Revue

International - Belgique : Exercice de philosophie du langage ordinaire, ou comment travailler méthodiquement l'art de définir un terme par ses usages

I) Introduction

Cet article est l'un des fruits du cours de Méthodologie de la Philosophie du Certificat en Pratiques Philosophiques de l'Université de Liège, organisé en partenariat avec PhiloCité 2 et plus particulièrement d'une séance proposée dans ce cadre par Bruno Leclercq, professeur de philosophie analytique et de logique. L'enjeu de ce cours de méthodologie est de s'adosser à l'histoire de la philosophie pour en tirer des exercices qui raffinent, nuancent et diversifient le travail sur des habiletés de penser philosophiques. On peut certes réinventer à neuf des exercices philosophiques, comme le font régulièrement les praticiens de la philosophie pour enfants comme Matthew Lipman dans ses guides pédagogiques, Michel Tozzi dans son livre Penser par soi-même 3, ou Oscar Brenifier dans son Cahier d'exercices philosophiques 4. Mais il serait dommage de ne pas tirer profit de l'immense patrimoine des exercices spirituels de la tradition philosophique. En France, Pierre Hadot et Michel Foucault avaient entrepris dans les années 80 de mettre au jour la dimension pratique de la philosophique antique et de conceptualiser cette notion d'exercice spirituel5. Aujourd'hui, Xavier Pavie prend le relais en y ajoutant un travail sur les exercices spirituels de la philosophie contemporaine, d'Emerson, Thoreau, Putnam, Rorty, James, Dewey ou encore de Wittgenstein et Stanley Cavell6.

Dans le cadre de notre Certificat d'Université en Pratiques Philosophiques, nous reprenons ce questionnement : comment s'inspirer de la tradition philosophique pour en tirer non seulement des théories, mais aussi des pratiques et des exercices, à répéter régulièrement éventuellement pour se former et se transformer, pour exercer son esprit critique, sa capacité d'observation et de problématisation du réel.

Pour la philosophie académique, il y a également un enjeu important à ne pas rejeter trop vite ces "Nouvelles Pratiques Philosophiques" comme une mode frivole et passagère : c'est de prendre conscience des conditions sociales et historiques spécifiques qui rendent son exercice possible, mais lui imposent également un modus operandi, des enjeux et des limites. C'est à partir d'une telle considération que peut s'ouvrir à la fois un questionnement et un enrichissement du champ des pratiques, autrement fermé par l'aveugle mimétisme des façons académiques de faire de la philosophie. La philosophie académique risque alors d'être identifiée sans autre forme de procès ni de réflexion à la philosophie-même, sans égard pour l'histoire des pratiques philosophiques tant académiques que non-académiques. On n'a effectivement pas toujours fait de la philosophie de la même manière au cours du temps. La philosophie passe par des techniques et des modalités qui la mettent en oeuvre et la transforment. L'écriture, par exemple, n'a pas toujours été centrale, particulièrement dans la philosophie antique où l'on trouve notamment dans le Phèdre (274b-278e) et dans la Lettre VII (340b-345c) de Platon des critiques explicites et frontales de l'écriture et de la lecture comme pratiques propices pour philosopher. Par ailleurs, l'écriture philosophique elle-même varie énormément : quoi de commun entre un dialogue philosophique, comme ceux de Platon, Berkeley ou Diderot par exemple, et le commentaire érudit d'un grand texte de la tradition philosophique, comme on en trouve tant aujourd'hui ? La philosophie reste-t-elle inchangée dans ses enjeux, ses effets et sa fonction sociale si elle est commentaire érudit ou pratique dialogique ? Et pourquoi ne pas encore faire droit à toutes les pratiques philosophiques de la tradition pour profiter de la richesse et la diversité de cet héritage, plutôt que de se confiner aux pratiques académiques caractérisées, comme l'a dit Bourdieu, par l' illusio scolastique ?

Dans cet article, nous nous inspirons d'un courant philosophique pour en extraire un exercice de philosophie identifié dans ses opérations principales et répétable sur d'autres thèmes que ceux traités par l'auteur considéré. Ce courant est la philosophie analytique, plus précisément l'analyse pragmatique du langage ordinaire issue de Ludwig Wittgenstein. Cet exercice travaille plus particulièrement l'art de définir.

II) Enjeux : définir autrement

L'exercice a pour objectif de définir un terme par ses usages. Il repose sur l'idée toute pragmatique que le sens d'un mot n'est rien d'autre que les façons qu'on a de s'en servir dans une langue donnée, sans qu'on soit sûr pour autant qu'il y ait quelque chose comme un "arrière-monde" où les choses correspondant aux concepts existeraient, ou même qu'on puisse définir globalement un terme en cherchant l'essence de la chose qu'il nomme, que cette chose existe ou non.

Nous prendrons ici pour modèle la définition du terme "respect", en passant par la façon dont il est utilisé dans notre langue. Si nous prenons appui sur l'analyse d'une notion en particulier, c'est pour donner à l'exercice davantage qu'une substance didactique clarifiant un processus et des enjeux et permettre ainsi de juger de l'intérêt de cet exercice et d'évaluer sa méthodologie à partir d'un exemple concret. L'objectif de cette réflexion reste cependant bien la reproductibilité de l'exercice avec d'autres notions que vous jugeriez essentiel de définir dans un processus collectif d'analyse et de réflexion philosophique.

A) Quels mots ?

Si l'exercice est répétable, il ne l'est pas indifféremment avec n'importe quel terme. Quelles notions peuvent donc être ainsi utilement analysées par une méthode pragmatique ? Nous partons de l'idée que c'est un mot courant, et non un concept philosophique complexe, comme le sont d'ailleurs la plupart des grandes notions que nous souhaitons définir et penser7. C'est un mot qui est solidement installé dans l'usage et qui connaît des usages différents ; il est polysémique. Ainsi, par exemple, dans le langage quotidien, nous utilisons effectivement tous le substantif "respect" comme on utilise d'autres grands mots ou grandes valeurs ("bien", "vrai" ou "réel", par exemple) dans des situations très diverses, qui font varier leur sens. Dans l'expression "tenir en respect", le mot "respect" ne signifie pas la même chose que dans les expressions "manquer de respect" ou "devoir le respect à". Et "respecter les proportions" ne paraît pas être le même type d'acte que "respecter ses parents". Et pourtant on parle bien de "respect" dans tous ces cas.

Notre hypothèse est que cet exercice sert notamment à travailler les mots dans lesquels nous baignons au quotidien de façon à sortir ainsi d'une pensée toute faite, un peu vide ou grossière, qui accompagne généralement l'usage intensif d'un mot dans un champ donné. Il y a des mots au sujet desquels une réflexion philosophique semble impossible ou difficile tant ils sont vastes et vagues, tant ils sont dominants et pourtant creux. Ce sont ces mots que nous recommandons de choisir : réel, vrai ou véritable, bien ou mal, responsable, travail, égalité/égal, liberté/libre, etc.

Nous avons ainsi choisi de travailler ce mot "respect" dans un contexte de formation de professeurs, parce qu'il est un incontournable du monde de l'éducation, de l'école et de la vie scolaire (comme il l'est aussi dans le domaine sportif où il est un mot d'ordre constant, affiché notamment sur les maillots des joueurs de foot). Il semble effectivement que tout le monde à l'école professeurs comme élèves soit en demande de respect, revendique le respect à la fois comme un dû et comme un manque, en somme comme un problème criant.

Que demande-t-on quand on demande "le" respect ? Avant de savoir comment obtenir le respect qu'on attendrait bien légitimement, et de travailler cette notion en classe avec l'idée sous-jacente d'y sensibiliser les jeunes pour qu'ils soient enfin "plus respectueux", un excellent réflexe critique consiste effectivement à interroger ce qu'on attend précisément quand on demande le respect et à se demander pourquoi cette attente devient banale ou impérieuse dans tel champ de l'activité humaine, à telle période ou dans telle zone géographique. C'est l'enjeu notamment du livre de Richard Sennett, Respect 8, qui interroge les conditions historiques et sociales qui ont permis à cette demande toute récente (elle a une trentaine d'années tout au plus) d'émerger et de gagner toujours en intensité. L'hypothèse de Sennett est celle d'un déplacement de la demande : on ne réclame plus l' égalité entre les hommes, on réclame pour soi-même le respect. La demande de respect est celle d'une société individualiste qui n'assure plus les réclamations collectives face à l'injustice et à l'inégalité. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si cette demande de respect vient principalement des couches défavorisées de la société : les jeunes des banlieues réclament farouchement le respect et en font une valeur centrale, comme aussi les infirmières ou les profs (selon l'enquête sociologique de Sennett), parce que leur profession a perdu l'éclat et la considération sociale dont elle jouissait il y a un demi-siècle encore. Mais cette demande signale surtout un problème majeur : ces classes sociales peu favorisées ou en perte de faveur ne se mobilisent plus collectivement dans la lutte pour la reconnaissance et l'égalité.

B) Méthode pour définir

Habituellement, quand on veut dire ce qu'est le respect, comme toute autre notion générale comme le bien ou le réel, le réflexe est de les définir globalement. Il s'agit là d'une définition essentialiste, construite selon le modèle aristotélicien, qui cherche à isoler la catégorie générale à laquelle appartient la notion (par exemple, le respect est un sentiment à l'égard de l'autre) et ensuite la différence spécifique de la notion dans la catégorie générale isolée (le respect est, par exemple, un sentiment plus spécifique de considération de l'autre comme un être humain à part entière). Prenons un exemple plus simple issu d'Aristote : on peut définir l'homme comme un animal rationnel ; il appartient à la catégorie générale des animaux mais sa différence spécifique, c'est-à-dire ce qui le distingue de tous les autres animaux, est d'être rationnel ou doué de langage (le mot logos en grec a en réalité conjointement ces deux sens).

Le risque d'une telle stratégie de définition est cependant de globaliser abusivement la notion sous un terme unique et de bâtir une théorie artificielle et lacunaire autour de cette globalisation. Ainsi, la définition proposée du respect ne permet-elle pas, par exemple, de rendre compte d'expressions du respect qui ne mettent pas des humains en rapport les uns avec les autres, mais des humains en rapport avec des lois (respecter la loi) ou des recettes (respecter les proportions) ! S'agirait-il là de formes négligeables ou impropres de respect ? Voyez qu'une telle définition globale ne rend pas compte de tout le réel et des problèmes philosophiques plus concrets que les usages divers de ce terme dans la langue de tous les jours permettraient de mettre au jour.

C'est d'ailleurs là un défaut fréquent de la philosophie, aux yeux de la philosophie du langage ordinaire : quand on cherche à philosopher sur une notion, on cède souvent à cette massification qui fait que le sens du concept philosophique ne colle plus avec les multiples façons de l'utiliser dans la langue courante et qui, par conséquent, ne permet pas de penser la philosophie implicite de certains de ses usages. L'usage conceptuel d'un mot va plus loin encore dans la négligence de ses usages courants, et dans la violence qui leur est faite : en philosophie, on ne définit pas seulement de façon essentialiste un terme, on assigne aussi souvent d'autorité à ce terme une signification singulière, qui est son usage conceptuel. Austin condamne cet usage de la définition stipulative : "souvent, les philosophes semblent croire qu'ils peuvent, sans autre forme de procès, 'assigner' n'importe quelle signification à n'importe quel mot ; et il en est bien ainsi, sans doute"9. Il s'agit ici d'une définition stipulative qui consiste à cerner un sens particulier d'un terme qu'on s'oblige alors à employer dans le sens défini. "Dans le raisonnement qui suit, je vais utiliser le mot X dans le sens Y". Ainsi par exemple, on ne peut comprendre la théorie platonicienne des idées ( Idea en grec) qu'à partir d'un tel exercice de définition stipulative qui distingue le sens philosophique du mot "idée" de ses acceptions classiques dans la langue courante.

L'exercice décrit ici a donc pour objectif de déconstruire le réflexe habituel de définition qui tend à globaliser la notion pour la définir dans sa généralité (définition essentialiste) et le réflexe philosophique qui tend à assigner à un terme un sens singulier rompant volontairement avec le sens commun de sorte qu'il devient ainsi un "concept" (définition stipulative). Cette troisième sorte de définition, définition par l'usage, passe par l'intérêt marqué et travaillé collectivement à l'égard des autres dimensions, nuances, sens différents offerts par les usages circonstanciés de la notion et de ses déclinaisons adverbiales, ou des verbes et adjectifs formés sur la même racine ou utilisés classiquement avec le substantif. Elle s'enrichit également du passage par d'autres langues ou grâce à l'exploration étymologique.

III) Inspirations philosophiques

Cet exercice est inspiré de la philosophie du langage ordinaire de L. Wittgenstein, c'est-à-dire de la seconde période de sa pensée, qu'on pourrait résumer par le slogan " La signification, c'est l'usage" ( Recherches philosophiques, §43).

Selon Wittgenstein, le sens d'un mot ou d'une expression est régi par des règles souvent inconscientes spécifiant les usages corrects du mot ou de l'expression. Ce sont ces règles implicites, liées à l'usage quotidien des mots, qu'il faut mettre au jour pour cerner la signification de ces mots. Ces règles sont multiples et définissent une sorte de tissu complexe et tortueux emmêlant le fil des nombreux usages, plutôt qu'un tricot méticuleux, répétant le même point. Pour reprendre une métaphore de Wittgenstein, le langage quotidien est telle une vieille ville qui s'est construite au fil du temps, où les éléments sont venus se greffer les uns après les autres dessinant une ville non homogène, traçant des contours étranges et sinueux, très éloignés du quadrillage des villes américaines ou du Paris d'Haussmann, plus rectilignes, et réorganisant géométriquement l'espace sur les ruines de l'histoire.

Pour comprendre les réels problèmes philosophiques que pourrait poser un mot, il faut ainsi selon Wittgenstein parcourir les petites ruelles de ses usages, traîner dans les vieux quartiers, dans les impasses, comme dans les nouvelles avenues. Bref, refuser les autoroutes de sens des définitions du dictionnaire ou des usages conceptuels proposés par tels philosophes pour cheminer lentement dans les parcours sinueux des usages multiples du terme.

Quand on fait ainsi émerger les usages, on prête aussi attention aux contextes d'usage et au sens que le mot revêt dans le contexte particulier de son énonciation ce contexte peut être celui des expressions toutes faites d'une part, mais aussi les contextes pragmatiques d'usage : quand ces expressions sont-elles utilisées ? C'est toute une philosophie de la vie quotidienne qui est ainsi rendue possible par ce que Wittgenstein appelle les "jeux de langage".

L'exercice portant sur la notion de respect que nous avons choisie pour exemplifier le travail consisterait donc à tenter de trouver un maximum d'usages de ce mot y compris les usages inattendus, qui semblent périphériques et à voir si nous parvenons à déterminer quelques sens différents, les "petites ruelles" du terme, et quelques problèmes philosophiques que les contextes d'énonciation permettent de mettre au jour et qui ne correspondent pas aux questions morales que pose la définition essentialiste du mot.

IV) Déroulement de l'exercice

Etape 1. Minutage : 10'.

Pour qu'on perçoive bien l'intérêt de l'exercice, on peut commencer par demander une définition du mot respect, qui serait construite en petits groupes de 3 personnes. On laisse quelques minutes et on lit l'ensemble des définitions.

Etape 2. Minutage : 40' ou davantage (selon la richesse sémantique du mot choisi, selon la réactivité du groupe et selon la qualité de la préparation permettant de stimuler la recherche collective sur les usages du mot et la réflexion sur ces usages distincts).

L'exercice de philosophie du langage ordinaire commence ici. Au tableau, chacun va écrire toutes les formules dans lesquelles se trouve le mot "respect". Ce mot est, comme le mot "réel", analysé par Austin comme étant un mot 'exceptionnel' : à l'opposé d'une majorité de mots, comme "voiture", "rouge" ou "ordinateur", il n'a pas une seule et unique signification simple, constante.

Pensez donc à varier les contextes dans lesquels on utilise le mot de façon à trouver des sens différents, des usages moins fréquents ou moins directement assimilés au concept moral sur lequel on a tendance à se fixer, peut-être parce qu'il globalise la notion. N'oubliez donc pas les usages moins moraux contenus dans des expressions du type "tenir en respect", "distance de respect", "Respect !" (l'intonation compte ici et indique le sens : "bravo!" ou "chapeau!"), "Mes respects, Monsieur", etc.

Pensez à laisser deux tiers du tableau vierge, de façon à faire correspondre chaque usage, d'une part, à son contexte d'utilisation et, d'autre part, à sa signification singulière dans ce contexte. Une quatrième colonne vous permettra d'indiquer les questions que ces usages contextuels permettent de mettre au jour :

Expressions issues de l'usage Contextes d'utilisation Significations Questionnement philosophique
Respectueusement (vôtre) À la fin d'une lettre, d'un mail plus rarement (pourquoi ?) Un lien hiérarchique probable, une distance formelle plus grande que dans "Bises",... Le respect semble avoir un rapport avec une distance à maintenir, pour éviter les familiarités. Il y a des contextes qui favorisent cette distance : une lettre davantage qu'un mail. Mais pourquoi le mail favoriserait-il la familiarité ? Etc.

Voici quelques pistes pour enrichir ce travail de collecte et guider le questionnement philosophique qui lui donne son étoffe :

  • Vous pouvez évoquer tous les objets classiques du respect : qui ou que respecte-t-on ? On peut respecter ses parents, respecter la loi ou la règle, se respecter soi-même, l'autre, les proportions, la parole donnée, etc.
  • Vous pouvez penser également à tous les verbes qu'on utilise classiquement avec le terme respect : forcer le respect, manquer de respect à, tenir en respect, etc. Y a-t-il une quelconque leçon à tirer de cette liste de verbes ?
  • On peut faire de même avec les adjectifs "respectable" ou "respectueux", ou encore avec l'adverbe "respectueusement". De qui dit-on qu'il/elle est respectable et qu'est-ce que cela signifie au juste ?
  • Quels sont les différents termes pour la notion inverse ? On peut parler d' "irrespect" la notion est globalisante et du coup plus infâmante ou de "manque de respect" lequel semble plus ponctuel et moins radical.

À gauche du tableau, donc, on note l'expression ; dans la colonne du milieu, on cherche le(s) contexte(s) d'énonciation :

  • Dans quelle situation utilise-t-on cette expression, à quel domaine, lieu, champ appartient-elle ?
  • Qui l'utilise de façon privilégiée ? Une sociologie des usages du mot peut ainsi se dégager de ce travail de contextualisation.
  • Le mot s'utilise-t-il pour signaler un manque, plutôt que pour manifester une qualité positive ? On parle de mots qui "portent la culotte" ( trouser-word) dans l'usage : est-ce plutôt le manque de respect qu'on déplore ou le respect qu'on souligne ? Et puis, dans quels cas utilise-t-on plutôt l'usage négatif (manque de respect) et dans quels cas, l'usage positif ?

Enfin, à droite, dans la troisième colonne, on indique la signification du terme dans ce contexte :

  • Qu'entend-on quand on dit qu'a va "respecter les proportions" ? La même chose que quand on "respecte le code de la route" ? Ou ses parents ? Dira-t-on qu'on respecte ses parents si on obéit formellement aux règles qu'ils donnent ou n'est-ce pas suffisant ? Quelle est votre hypothèse concernant l'exigence supplémentaire que semble porter l'expression "respecter ses parents" par rapport à "respecter le code de la route" ?
  • Cette hypothèse donnera lieu à un questionnement sur la nature des relations qui nous unissent aux gens et aux objets, leurs différences et exigences respectives.
  • Quand un jeune réclame le respect : "je te respecte, tu me respectes !" Qu'il râle : "tu me respectes pas !", que signifie-t-il ? Quels comportements condamne-t-il ? Quels autres attend-il ? Quand un vieux dit que "le respect se perd de nos jours", de quoi parle-t-il ? Que condamne-t-il ? Qu'attend-il ? Est-ce la même chose ?
  • Quand je termine ma lettre par "mes salutations respectueuses", quand et avec qui est-ce que j'utilise cette formule ? Quand, avec qui est-ce que j'utilise d'autres formules ? Et lesquelles dans quels contextes ? (colonne 2). Quel est le sens de ces formules ? (colonne 3). Des "salutations respectueuses" et une "attitude respectueuse" ont-elles quelque chose en commun ? Quelque chose qui les distingue ? Le mot "respect" porte-t-il ici la même exigence ? Si non, pourquoi ? Est-ce que, dans l'usage du mot, quelque chose nous permet de comprendre pourquoi les "salutations respectueuses" semblent exiger moins que "l'attitude respectueuse" ?
  • On peut aussi "se respecter soi-même" : est-ce que ça exige le même genre d'attitude à l'égard de soi que quand on respecte quelqu'un d'autre ? A qui s'adresse principalement cette formule, sous-entendant que certaines personnes doivent apprendre plus que d'autres à se respecter elles-mêmes ? Le féminin n'est peut-être pas gratuit ici tant il semble que c'est une thématique typique des magazines féminins, alors qu'on demanderait aux hommes de respecter les femmes ou, au minimum, de respecter le travail des femmes (entendez ce sous-travail domestique qui leur échoit le plus souvent!). Quelles belles questions philosophiques cela pose-t-il ?

Notez que, quand on s'intéresse ainsi à la signification des mots, il est utile de penser aussi à la dimension performative du langage et pas uniquement à sa dimension descriptive : le mot "respect" ne réfère pas toujours à une réalité précise (tel comportement attendu par exemple), il est utilisé parfois pour produire un effet sur la situation c'est ce qu'on appelle précisément sa dimension performative.

Une préparation peut être utile pour garantir un véritable travail de prospection de tous les usages d'un mot et d'inspection de ces usages10.

Etape 3. Minutage : 20' de travail collectif, 10' pour le tour de table.

Nous n'en avons effectivement pas fini pour autant. Comme le souligne Austin,

"une fois que nous avons découvert comment un mot s'emploie effectivement, notre tâche peut ne pas être terminée pour autant ; à coup sûr, aucune raison n'impose de laisser, en général, les choses dans l'état précis où nous les avons trouvées : nous pouvons souhaiter mettre un peu d'ordre dans les faits observés, revoir la carte ici et là, tracer les frontières et les distinctions dans un ordre quelque peu différent".

ibid, p. 86

Concrètement ?

On reprend les mêmes équipes de trois en leur donnant une nouvelle mission : tenter d'organiser ces différents sens en composant des "familles" (c'est le mot de Wittgenstein pour parler des usages qui ont des traits communs, qu'on cherche alors à mettre en lumière). Ces familles peuvent ainsi servir à compléter les définitions déjà proposées par l'équipe au début de l'animation.

Il ne s'agit toujours pas ici de globaliser et de prétendre faire le tour des significations, mais de mettre au jour de nouvelles familles, leurs traits spécifiques, les éventuelles différences entre les familles et les enjeux philosophiques liés à cette mise au jour des sens du mot dans les multiples usages quotidiens. Y a-t-il des significations différentes ? Opposées même peut-être ? Liées fortement à certains contexte d'utilisation ? Ces contextes sont-ils sans lien avec les autres contextes ?

Voici quelques consignes (de prudence) de cette phase de l'exercice, énoncées par Austin :

"Il est à conseiller de garder toujours à l'esprit :

a) que les distinctions incorporées à notre stock vaste, et, en général, relativement ancien de mots ordinaires ne sont ni rares ni toujours évidentes au premier abord et qu'elles ne sont presque jamais arbitraires sans plus ;
b) que dans n'importe quel cas, avant de céder au penchant qui nous pousse à y toucher de notre propre autorité, nous devons chercher à quoi nous avons affaire ; et
c) que toute altération des mots limitée à ce qui, à nos yeux, se passe dans un petit coin reculé du champ sémantique est toujours susceptible d'entraîner des répercussions imprévues dans un territoire adjacent. L'altération, en fait, n'est pas chose aussi aisée qu'on le pense souvent. Elle n'est ni justifiée ni requise aussi fréquemment qu'on le croit d'habitude. On la juge souvent nécessaire pour la seule raison que l'on a dénaturé ce qu'on possédait déjà. Nous devons toujours nous méfier de l'habitude qu'ont les philosophes de rejeter quelques emplois ordinaires d'un mot (sinon tous) en les taxant de 'négligeables'" .

ibid, p. 86-87

Autrement dit, prêtez particulièrement attention dans cet exercice aux usages apparemment "négligeables" de la notion travaillée et tentez de comprendre comment fonctionne le langage, quelles règles semblent y présider, en évitant de projeter vos propres interprétations. Les questions utiles de la description préalable des usages sont "comment cela fonctionne-t-il ?", "quels sont les usages corrects, les expressions toutes faites ?". Ensuite seulement, l'on partira à la recherche les règles présidant à ces usages, en étant conscients du risque que cette étape comporte d'"altérer" ces usages. On doit veiller également à interroger les proximités entre les différents usages.

Concernant le terme "respect", par exemple, on peut mettre au jour des sens périphériques tels que "tenir en respect" ou "distance de respect". Et interroger à partir de ces sens le rapport du respect à la distance (quand y a-t-il une question de juste distance dans la demande de respect ? - Par exemple, quand on juge que la familiarité est un manque de respect) ainsi que, peut-être, les formes de la distance : l'admiration contenue dans "Respect !" n'est pas le même type de distance installée qu'avec celui à qui on écrit "mes salutations respectueuses". Dans le premier cas, c'est la distance de l'admiration, dans l'autre de la politesse formelle qu'on doit manifester à l'égard de sa hiérarchie par exemple. Et pas la même non plus quand on dit "respect, respect", signifiant plutôt "je m'incline".

On peut aussi souligner l'aspect circulaire de la demande de respect typique de certains jeunes (ou moins jeunes, peut-être ?) : "je te respecte, tu me respectes". Mettre en question cette circularité de la demande : n'est-elle pas un peu paradoxale ? Qui doit initier ce mouvement si une première marque de respect est toujours exigée pour respecter à son tour ? Mais aussi plus largement : y a-t-il des formules où cette réciprocité ne joue pas ? On dit également volontiers "forcer le respect" : cela signifie-t-il réellement un rapport de force ? Arrive-t-il ainsi aussi que le rapport de respect soit unilatéral en quelque sorte, comme dans l'idée de "respecter une posologie" ou de "respecter la parole donnée" où il semble que la notion de respect implique un effort de rigueur ou de cohérence qui mette en jeu le rapport à soi davantage que celui à l'autre. Bref, tous ces rapports peuvent être examinés à la loupe et classifiés pour en tirer un certain nombre de questions qui problématisent la notion.

On propose enfin un retour sur le travail en petits groupes.

Etape 4 - Minutage : 20' (soit au total 2x50').

En synthèse, vous pouvez poser la question : est-ce que l'exercice clarifie ou embrouille la notion ? Il est probable en réalité qu'il ne la clarifie pas, de même qu'un plan de petites ruelles semble moins facile à lire et à comprendre qu'un plan des autoroutes et axes principaux ! Mais sa première fonction est de coller au plus près des représentations dont le langage est lui-même porteur et d'apprendre à ne pas négliger le réel, le concret, les usages banals et périphériques des mots.

Il ne s'agit donc pas de tirer une bonne leçon clairement identifiable sur le mot respect, mais d'être sensibilisé à la richesse de sens liée aux usages du mot et aux tensions qui habitent la notion, et qui ne sont pas si clairement apparentes probablement dans les définitions initialement produites par les différents groupes. Un travail d'élargissement de cette définition peut alors être proposé, qui tienne compte des différentes familles d'usage et des liens ou tensions existant entre elles.

C'est un exercice de familiarisation avec la complexité des usages d'un mot dans la langue. C'est aussi un exercice pour penser un mot dans sa complexité, davantage que de tenter de se mettre d'accord rapidement sur son sens, pour pouvoir communiquer efficacement.


(1) Je remercie chaleureusement Denis Pieret et Alexis Filipucci pour leur relecture, leurs commentaires et leur conseils.

(2) http://www.philocite.eu/basewp/wp-content/uploads/2014/04/certificat_universitaire_philocite_2014_2015.pdf

(3) M. Tozzi, Penser par soi-même, Lyon, Chronique sociale, 1994.

(4) Référence, consultable en ligne sur son site : http://www.pratiques-philosophiques.fr/wp-content/uploads/2014/01/CAHIER-DEXERCICES-FRANÇAIS-PDF-1.pdf

(5) Pierre Hadot, Exercices spirituels et Philosophie antique, Paris, Etudes augustiniennes, 1987². Pierre Hadot, Discours et mode de vie philosophique,Paris, Les Belles Lettres, 2014. Michel Foucault, L'herméneutique du sujet. Cours du collège de France 1980-1981), Paris, Gallimard, Seuil, 2001. Il faut préciser la signification du terme "exercice spirituel" pour éviter les équivoques que chacun de ces termes pourraient générer. Le mot "exercice", pour banal qu'il soit, prête déjà à confusion. Les champs dans lesquels on l'emploie traditionnellement, - l'école et l'armée -, le lient à un monde disciplinaire. L'exercice est répétitif et vise l'acquisition d'un certain nombre d'habitudes. Son objectif disciplinaire est de dresser ou de former, ou encore de former par le dressage. Mais il véhicule ainsi peut-être une vision un peu superficielle de la formation qui ne sied pas à la philosophie. La formation ne consiste pas seulement ni nécessairement à transmettre des savoirs (sur l'histoire de la philosophie, par exemple) mais à tenter de donner une "forme" à son existence, pour éviter qu'elle ne ressemble à un chaos, parce qu'elle serait trop soumise aux aléas du sort. S'exercer, c'est se proposer une série de tests et d'épreuves pour vivre de façon plus cohérente, plus lucide, en incarnant toujours davantage les principes auxquels on croit, et pour évaluer ses progrès dans cette recherche de cohérence. L'adjectif "spirituel" accolé au mot exercice tend à désigner cet enjeu fondamental de la philosophie en tant que quête de sagesse et de transformation de soi.

(6) Xavier Pavie, Exercices spirituels dans la phénoménologie de Husserl, Paris, L'Harmattan, 2008 ; Xavier Pavie, Exercices spirituels. Leçons de la philosophie antique, Paris, Les Belles Lettres, 2012 ; Xavier Pavie, Exercices spirituels. Leçons de la philosophie contemporaine, Paris, Les Belles Lettres, 2013.

(7) Austin souligne que ces mots sont rares, mais il nous semble que l'idée centrale de Wittgenstein pour son analyse du langage ordinaire, c'est que la plupart des mots non techniques sont employés dans des usages divers. On pourrait s'amuser à faire l'exercice avec des mots désignant des objets bien déterminés : valise (valise sous les yeux), tapis (se prendre les pieds dans le tapis, mettre la poussière sous le tapis) et pas seulement avec des valeurs.

(8) R. Sennett, Respect. De la dignité de l'homme dans un monde d'inégalité, éd. Albin Michel / Hachette Littérature Pluriel, 2003.

(9) Austin, Le langage de la perception, trad. P. Gochet, chap. 7 : "L'analyse du mot 'réel'", p. 85-100, ici : p. 86. La tradition empiriste considère que le connaissance du monde qui nous entoure se fait au moyen des sens qui nous en offrent une représentation. Lorsque cette perception n'est pas illusoire, c'est-à-dire lorsque les sens ne trompent pas, elle considère que le sujet peut fonder sur cette perception une connaissance vraie. Dans ce livre, Austin critique de manière dévastatrice tous les arguments qui soutiennent cette vision "scolastique" des choses et, en cela digne héritier du "réalisme oxonien", montre qu'il n'y a aucun sens à prétendre que les sens "représentent" quoi que ce soit, ni par conséquent qu'ils nous trompent, ni à vouloir "fonder" la connaissance sur la perception. S'appuyant, sur l'usage ordinaire du langage, considéré comme critériel, plutôt que sur une reconstruction logique jugée illusoire, il propose une autre logique de la perception et de la connaissance qui lui permet de rejeter toutes les positions philosophiques idéalistes ou réalistes en revenant à la position ordinaire de "l'homme de la rue".

(10) Pour rendre ce qui leur est dû aux enseignants avec qui cet exercice a été pratiqué, il faut d'ailleurs noter que cette longue liste de questions est en bonne partie consécutive à l'exercice réalisé avec eux et qu'elle n'est donc pas uniquement le résultat d'un travail préparatoire. Si une préparation est indispensable, elle ne peut pas couvrir aussi largement le spectre des usages d'un mot que celui qu'un groupe au travail réussira à dégager. Elle ne peut donc prévoir l'ensemble des questions que ces usages distincts permettront de souligner.

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