"Le problème, c'est qu'ils ne savent pas écrire ; le problème, c'est qu'il ne savent pas lire ; le problème, c'est qu'ils ne savent rien".
Jaumelina Go a présenté son dispositif "journal de philosophie" à l'association EPHA (Enseigner la Philosophie Autrement). En voici un compte-rendu rédigé par Jean-François Nordmann
I. Le dispositif du "journal de philosophie"
Ce dispositif est testé depuis 4 ans en 2nde, 1ère et Terminale au lycée Cassin de Gonesse (NB : il s'agit d'une 2nde Arts et d'une 1ère L comportant chacune 1h30 d'"initiation à la philosophie", aménagées dans le cadre de l'AP) et de Terminales S, ES et Techno.
Consigne : en 2nde ou en 1ère, on écrit un article en classe ; en Terminale, en raison des problèmes d'horaire, on écrit un article chez soi, à rendre au retour de chaque vacance (l'élève étant informé bien à l'avance et disposant de neuf semaines pour l'écrire). Au total, il aura donc écrit quatre articles dans l'année (par ailleurs, les élèves font six dissertations ou explications de texte et trois bacs blancs dans l'année).
Il est obligatoire de rendre un article, même s'il est de 7-8 lignes.
Si l'élève ne rend rien, "c'est zéro". Précision : ce zéro est une note de participation. Une note de participation impacte la moyenne finale du trimestre en permettant d'arrondir cette moyenne à la hausse ou à la baisse. L'expérience montre qu'il n'y a pas de rendu d'article de 7-8 lignes à partir de la 2e séance.
Les consignes pour la rédaction de l'article :
- il n'y a pas de consigne particulière autre que : "Ecrire un article à publier dans le Journal de philosophie" (NB : il n'est pas demandé directement d'écrire "un article philosophique") ;
- il est interdit de copier ou de plagier d'autres textes ;
- l'article est lu et discuté par les autres élèves dans le cadre du travail d'édition mené en classe ; le choix et les corrections pour la publication sont aussi assurés par les élèves (et par eux seuls) ;
- l'article n'est pas évalué par le professeur ;
- le texte doit être dactylographié et envoyé sur une Dropbox ou une adresse mail ou mis sur l'ENT de l'établissement.
Guidage complémentaire éventuel :
- "Il y a déjà 4 rubriques dans le journal : 1°) À voir ; 2°) Souvenir ; 3°) Le pouvoir de l'image ; 4°) Lecture, mais on peut en supprimer ou en ajouter d'autres" ;
- (pour les terminales) "On peut aussi lire un des livres indiqués dans la liste des ouvrages accessibles en terminale, ou écrire sur l'un des 50 films ou oeuvres d'art indiquée(e)s sur la liste ; à défaut, on peut choisir un texte du manuel et le commenter".
Si un élève cherche de l'aide auprès de l'enseignante, elle répond qu'ils ont à se débrouiller tout seuls ou à changer de texte si celui sur lequel ils ont entrepris d'écrire est trop difficile.
Au retour des vacances, on prend 2 à 3h de cours pour faire le travail d'édition avec les élèves : ils sont regroupés par 4.
Le déroulé se fait en 4 phases :
- pendant 20 à 30' : ils doivent lire l'ensemble des articles anonymés en relevant les textes qui leur plaisent et les textes qui ne leur plaisent pas ;
- puis (fin de la 1ère heure et 2ème heure) : ils discutent dans leur groupe de 4 pour retenir 5 ou 6 textes à publier et 3 ou 4 textes (éventuellement) impubliables ;
- chaque groupe expose aux autres ses choix ; dans cette phase de retour en commun, l'anonymat est levé pour permettre aux auteurs de pouvoir répondre éventuellement aux objections qui leur sont faites ;
- (3ème heure) : vote à bulletin secret et à scrutin majoritaire (avec éventuel 2nd tour) pour les textes à publier.
Consignes pour la discussion et le vote des articles :
- tout texte a une valeur ;
- on s'intéresse au texte et non pas à son auteur ;
- on s'intéresse au contenu du texte et non pas à sa syntaxe ou à son orthographe ;
- on ne se moque d'aucun texte.
Une grille de lecture est par ailleurs distribuée aux élèves, avec 6 entrées : 1) "Problématisation" ; 2) "Argumentation" ; 3) "Créativité" ; 4) "Exploitation des théories philosophiques" ; 5) "Rédaction" ; 6) "Autres".
NB :
- On constate que les élèves ne veulent pas lire un texte s'il est d'aspect négligé ou comporte de nombreuses fautes d'orthographe et de syntaxe ;
- Les textes sont anonymés pour suspendre ou réduire les effets des jugements que les élèves portent individuellement les uns sur les autres. Une des façons de neutraliser ces effets et de faire discuter les textes d'une classe par une autre classe.
- Les élèves ajoutent souvent des items à la rubrique "Autres" de la grille de lecture.
Il est de la responsabilité des élèves (et d'eux seuls, le prof n'intervenant pas), de vérifier qu'il n'y a pas eu plagiat - motif rédhibitoire de publication.
Après le vote du texte, on nomme un secrétaire pour ses compétences orthographiques, syntaxiques et grammaticales. Il doit corriger le texte avec l'élève sur le plan formel en vue de sa publication, mais sans toucher au fond même. Le texte est publié en l'état après ces corrections (et qu'il subsiste ou non des erreurs).
On peut envisager la possibilité que l'auteur du texte ait envie de le retoucher ou le modifier en son fond suite à la discussion collective qui a eu lieu.
Réactions :
- beaucoup d'admiration unanimement partagée pour le dispositif et les effets considérables qu'il produit (et d'abord en qualité des textes produits par les élèves)... et cela qui plus est en prenant seulement (en Terminale) "entre 8 et 12 heures par an" de temps de cours ;
- radicalité de l'effacement du professeur qui ne donne pas de consigne ni de sujet ni de conseils, n'intervient pas dans le vote ni dans la vérification d'éventuels plagiats ni dans la correction des articles publiés ;
- le dispositif montre qu'un travail très individuel et très libre peut être libérateur (en contrepied de la représentation que seul pourrait l'être un travail très collectif et contraint) ;
- le bien que cela doit faire aux élèves que leur travail ne demande pas à être réécrit et corrigé sur le fond pour être jugé comme bien et à publier.
Question :
Pourquoi est-il demandé aux groupes d'identifier des "impubliables" et d'en faire part aux autres lors de la discussion collective des articles ? N'y a-t-il pas un risque que se trouvent "enfoncés" ceux qui savent bien par avance que leurs textes ne seront pas publiés ?
Réponse de J. Go :
- de façon à première vue inattendue, ce ne sont pas les textes des bons élèves qui sont retenus ; les textes retenus sont en général ceux d'élèves qui n'obéissent pas aux consignes scolaires, ont de mauvaises notes et ont d'autres centres manifestes d'intérêt ;
- cela permet à tous de réfléchir aux critères de la publication.
Suggestions faites par des participants du séminaire :
- envisager de faire produire par les élèves eux-mêmes les entrées ou critères de la grille de lecture ;
- envisager un second site de publication où les élèves pourront choisir de faire paraître les bonnes fiches de lecture, soignées et attentives, mais jugées trop "scolaires" pour paraître dans le Journal de philosophie ;
- envisager que soient constituées et disponibles des archives du Journal de philosophie de chaque année (les élèves étant évidemment libres d'en retirer leurs articles, de signer par un pseudo, etc.) ;
- envisager une publication des articles par les éditeurs grand public ;
- faire éventuellement accompagner la production des articles par la rédaction de "feuilles de route" décrivant le processus d'élaboration de l'article (cf. ce que propose l'Acireph pour l'accompagnement du travail de la dissertation)
Les modèles :
Les textes libres et le Journal de Freinet ; Jacotot 1815 (cf. Rancière) ; Pierre Clanché (travaille sur la production de textes libres en pédagogie Freinet ; Le texte libre - écriture des enfants - Anthropologie de l'écriture et pédagogie Freinet ; L'enfant écrivain : Génétique et symbolique du texte libre (thèse, publiée 1988).
II. La question de la transposition de cette pratique d'écriture de textes libres à la pratique de la dissertation.
La question est posée par J. Go, mais laissée ouverte, car comment mesurer précisément ces effets ? J. Go insiste sur les effets d'émulation des élèves entre eux : on voit des élèves imiter un article qui leur a plu. D'où l'intérêt de faire circuler des photocopies d'introductions réussies de dissertations ou de fiches de lectures réalisées par des élèves.
Parmi les participants, certains semblent considérer qu'on ne doit pas particulièrement se soucier de cette question de la transposition, le point décisif étant que les élèves aient écrit et expérimenté par eux-mêmes une forme d'écriture en direction du "philosophique" et en ayant été effectivement invités à "penser par eux-mêmes". La générosité de l'entreprise est par ailleurs peut-être suffisante pour "infuser" tout le travail demandé ensuite aux élèves. Après lecture de certains articles, l'enseignant sait par ailleurs parfois quelque chose de très personnel sur l'élève, qu'il pourra mobiliser le cas échéant pour l'aider à entrer dans le genre de la dissertation. Rappel aussi qu'au CLEPT, c'est en faisant faire aux élèves des activités (débats, TD, etc.) autres que la préparation au Bac qu'on les fait finalement réussir au Bac.
Suggestions faites par des participants du séminaire :
- ne pourrait-on faire saisir aux élèves que certains des articles proposés sont bien déjà engagés dans des opérations de problématisation et d'argumentation (ex. T.8, 10 et 12) ?
- ne pourrait-on même attendre qu'ils trouvent par eux-mêmes, lors de l'élaboration des critères de la grille, des items qui sont au coeur du travail de la dissertation, par exemple "problématisation" (capacité de dégager et poser clairement un problème) ; "conceptualisation" (capacité de bien définir et différencier les termes qu'on emploie) ; "argumentation" (capacité de prendre en compte des objections et d'y répondre), etc. ?
- ne pourrait-on utiliser certains articles dans le traitement de certains sujets de dissertation ?
- ne pourrait-on utiliser certains articles pour faire saisir aux élèves la différence entre un article et une dissertation ?