corpus théorique, s'adressent à un auditoire, à un disciple, voire à soi-même, en vue de produire un effet de transformation, un impact thérapeutique.

Ainsi émerge un autre visage de la philosophie antique. La philosophie est d'abord un art de vivre, "un style de vie déterminé"14. Pierre Hadot découvre alors que dans l'Antiquité, "l'acte philosophique" ne se situe pas seulement dans l'ordre de la connaissance, mais dans l'ordre du "soi" et de "l'être"15.

Elle constitue une philosophie "optimiste" dans la mesure où elle considère que la nature de l'homme est constituée par la raison. C'est pourquoi cette nature peut être libérée du souci et des passions. Il suffit en quelque sorte de "gratter" pour retrouver "le vrai", d'où l'importance de la notion du dépouillement poussé à l'extrême par les sceptiques, mais présent à des degrés divers tant chez les épicuriens, que les stoïciens et Platon. Plotin décrit admirablement bien cette notion de dépouillement : "Comment peut-on voir cette beauté de l'âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d'une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu'à ce qu'il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu'à ce que l'éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu'à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré."16

Le regard que porte Pierre Hadot sur la philosophie antique est de ce point de vue doublement décisif. Premièrement, il revisite concrètement une époque qui a vu la philosophie jouer un rôle existentiel majeur. Il ouvre du même coup un chantier passionnant : redonner à la philosophie sa vocation première, la transformation de notre être, de nos existences. Bref marier le concept et l'expérimentation. Investir le concept d'une dynamique thérapeutique. Les premiers philosophes, Thales, Pythagore, Parménide, Empédocle ont remplacé progressivement les croyances, les cosmogonies où s'affrontaient des créatures imaginaires et parfois terrifiantes, par un monde accessible à la conscience rationnelle et universelle. Ensuite, les philosophes de l'Antiquité nous ont invités à bousculer nos certitudes et nos peurs en privilégiant l'étonnement, afin d'interroger nos représentations, nos paradigmes. Il s'agit en fait du même cheminement, celui de la recherche de la vérité sur soi et le monde, celui en quelque sorte de la liberté. Ce chemin que les travaux de Pierre Hadot dévoilent est balisé par les "exercices spirituels".

III) Que sont ces exercices spirituels ?

L'invention de cette expression revient à Ignace de Loyola, 16eme siècle, qui crée la Compagnie de Jésus et publie un ouvrage de prières intitulé Exercicia spiritualia. C'est pourquoi la notion "d'exercice spirituel" a, pendant toute une première période, été reliée à Ignace de Loyola.

Les "exercices spirituels" sont à la fois un travail de l'esprit et un entraînement rigoureux, systématique. Mais il en ressort que si Ignace de Loyola est bien l'inventeur de cette expression "exercices spirituels", l'existence de telles pratiques lui a préexisté et même il s'en est largement inspiré. Paul Rabbow, en 1954, utilise l'expression "exercice moral", très proche de la notion "d'exercice spirituel", dans la mesure où il la définit comme "une démarche, un acte déterminé, destiné à s'influencer soi-même, effectué dans le dessein conscient de réaliser un effet moral déterminé ; il vise toujours au-delà de lui-même, en tant qu'il se répète lui-même ou qu'il est lié avec d'autres actes, dans un ensemble méthodique."17 Comme le mentionne Xavier Pavie18, Paul Rabbow montre que les exercices spirituels d'Ignace de Loyola prennent racine dans l'Antiquité où de telles pratiques étaient déjà largement répandues. Cependant, c'est Pierre Hadot qui montrera, de manière décisive, le lien intrinsèque entre des exercices sur soi et la philosophie antique.

Exercice, de l'expression "exercice spirituel", renvoie en grec à "askêsis" qui veut dire ascèse et "gumnasion" qui sont les exercices de gymnastique. L'exercice est préparatoire de l'action. L'exercice est l'entraînement préalable à l'épreuve sportive : "C'est cela qui sert de terreau à cette notion d'exercices transposée finalement du domaine sportif au domaine spirituel"19. Pierre Hadot considère que "Le parallélisme entre exercice physique et exercice spirituel est ici sous-jacent : de même que, par des exercices corporels répétés, l'athlète donne à son corps une forme et une force nouvelles, de même, par les exercices spirituels, le philosophe développe sa force d'âme, modifie son climat intérieur, transforme sa vision du monde et finalement tout son être"20.

C'est le sens qu'en a voulu donner Pierre Hadot en reprenant l'expression "exercices spirituels" des travaux de Jean-Pierre Vernant21, mais en soulignant la dimension holistique : "Le mot "spirituel" permet bien de faire entendre que les exercices sont l'oeuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l'individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l'individu s'élève à la vie de l'Esprit objectif, c'est-à-dire se replace dans la perspective du Tout ( S'éterniser en se dépassant)"22. Nous reconnaissons ici la perspective stoïcienne dans laquelle il place d'emblée les "exercices spirituels".

Nous avons vu que "l'exercice spirituel", comme son étymologie nous y invite, est une notion qui se conjugue avec celle de l'effort, l'entraînement. C'est peut-être une des raisons qui explique que les stoïciens, qui font de la maîtrise de soi un atout majeur, ont particulièrement développé, conçu et développé les exercices spirituels : "les stoïciens déclarent explicitement la philosophie comme un exercice"23. Mais les exercices spirituels, avant d'être l'expression d'une volonté, correspondent à une finalité très précise, à savoir "une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l'individu, une transformation de soi"24. De plus l'exercice spirituel vise simultanément, et ceci est fondamental, une transformation à la fois de soi et de sa vision du monde, visant à aboutir à un changement concret de conduite et d'existence. L'exercice spirituel a donc clairement une vocation thérapeutique affirmée, non solipsiste, dont l'objet est la transformation du sujet par l'appropriation d'une éthique, l'adoption d'une vision du monde à la faveur d'une meilleure connaissance de soi.

Ainsi, le souci de soi (epimeleia heautou) traverse et structure toute la pensée grecque : "...chez Socrate dont le rôle est d'inciter les athéniens à s'occuper d'eux-mêmes, à prendre soin d'eux. Ainsi interpelle-t-il : "{..} tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune pour l'accroître le plus possible, ainsi qu'à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison, quant à la vérité et quant à ton âme, qu'il s'agirait d'améliorer sans cesse, tu ne t'en soucies pas, tu n'y songes même pas."25. Le dialogue socratique, invitant son interlocuteur "à se préoccuper moins de ce qu'il a que de ce qu'il est"26, prend les couleurs d'une démarche thérapeutique dont l'exercice spirituel constitue la mise en pratique. La notion de dépouillement que nous retrouvons ici est un appel à se défaire des passions, des désirs erratiques qui ont pris les rennes de l'existence. Autrement dit l'exercice spirituel vise à nous permettre de recouvrer notre indépendance, notre autonomie, comprise comme le moment où nous ne sommes plus dirigés par nos passions mais par la raison.

La proposition thérapeutique de la philosophie s'insère dans un mouvement et une volonté de compréhension et d'interprétation de l'existence et du monde. Le "souci de soi" et le "souci du monde" sont le même souci, point originaire de la philosophie antique. Ce cheminement est exigeant : les "exercices spirituels" et la pensée ne se cueillent pas mais se cultivent. Il s'agit d'initier un mouvement, de bousculer l'existence. Il s'agit d'une conversion philosophique.

IV) Conversion et pratique des exercices spirituels

L'exercice spirituel n'est pas un exercice accompli à certains moments et qui viendrait s'insérer dans le cours de l'existence afin d'amoindrir telle anxiété ou tel mal-être. L'exercice spirituel n'est pas un prozac consommable à tout instant ou l'éventuelle méditation réalisée le soir en vue d'un apaisement momentané. En cela, il se distingue du développement personnel ou même de thérapies visant à soulager le patient d'un symptôme précis, ce qui n'enlève en rien l'utilité de ces approches. L'exercice spirituel ne vient pas se greffer à une existence qui continuerait son cours tel quel. Il ne prend une signification que dans un certain bouleversement de celle-ci. Il concerne l'existence dans son entier. D'une certaine manière il s'y inscrit en permanence, et entre deux entraînements, il est toujours là, présent. De ce point de vue il se différencie aussi de l'entraînement sportif avec lequel il partage pourtant la nécessaire répétition, le recours à un certain effort soutenu par une constance. Le sportif entre deux entraînements met son corps au repos. L'esprit comme nous le verrons, notamment chez les stoïciens, reste en vigilance. Cette permanence de l'exercice spirituel, philosophie perpétuellement en acte, conduit à faire émerger une nouvelle notion, celle de la conversion. Celle-ci est à la fois la condition et le moyen de mise en oeuvre d'une philosophie en acte.

Comme l'établiront Pierre Hadot27, Michel Foucault28, et le souligneront Xavier Pavie29 et Philippe Hoffmann30, la notion de conversion est centrale dans la philosophie antique, elle est sa condition et son expression, c'est-à-dire son "être". La conversion "philosophique" est singulièrement présente, mais pas exclusivement, chez les épicuriens, les stoïciens, les cyniques.

Il est nécessaire de désenclaver la notion de conversion du seul registre religieux. En effet, la notion de conversion apparaît quelques siècles avant le christianisme et sera au coeur de la philosophie antique. De quelle conversion s'agit-il ?

La "conversion philosophique" dans l'Antiquité, analysée en profondeur par Michel Foucault, est fondée sur le "souci de soi" : "Il s'agit de l'être tout entier du sujet qui doit, tout au long de son existence, se soucier de soi, et de soi en tant que tel"31. Le souci de soi, qui est un retournement sur soi, une réorientation du regard, constitue le fondement de la conversion philosophique. La "conversion philosophique" est un passage à l'acte, fondé sur une décision qui concerne tant l'esprit que le corps du sujet. Il s'opère alors une sorte de basculement qui ne consiste pas tant à faire table rase que de changer de table, d'existence, de rapport à soi et au monde. C'est un changement radical, une métamorphose engagée, une sorte d'arrachement, de catharsis du sujet. Il y a un avant et un après, une césure, un renversement de la perception. Pierre Hadot la décrit comme un retour à un point originaire, à un fondement oublié, la fin d'une distraction, l'abandon des lieux du sens commun, pour se reconstruire.

Foucault mobilise à cet effet la métaphore de la navigation, référence fréquente dans l'Antiquité : "La trajectoire vers soi aura toujours quelque chose d'odysséen"32. Ulysse va d'un point à l'autre pour aller, malgré les rencontres, les dangers encourus, les promesses d'immortalité, vers son port d'attache, son lieu d'origine : Ithaque, le retour aux sources. Le voyage, comme le retour à soi, n'est pas une simple promenade de santé, elle comporte des risques. Elle procède donc d'un choix conscient. Le retour à soi, la "conversion philosophique" est un cheminement qui requiert, comme la navigation, une constante vigilance, une attention à soi comme l'ont soulignée les stoïciens. Marc Aurèle aura, au travers de ses exhortations qu'il s'adresse à lui-même dans les Pensées à moi-même, constamment son "soi" sous les yeux. Il ne le quitte pas des yeux33.

Le retour à soi n'est pas pour autant un acte narcissique, ni une fermeture au monde. La "conversion philosophique" opère, non pas une fermeture au monde, mais un changement de perspective, une nouvelle orientation du regard. "Se convertir à soi", "s'occuper de soi" c'est se repenser, interroger et regarder autrement, se construire en tant que sujet. Autrement dit, comme Rodolphe Calin le souligne34, la modernité n'a pas l'exclusivité de la notion de subjectivité. Cette notion est déjà présente dans l'Antiquité, mais fondée différemment. La modernité définit le sujet dans son rapport à l'objet et non au regard de sa propre existence. Il est un être de connaissance pour Descartes et un lieu d'organisation des représentations, des formes a priori de la sensibilité et des catégories de l'entendement pour Kant. C'est pourquoi Rodolphe Calin écrira : "Ce n'est pas l'apparition de la subjectivité qui caractérise l'époque moderne, mais plutôt l'affirmation d'un sujet connaissant, comme figure exclusive de la subjectivité"35. Le "retour à soi" n'est pas tant un geste introspectif qu'un cheminement conduisant à la construction même du sujet dont la subjectivité est fondée, non par la seule connaissance, mais par l'ascèse philosophique, par un rapport de soi à soi revisité. Ce changement de regard constitue la conversion philosophique36.

Et ici les exercices spirituels et leur pratique prennent toute leur importance, ils sont la cheville ouvrière de la "conversion philosophique", du changement de perspective, de l'élaboration d'une nouvelle perception. Le sujet émietté, éparpillé, balloté par les évènements et les passions, qui se recentre sur les objets sur lesquels il a prise, restaure sa liberté et agit sur son existence. Epicure nous invitera à détourner le regard de la gloire, de la mort, des peurs diverses dont celle des Dieux, pour orienter ce même regard vers l'instant présent et l'amitié, au coeur desquels se love le plaisir de l'existence. Le retour sur soi, pour les cyniques, rime avec dépouillement d'un soi encombré de strates inutiles, de biens, de conventions afin d'atteindre le juste nécessaire, c'est-à-dire le "juste soi". Cette conversion radicale consiste à se défaire de son habitat, de ses possessions et richesses37. Le retour sur soi n'est donc pas un acte principalement introspectif et psychologique. Il n'en a pas moins une dimension thérapeutique dont la signification est pour le coup modifiée. En effet, le retour sur soi ne fait pas pour autant du soi un objet de connaissance. En fait le soi n'est pas l'objet d'étude, mais le mouvement même de cette recherche dirigée et tendue vers un but, une sagesse : "Il s'agit plutôt d'inviter à une concentration téléologique. Il s'agit pour le sujet de bien regarder son propre but. Il s'agit d'avoir sous les yeux, de la façon la plus claire, ce vers quoi on tend et d'avoir en quelque sorte une conscience claire de ce but, de ce qu'il faut faire pour se rapprocher de ce but, des possibilités que l'on a de l'atteindre"38. Foucault illustre ces propos par une comparaison avec le tireur à l'arc japonais dont toute la concentration est mise au service de la cible à atteindre.

Conclusion

Comment dès lors imaginer la philosophie sans impact sur l'existence? Dans tous les cas, nous pensons avoir démontré que la philosophie antique comprend une dimension à la fois existentielle, pratique, et thérapeutique. Elle est existentielle car elle vient interroger nos choix, nos priorités, notre rapport au monde et l'entièreté de nos modes de vie. Elle est rendue pratique par le biais des exercices spirituels que nous avons abondamment décrits. En conséquence de quoi sa fonction est aussi thérapeutique.

Le souci n'est-il pas originaire de tout questionnement philosophique ? Pourquoi s'interroger si tout va bien, si tout est parfait, si mon adhésion à moi-même et au réel est totale ? C'est pourquoi nous sommes enclins à penser que le souci constitue la matière brute, l'énergétique de la pensée philosophique. Et il est probable que la fonction thérapeutique de la philosophie est déjà incluse dans les conditions d'émergence de cette même philosophie : l'emprise du souci sur l'être.

L'impact sur le concept de vérité est alors immédiat. La recherche de vérité est l'expression même du mouvement de transformation du sujet. La vérité ne se réduit certes pas à la démarche thérapeutique, mais elle lui est consubstantielle. Le sujet ne peut atteindre la vérité sans que lui-même ne se transforme, comme je ne peux pas prendre cet objet sans que mon corps ne se mette en mouvement et sans que je n'acquière la souplesse pour effectuer le mouvement nécessaire.

La "vérité hellénistique" n'est pas simple adéquation du concept avec l'objet, ou élaboration d'un raisonnement conceptuel, mais le mouvement lui-même, celui du sujet en élaboration. La notion de vérité apparaît donc comme consubstantielle au processus de subjectivation, initié par le "souci de soi", et conduisant à l'ascèse.

Cependant observons que, même si la philosophie a pour filiation et compagnon de route le souci, la "thérapeutique philosophique" ne peut pas pour autant viser la guérison, car la guérison, "le tout va bien" est antinomique au geste philosophique même, c'est-à-dire aux questionnements qui en appellent d'autres, et ceci sans fin. C'est pourquoi, bien que nous ayons défini l'impact thérapeutique de la philosophie, entre autres, comme la possibilité d'un "mieux être", nous écartons le terme médical de guérison. De même lorsque nous avons traduit la notion d'impact thérapeutique par la dynamique de construction du sujet, il s'agit bien d'une construction du sujet qui reste toujours plus ou moins en chantier, inaboutie. La philosophie est un mouvement, à la fois rationnel et psychique, une recherche vers....


(1) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 1981 et Qu'est-ce que la philosophie antique, Folio essais, 1995.

(2) Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ? , p. 39, Folio essais, 1995.

(3) Pierre Hadot, ibid., p. 54-56 et p 62.

(4) Pierre Hadot, Philosophie comme manière de vivre, p. 93, Livre de poche, 2001.

(5) Pierre Hadot, ibid.

(6) "Faire des livres n'était donc pas leur but. Ce n'était qu'un moyen, un exercice pratique parmi d'autres. Leur seul objectif était la sagesse sous les noms divers de "vertu", "justice", "bonheur", "sérénité", etc. Pierre Hadot m'a plusieurs fois expliqué, textes en main, comment ce but unique de transformation de soi orientait toute l'activité philosophique des Grecs et des Romains. Il m'arrivait d'objecter que ces penseurs ne traitaient pas exclusivement de la sagesse, qu'ils se préoccupaient aussi, par exemple, de physique, de mathématiques ou de politique. Sa réponse était toujours la même : c'est pour accéder à la sagesse qu'il faut comprendre l'organisation du monde, grâce à la physique, ou bien la structure des formes, grâce aux mathématiques, ou encore la construction de la Cité juste, grâce à la réflexion politique.", Roger-Pol Droit. http://www.cles.com/enquetes/article/pierre-hadot-m-fait-voir-la-philo-autrement

(7) Pierre Hadot, La citadelle intérieure, Le fayard, 1997.

(8) Sénèque, Lettres à Lucilius, Pocket, 1990.

(9) André-Jean Voelke, La philosophie comme thérapie de l'âme, préface Pierre hadot, p. XII, Ed. Universitaires de Fribourg.

(10) Les Lettres à Hérodote, à Pythoclès et à Ménécée.

(11) Lettres à Lucilius

(12) Voir partie II, "Que sont-ils ces exercices spirituels ?"

(13) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 66, Albin Michel, 2002.

(14) Ibid., p. 23.

(15) Ibid., p. 23

(16) Ennéades, I, VI, cité par Dominique Doucet dans Ne cesse pas de sculpter ta propre statue, trad. Émile Bréhier, p. 9, Pleins Feux coll. Variations, 2005.

(17) Paul Rabbow, philologue allemand, 1867-1957, auteur de Seelenführung. Methodik der exerzitien in der antik, Munich, 1954

(18) Xavier Pavie, Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique, p. 8, Belles lettres, 2014.

(19) Philippe Hoffmann interviewé par Maël Goarzin, vidéo, 6/9 vidéo :https://www.youtube.com/watch?v=zxSfN7Y4q0M, 2013.

(20) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 61, Albin Michel, 2002.

(21) Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, p. 123, 125, 135, La découverte/poche.

(22) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 21, Albin Michel, 2002.

(23) Ibid., p. 22.

(24) Pierre Hadot, Philosophie comme manière de vivre, p. 145, Livre de poche, 2001.

(25) Xavier Pavie, Exercices spirituels, Leçons de la philosophie antique, p. 46, Les belles lettres, 2014.

(26) Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, p. 40, Albin Michel, 2002.

(27) Ibid., p. 232.

(28) Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Cours du 17 février 1982, p. 237, Gallimard, 2001.

(29) Xavier Pavie, Exercices spirituels, Leçons de la philosophie antique, p. 141-147, Les Belles Lettres, 2014.

(30) Philippe Hoffmann, interviewé par Maël Goarzin, vidéo, 6/9 vidéo, https://www.youtube.com/watch?v=zxSfN7Y4q0M, 2013.

(31) Michel Foucault, Herméneutique du sujet, p. 237, Gallimard/Seuil, 2001.

(32 ) Ibid. p. 238.

(33) Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 55, GF-Flammarion, 1992.

(34) Rodolphe Calin, Maitre de Conférence en philosophie moderne et contemporaine, "Subjectivité et vérité chez Michel Foucault", enseignement à distance, Licence1-1er semestre, Université Paul-Valéry Montpellier

(35) Ibid., p. 10.

(36) "Vous avez enfin, avec cette notion d'epimeleia heautou, tout un corpus définissant une manière d'être, une attitude, des formes de réflexion, des pratiques qui en font une sorte de phénomène extrêmement important, non pas simplement dans l'histoire des représentations, non pas simplement dans l'histoire des notions ou des théories, mais dans l'histoire de la subjectivité ou, si vous voulez, dans l'histoire des pratiques de la subjectivité", Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, p. 13, Gallimard/Seuil, 2001.

(37) Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, chapitre "La démarche cynique", p. 177-190, Flammarion, Champs essais, 2011.

(38) Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, p. 213, Gallimard/Seuil, 2001.

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