J'ai trouvé très intéressante l'idée et la mise en oeuvre d'une séance spécifiquement consacrée à la problématisation, et ton analyse du déroulement.
Il me semble que l'exercice que tu proposes (1ère question --> essai de réponse --> transformation de la réponse en question selon le modèle "Est-ce que ... toujours ?"), revient au fond à un exercice de passage d'une logique classique, "aristotélicienne , à une logique dialectique, "hégélienne".
Les questions initiales d'une DVP ont le plus souvent soit la forme "Qu'est-ce que... ?", comme dans l'exemple que tu donnes "Qu'est-ce qui est juste ?") ; soit la forme "Pourquoi... ?", comme dans les débats du type : "Pourquoi est-on raciste ?", ou "Pourquoi y a-t-il de la violence ?". Dans les deux cas, on est dans la recherche soit d'une essence, selon un questionnement ontologique qui revient à donner une définition de la notion ou du phénomène sur lequel on s'interroge ; soit d'une cause, qui s'inscrit dans une recherche visant à remonter des effets ou des phénomènes aux principes qui les produisent et les expliquent.
Les questions qui se présentent comme un dilemme (par exemple "Les garçons sont-ils plus forts que les filles ?", etc.) peuvent se ramener à ces deux formes matricielles. Elles cherchent s'il y a une différence "ontologique" entre garçons et filles justifiant l'inégalité de force (en définissant une éventuelle "féminité" par contraste avec une éventuelle "virilité"), ou s'il y a une cause expliquant cette inégalité (par exemple l'éducation reçue, etc.).
Par rapport à ces recherches classiques, la question "Est-ce que...toujours ?" vient introduire une contradiction. Si un garçon n'est pas "toujours" plus fort qu'une fille, mais que "cela dépend" (du contexte, des situations, des cas, etc.), alors il n'est plus possible de considérer que garçons et filles constituent des "essences", à la manière des idées platoniciennes. Il n'est plus possible de les définir à partir du schéma genre/espèces, notion/attributs etc., selon le schéma qui est celui de la logique classique d'origine aristotélicienne. Il n'est pas possible non plus de les comprendre à partir d'une cause, d'un processus qui produirait les phénomènes comme une loi physique (par exemple la loi de la pesanteur) "produit" les effets qu'on peut observer.
La question "Est-ce que...toujours ?" oblige à passer à une autre logique, à "dialectiser" les phénomènes, à la manière de Hegel lorsqu'il montre que le maître est aussi l'esclave de son esclave et celui-ci le maître de son maître. Pareillement, la réflexion sur une question comme : "Est-ce qu'on doit toujours dire la vérité ?" conduit à distinguer des cas où il le faut et d'autre où ce n'est pas souhaitable, et donc à faire éclater le concept de vérité, à le rendre irréductible à une définition univoque et universelle. Mais aussi, à tenter de rendre compte des raisons profondes de ces contradictions, et non pas seulement les relever, ce qui conduirait à des apories génératrices de relativisme ou de scepticisme.
En dissociant ainsi le concept de rationalité de celui de cohérence logique, elle fait découvrir aux enfants que les contradictions ne sont pas un simple signe d'erreur, comme dans un problème de mathématique où elles décèlent une faute de raisonnement ou de calcul. Elle ouvre sur la rationalité philosophique en tant qu'elle est distincte de la rationalité scientifique. Certes, dans les sciences, il y a aussi des "contradictions" (par exemple la dualité onde/corpuscule dans la physique quantique). Mais elles ne sont pas dialectiques au sens philosophique du terme. Les contradictions scientifiques appellent un surcroît d'expérimentation pour être dépassées ; elles conduisent à une théorie plus générale qui les fera apparaître comme des cas particuliers dans un cadre plus compréhensif. Ainsi par exemple la théorie de la relativité n'est pas en "contradiction" avec la physique newtonienne ; elle l'englobe, la déborde, l'inclut dans un ensemble plus vaste.
En revanche, la dialectique philosophique, telle qu'elle se développe depuis Hegel, saisit la contradiction comme le coeur de la réalité - et notamment de la subjectivité. Quand Sartre définit l'être-pour-soi comme l'être "qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est", ce n'est pas là un simple jeu de mots, mais une manière de saisir le sujet libre comme puissance de négation, d'arrachement au réel, d'élancement vers l'imaginaire, le virtuel, le fictif - et pourtant rattrapé par l'être au moment où il prétend s'y dérober, ressaisi par la massivité des choses ("l'en soi") dans l'acte même de s'en déprendre.
L'histoire d'Alice et de Sonia l'illustre bien. Le fait que les enfants se partagent entre les deux options (dire la vérité ou la taire) n'est pas une simple divergence d'opinions, comme deux hypothèses qui s'opposeraient avant que la confrontation au réel vienne les départager. Les raisons qu'indiquent les enfants pour et contre ne sont pas "contradictoires" en ce sens qu'il faudrait choisir entre l'une et l'autre, comme s'il s'agissait de dire si cet objet est uni ou bigarré, rond ou carré (il ne peut être les deux à la fois). Alice peut très bien à la fois être triste d'apprendre la mort de son chat et heureuse que son amie l'estime digne de connaître la vérité. Elle peut à la fois rêver qu'il reste vivant quelque part et se résoudre à l'enterrer, s'illusionner tout en affrontant la réalité.
C'est l'exploration de cette ambiguïté et/ou ambivalence qui constitue le propre de la réflexion philosophique par opposition à la réflexion scientifique. C'est pourquoi j'ai toujours pensé (c'est une discussion récurrente avec Michel Tozzi), que le triptyque conceptualiser/problématiser/argumenter était, non pas faux, mais trop large, parce qu'il peut être aussi valable pour les discussions scientifiques ou empiriques. La conceptualisation philosophique ne se réduit pas à l'art de la définition ; la problématisation ne se réduit pas aux questions "Qu'est-ce que ?" et "Pourquoi ?" ; l'argumentation ne se réduit pas à ajouter "parce que" aux affirmations qu'on profère. Bien sûr, il faut commencer par là, car on n'entre pas d'emblée dans le registre philosophique ; on peut y arriver, mais on n'en part jamais (d'où l'expression, tout à fait justifiée, de "discussion à visée philosophique").
La question "Est-ce que ...toujours ?", dont tu as eu, Claude, le grand mérite de souligner l'importance, ouvre le passage vers la dialectisation du réel, qui fait basculer les élèves dans le "proprement philosophique" . Mais ce n'est qu'une porte d'entrée. A partir d'elle, tout reste à faire, et c'est là que la compétence herméneutique (interpréter philosophiquement des textes, images, expériences) est essentielle. C'est seulement au contact de l'expérience - réelle ou fictionnelle - que les ambiguïtés et ambivalences de la subjectivité peuvent se découvrir.
Ici encore, l'exemple que tu donnes est éclairant. Une DVP simplement introduite par la question "Est-ce qu'il faut toujours dire la vérité ?" aurait été beaucoup moins riche que la discussion menée à partir de l'histoire d'Alice et Sonia. L'histoire ici n'est pas qu'un exemple chargé de "concrétiser" un problème supposé trop ardu pour de jeunes enfants. Elle n'est pas un simple support pour illustrer une conceptualisation abstraite. Elle a une fonction analogue à celle de la tragédie d'Antigone dans la Phénoménologie de l'Esprit.Hegel ne s'y réfère pas simplement dans un souci pédagogique, pour mieux faire comprendre aux lecteurs la dialectique qu'il développe - comme c'est le cas bien souvent chez Kant lorsqu'il veut illustrer ses analyses sur le beau ou sur le respect. Sans Antigone, il n'y aurait tout simplement pas de discours philosophique. C'est en elle et par elle - dans son affrontement à Créon - que la dialectique de la famille et de l'Etat, du privé et du public, peut prendre sens. Elle la fait surgir par son acte même, selon un mode performatif, alors que la loi de la chute des corps n'est pas ce qui fait tomber les corps !
Quand, en réponse à la question "Est-ce que... toujours ?" , les enfants répondent en donnant des exemples, ce n'est donc pas un stade qu'il faudrait s'efforcer de dépasser vers une pensée dite "conceptuelle" ou "théorique". On peut conceptualiser, argumenter, problématiser de manière purement abstraite, sans jamais s'abaisser à concrétiser son discours : il y a plein de prétendus "philosophes" qui font cela ! En revanche, on ne peut pas interpréter sans partir d'un donné, et ne cesser d'y revenir.
C'est pourquoi l'étape que tu indiques comme celle qui va venir maintenant : "Je sais poser la question...et maintenant je me la pose" est intéressante : car elle permettra de vérifier si la référence à l'expérience (production et analyse d'exemples contradictoires) n'est qu'un accident, un détour provisoire pour prendre conscience de la diversité du réel, ou bien si elle demeure une constante de la réflexion individuelle et collective tout au long de la discussion...