Diotime : comment t'est venue l'idée de discussions à visée philosophique entre enfants et parents, voire grands-parents?
Jean-Charles Pettier- L'idée de "mélanger" les générations me trottait dans la tête depuis déjà longtemps. J'avais commencé à y réfléchir dans le cadre du projet mis en place par la ville de Saint Fargeau Ponthierry, en Seine et Marne, où il s'agissait d'essayer d'introduire des activités "à visée philosophique"dans tous les lieux collectifs de la ville. Non seulement dans les écoles, mais également dans les centres de loisirs, les associations, les différents clubs et institutions existant. Du coup, je m'étais demandé s'il n'aurait pas été intéressant, pertinent, d'envisager ce type d'échange dans les lieux accueillant des personnes âgées (club du troisième âge, mais également maison de retraite) avec une réflexion possible, au départ, sur l'expérience.
L'idée de valoriser ce type d'échange, en permettant qu'il se développe par des échanges enfants-visiteurs de ces lieux et personnes âgées m'avait alors semblé à creuser, créant une forme de "communauté de réflexion" intergénérationnelle valorisant chacun des interlocuteurs et chacune des générations concernées. Il me semblait q'il y avait là, pour tous, à la fois la dimension possible d'une réflexion sur l'expérience, mais également sur la transmission, la mémoire, tout en permettant aussi d'envisager l'idée de projet... Derrière cela, c'était peut-être concrétiser l'idée que les questions philosophiques traversent les générations... Mais ce projet a finalement tourné court avec un changement d'équipe municipale...
Cette idée a rebondi par le biais de mon travail avec la compagnie de théâtre Tourneboulè, d'abord à l'occasion de la création de la pièce pour enfants Comment moi je. Après avoir aidé ses directrices, M. Levavasseur et G. Mocquay, à penser le texte de cette pièce, je les ai aidées à en concevoir les accompagnements pédagogiques. Mais cela conduisait à devoir envisager aussi des moments d'échanges "à visée philosophique" suite à la pièce, avec les spectateurs. Là, de fait, je me trouvais en présence de spectateurs de plusieurs générations, les parents et/ou grands -parents accompagnant les enfants. J'ai décidé de prendre ce qui pouvait sembler être un obstacle comme une ressource...
Le travail concernant cette pièce, qui rencontre un très gros succès, a conduit à envisager alors d'autres projets avec des moments d'échanges intergénérationnels, notamment comme ressources pour avoir des "matériaux" utilisables dans d'autres créations, sélectionnés dans ces échanges.
Diotime : comment procèdes-tu concrètement ? Tu as testé plusieurs dispositifs ?
JC Pettier - Concrètement, d'abord, mon souci était que les enfants ne soient pas influencés par leurs parents au moment de ces échanges, et qu'un vrai dialogue existe. Pour y parvenir, lors de ces échanges concernant la pièce Comment moi je, deux "demi-cercles" concentriques sont faits, chaque parent ou grand parent se trouvant dans le cercle le plus extérieur pour ne pas se situer dans le champ de vision des enfants. Les questions sont d'abord examinées entre enfants, en partant du plus jeune, puis j'élargis aux adultes, avant périodiquement de réinterroger les enfants pour les amener à se prononcer sur ce qu'ont dit les adultes, rebondir, soulever des problèmes, poursuivre une idée, etc.
Lors de la,réflexion sur de nouveaux projets, pour favoriser encore plus cette parole "libre", j'ai ensuite imaginé que cette "séparation" ne se fasse plus par des cercles, mais selon des "quartiers" du cercle, séparés par un tissu qui empêche parents et enfants de savoir où sont installés les membres de leur famille. L'échange (d'abord entre enfants, puis adultes, puis enfants-adultes séparés, puis enfants-adultes en retirant le rideau qui sépare), se fait par le biais de micros qui de fait rendent difficiles l'identification de la voix des interlocuteurs avant le dévoilement en phase finale.
Diotime: quel est l'intérêt de cette pratique intergénérationnelle innovante ? Et les difficultés spécifiques rencontrées ?
JC Pettier - Avant de parler de l'intérêt, je voudrais signaler une difficulté : pour l'animateur, qui aide à problématiser, qui questionne, synthétise, il faut une grande rigueur, pour ne pas se centrer sur "une " génération" pendant un moment trop long, au détriment de l'autre. L'aller et retour entre les générations est un souci constant.
Concernant l'intérêt, j'ai vraiment l'impression que, paradoxalement, alors que les générations sont au départ séparées, une "vraie" rencontre se fait : chacun est à l'écoute de ce que dit l'"autre" génération. Les enfants signalent d'ailleurs à la fin de l'échange tout l'intérêt de ne pas savoir qui parle parmi les adultes, et de ne pas être vu pour pouvoir dire, tout en sachant que c'est entendu. Enfants et adultes semblent se risquer à exprimer une pensée qui ne se joue plus dans la crainte du jugement de l'autre et des jeux sociaux, familiaux. L'expérience quotidienne, au départ mobilisée dans les interventions, est réinterrogée, élargie. Les parents semblent très surpris du niveau de maturité des enfants, ils se risquent eux-mêmes à se montrer dans leurs interrogations, leurs hésitations, leurs faiblesses, sans crainte semble-t-il qu'elles soient prises comme une forme d'incompétence qui les ferait rejeter par leurs enfants...
Diotime : quelles conclusions tires-tu de ces expériences, et quelles autres pistes ouvrir ?
JC Pettier - Ce sont souvent des expériences très "fortes" pour les uns et les autres, comme si se dévoilait aux yeux de beaucoup une communauté de réflexion qui irait au delà de ce qu'ils imaginaient au départ....Communauté qui se révèle non seulement dans des accords au delà des générations, mais aussi comme possibilité d'examen de positions divergentes, et pourtant devenues plus acceptables parce que ne s'y jouent pas, peut-être, les habituels problèmes liés à l'exercice de l'autorité..
J'envisage à présent un travail sur trois générations, dans un dispositif proche, mais séparant dans un premier temps enfants/parents/grand-parents, avec un dévoilement progressif d'une génération par rapport aux deux autres...Considérant alors que, finalement, ces jeux sociaux se jouent peut-être aussi à l'âge adulte. Là, les parents seraient pris d'une part comme parents de leurs enfants dans une première étape de la réflexion, mais aussi comme enfants de leurs parents dans une deuxième, avant un échange des trois générations finalement, et le dévoilement...
Plus largement, je pense que cette piste intergénérationnelle devrait se développer, peut-être aun niveau des communes. Il y a là des enjeux importants d'une fraternité de réflexion non négligeable dans une vie au quotidien... Dépassant l'idée de conseil municipaux de "jeunes", on concrétise là l'idée qu'une génération peut, finalement, trouver des motifs d'accords ou de désaccords qui dépassent le cadre réducteur d'une opposition entre générations...