Revue

Problématiser en CM2 (Ecole Langevin - 29 janvier 2016)

I) Le contexte

Il s'agit d'une classe d'un quartier très défavorisé de Strasbourg (CSP --), avec des problèmes de langue française, composée de 19 élèves. Cette classe pratique des ateliers "graines de philo" une fois tous les quinze jours depuis la rentrée des vacances de Toussaint. Ils ont donc déjà vécu six séances avec leur (jeune) enseignante, sur le schéma habituel (entrée premières expressions - questionnement "Est-ce que ... toujours" - choix d'une question - discussion sur la question - retenir une idée nouvelle individuellement). Le parti pris d'animation avec les deux écoles suivies (Langevin et Schoepflin), est que la conscientisation par les élèves est un élément indispensable de la progression du "penser par soi-même".

II) Objet : La problématisation

Comment passer d'une affirmation à une question philosophique ? Comment comprendre que derrière toute affirmation, il y a toujours des questions qui se posent.

Je suis venu animer la séance pour expérimenter deux éléments : avec un groupe habitué, peut-on passer une séance à s'entraîner juste à une habileté de pensée, ici la problématisation ? Comment le groupe vit-il une animation beaucoup plus questionnante, quand il est habitué (au départ, dans les premières séances, je suis très peu interventionniste, pour ne pas bloquer la parole des enfants) ?

III) Le déroulement

A) L'entrée dans l'activité

"Je vais vous raconter une petite histoire. Alice et Sonia sont deux amies, qui sont toujours ensemble dans la cour de récréation. Ce matin là, Sonia voit bien que son amie est triste, et elle lui demande ce qui ne va pas.
Tu connais Nestor, mon joli chat gris que j'aime tant, lui dit Alice. Eh bien, Nestor est parti de la maison. Oh je sais bien qu'un chat est indépendant et aime bien partir régulièrement ; d'ailleurs, ce n'est pas la première fois qu'il part, mais d'habitude, il revient toujours. Là ça fait dix jours qu'il n'est pas rentré. Peut-être qu'il a trouvé une autre maison où il est mieux que chez nous, avec un jardin où il peut courir au lieu de notre appartement ; peut-être qu'il est plus heureux là où il est. Je suis triste, mais je suis aussi contente pour lui s'il est mieux là où il est...
Sonia est bien embêtée. Elle connaissait bien Nestor, le chat d'Alice. Hier en allant chez sa grand mère, elle l'a vu écrasé sur le bord de la route".

Doit-elle le dire à Alice ? ou pas ?

Et vous, qu'est-ce que vous auriez fait ?

B) Premières expressions : répondre à la question, en disant ce qu'on aurait fait, et pourquoi.

Ces expressions servent à la fois à libérer la parole chacun peut dire ce qu'il aurait fait et pourquoi et à recueillir une matière qui va servir à formuler des questions philosophiques, c'est à dire à apprendre à problématiser.

Ce qu'ont dit les enfants :

Je le lui aurais dit :

  • pour qu'elle le sache ;
  • pour qu'elle ne passe pas son temps à chercher son chat ;
  • pour qu'elle ne soit pas triste trop longtemps ;
  • pour lui dire la vérité.

Je ne lui aurais pas dit :

  • parce que si elle croit que c'est mieux, tant mieux ;
  • pour qu'elle ne m'accuse pas à moi ;
  • pour qu'elle ne se fâche pas avec moi.

Je lui aurais demandé :

"Est-ce que tu es prête à entendre quelque chose de désagréable ?" si elle me dit oui, je le lui dit, sinon, non.

Je le lui aurais dit :

  • parce que c'est mon amie et à une amie on doit dire les choses, même si elles sont tristes ;
  • pour qu'elle ne s'inquiète pas, ensuite ;
  • pour ne pas lui mentir, parce que de toutes façons elle le saura ;
  • parce que peut-être ça lui sera égal ;
  • parce que plus vite elle le sait, plus vite elle peut l'enterrer.

J'ai redit ces expressions des enfants, au plus près de ce qu'ils ont exprimé.

Mes interventions ont amené les enfants à exprimer le pourquoi de leur réponse quand ils ne le faisaient pas spontanément ou en les obligeant à choisir. Plusieurs ont commencé en disant : "Je lui aurais dit, parce que... mais je ne lui aurais aussi pas dit, parce...". Dans la vraie vie, ce n'est pas possible, il faut choisir.

C) Transformation en questions

Consigne : la question commence par "Est-ce que..." et comprend le mot "toujours".

On ne parle plus de l'histoire, mais des questions qu'on peut se poser.

Les questions posées par les enfants :

  • Est-ce qu'on peut toujours demander à la personne si elle est prête à entendre quelque chose de triste ?
  • Est-ce qu'on peut toujours avoir peur de dire la vérité ?
  • Est-ce qu'on est toujours triste quand quelqu'un meurt ?
  • Est-ce qu'on doit toujours dire la vérité pour ne pas être choqué ?
  • Est-ce que les personnes sont toujours mieux en allant ailleurs ?
  • Est-ce qu'il faut toujours tout dire à ses amis ?
  • Est-ce qu'il faut toujours dire la vérité ?
  • Est-ce qu'il faut toujours ne pas dire la vérité ?
  • Est-ce qu'on doit toujours penser qu'on sera accusé si on dit les choses ?
  • Est-ce qu'il faut toujours enterrer les animaux ?
  • Est-ce qu'on est toujours choqué quand on nous dit les choses ?

Là aussi, j'ai redit aux enfants leurs questions, en montrant combien elles étaient intéressantes.

IV) Mon analyse de la situation

Constat : la transformation d'affirmations en questions a été remarquablement pertinente (voir le verbatim ci-dessus). A part deux expressions (une qui se référait directement à l'histoire : est-ce que le chat est mort ? ce qui m'a amené à rappeler la consigne et une autre qui n'arrivait pas à dire pourquoi son choix-, tous les enfants se sont exprimés sauf un et ont posé des questions respectant la forme. Il n'y a que onze questions parce que certaines étaient redondantes.

Néanmoins, si les enfants maîtrisent bien le sens d'une question ouverte toutes les questions posées méritaient d'être discutées le déclic du sens ne s'est pas fait pour certains. La question a été posée de manière pertinente (forme), mais je n'ai pas senti derrière qu'ils se la posaient réellement.

Reste donc à faire un travail à partir de "je sais poser les questions... donc maintenant, je me les pose".

Le passage par la compétence technique (savoir énoncer la question) est-il un passage obligé avant d'aller plus loin ?

L'enseignante va poursuivre en ce sens en insistant sur "et maintenant, on se pose la question, à soi". Elle va donc poursuivre les séances avec la deuxième partie que je ne leur ai pas fait vivre : on choisit une question et on la travaille.

V) Suite de l'atelier

A l'issue de ce travail, au lieu de choisir une question et d'en discuter (travail sur l'argumentation et la solidité de sa réflexion), je leur ai proposé de continuer à s'entraîner à se poser des questions.

Je leur ai distribué à chacun une petite carte avec une question dessus (chacun une question différente). J'ai utilisé la "boite à idées" des Goûters philo de chez Milan.

Chacun devait lire la question de la carte ; apporter sa première réponse à cette question, puis transformer cette réponse en question "Est-ce que... toujours ?", le tout individuellement et dans sa tête.

A l'issue de ce travail qui paraissait complexe, et pourtant dans lequel les enfants sont facilement rentrés, après un seul exemple ceux qui l'ont souhaité ont exprimé aux autres les trois éléments : la question de leur carte, leur réponse, et leur question "Est-ce que toujours ?".

Plus d'une dizaine d'enfants se sont exprimés, avant que je clôture - parce que la séance se finissait (50 mn) alors que plusieurs voulaient encore s'exprimer. Ce travail a été fait avec beaucoup d'enthousiasme de leur part.

De retour en classe, chacun a ensuite mis par écrit individuellement sa réflexion et sa question dans son cahier philo.

Réflexion Première réponse d'un enfant à partir de la carte : "Qu'est-ce qui est juste ?" : être juste, c'est donner à tous la même chose. Question sur la réponse : "Est-ce que donner la même chose à tout le monde, c'est toujours être juste ?"). Je l'ai ressentie comme encore trop mécanique. Comment donc donner du sens à une question que l'on se pose?

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