I) Le contexte
L'université Paul Valéry de Montpellier a ouvert depuis deux ans un parcours de Licence Sciences de l'Education dès la première année (L1). Elle accueille donc des néo bacheliers qui se destinent aux métiers de l'enseignement et de l'éducation. Pour cela, l'équipe des enseignants-chercheurs leur propose de se familiariser aux principales problématiques éducatives. L'année universitaire 2015/2016 est celle où s'est ouverte la L2. A ce titre, de nouveaux enseignements sont apparus, notamment celui intitulé "L'Education Civique dans l'enseignement et l'éducation". Lorsqu'il a été question de le penser, les travaux de Michel Tozzi, professeur émérite des universités dans ce même département, ont été rappelés. Ce fut une évidence de poursuivre ses apports à travers cet enseignement nouveau.
Voici le descriptif qui a été donné à cette UE (Unité d'Enseignement) :
" Objectif : organiser et conduire une discussion où des élèves échangent démocratiquement et exercent leur réflexivité.
Contenu : comment faire discuter et réfléchir démocratiquement et/ou philosophiquement des élèves sur un thème fédérateur ? Faire penser les élèves et leur permettre d'échanger leurs réflexions de manière démocratique est l'un des grands enjeux de l'école du XXIème siècle. Cette activité entre dans les logiques de l'Enseignement Moral et Civique (EMC) pour les cycles 2, 3 et 4 de l'école obligatoire. Ce module permet de vivre et travailler les rouages de l'organisation d'un échange réglé entre élèves et de s'appuyer sur les gestes du penser par soi-même qui conduisent progressivement à une dimension philosophique des échanges et au développement d'une éducation civique".
En effet, depuis la rentrée scolaire 2015/2016, les élèves français reçoivent, dans le cadre des programmes de l'école et du collège, un enseignement moral et civique.
"L'enseignement moral et civique a pour but de favoriser le développement d'une aptitude à vivre ensemble dans une société démocratique, c'est-à-dire à la fois :
- à penser et à agir par soi-même et avec les autres et à pouvoir répondre de ses pensées et de ses choix (principe d'autonomie) ;
- à comprendre le bien-fondé des règles régissant les comportements individuels et collectifs, à y obéir et à agir conformément à elles (principe de discipline);
- à reconnaître le pluralisme des opinions, des convictions, des croyances et des modes de vie (principe de la coexistence des libertés) ;
- à construire du lien social et politique (principe de la communauté des citoyens)".
Cet enseignement est proposé de manière transdisciplinaire aux élèves de l'école élémentaire au collège (Arrêté du 12-6-2015 - J.O. du 21-6-2015).
L'une des déclinaisons de ces enseignements correspond aux Discussions à Visées Démocratique et Philosophique (DVDP). Les élèves sont ainsi conduits à travailler, par ces discussions, les droits et les devoirs de l'élève, l'égalité de tous devant la loi, des situations mettant en jeu des valeurs personnelles et collectives, des choix, ou à partir de situations imaginaires, la tolérance, la moquerie, le handicap, les valeurs et les normes. "La DVP ou oral réflexif a pour objet de réfléchir au sens des choses, en dehors de toute prise de décision et sans viser l'action. De façon générale, cette réflexion implique de sortir de soi-même, de partager les questions existentielles dans le temps et l'espace pour penser notre condition humaine dans ce qui fonde notre rapport au monde, aux autres... Elle a pour moyen ce qui nous est commun et nous relie à tous les autres : l'universel de la raison 1".
Le manque de développement de la pensée critique (Boisvert, 1999) et non dogmatique (Favre, 2007) pourraient être des éléments de compréhension essentiels pour expliquer la vulnérabilité des élèves face aux discours dogmatiques. Aborder des questions socialement vives (Legardez, 2006) pourrait-il contribuer de manière efficace à l'EMC? C'est à cette question que cet article propose d'apporter quelques éclairages.
II) Pensée réflexive et pensée d'excellence
Les pratiques de philosophie avec les enfants sont originellement issues des travaux de M. Lipman (1995) aux Etats-Unis, puis se sont développées en France, principalement par les recherches de M. Tozzi. Du côté américain, elles visent de manière explicite le développement de la pensée d'excellence, déclinée sous formes de pensée créative (manière de poser un problème, mise en place d'analogies permettant d'étendre la réflexion), de pensée vigilante (engagée, se préoccupant de ce dont elle traite, qui n'est ni gratuite ni détachée, soucieuse de l'attention portée à l'autre) et de pensée critique (critères, normes, autocorrection de la pensée, attention au contexte, recherche de "raisonnabilité") (Philippe, 2006).
En France, il est plutôt question de pensée réflexive, visant à penser par soi-même. "Il s'agit d'initier une entrée dans la réflexion par le questionnement, la clarification de ses opinions, la conscience de leur origine, leur mise en question en tant que préjugés, la formulation de questions pertinentes, d'ouverture sur une pluralité de solutions possibles, de tentatives de réponses argumentées..." (Tozzi, 2012, p. 261). Ce même auteur (2003, p. 5) propose une définition didactique de l'acte philosophique : philosopher serait "tenter d'articuler, sur des notions et des questions posant problème à la condition humaine, dans l'unité et le mouvement d'une pensée impliquée, des processus de problématisation de ces notions et questions ; de conceptualisation de ces notions, à partir notamment de distinctions conceptuelles ; et d'argumentation rationnelle d'objections et de thèses, pour chercher une réponse à ces problèmes".
Nous entendrons, dans cette ligne théorique, le philosopher comme une articulation personnelle et réfléchie de trois processus de pensée : problématiser, conceptualiser et argumenter et. Philosopher consiste non seulement à se référer linéairement à chacune de ces exigences, mais à les concevoir de manière systémique, c'est-à-dire en perpétuelle interdépendance mutuelle. "Pour conceptualiser une notion, il faut problématiser sa représentation, donc argumenter son doute" (Tozzi, 1996, p. 144).
Ces discussions se développent au sein de communautés de recherche, reconnues comme une classe "dans laquelle les élèves s'écoutent mutuellement avec respect, s'empruntent des idées les uns aux autres, s'encouragent l'un l'autre à justifier leurs positions qui, sans cela, seraient sans fondement, s'entraident pour tirer des conclusions de ce qui a été dit et essaient de comprendre leurs camarades" (Lipman, 1995, p. 32).
La dimension démocratique de ces DVDP se traduit par des protocoles d'organisation confiant aux participants une série de fonctions (président de séance, reformulateur, synthétiseur, observateurs...), dans un cadre sécurisé par des règles de fonctionnement : " On ne se moque pas, on écoute celui qui parle, la parole est donnée en priorité à ceux qui l'ont moins prise, on a le droit de se taire" (Connac, 2012 a). Les élèves développent donc des compétences à la fois réflexives et démocratiques, par un exercice ordinaire et vivant de la discussion (Connac, 2012 b). Plusieurs travaux se sont intéressés au lien entre philosophie et littérature, dans l'optique de susciter des habiletés en matière de pensée critique (Chirouter, 2007).
Ainsi donc, à partir de septembre 2015, les étudiants de 2ème année inscrits en Sciences de l'Education à l'UPVM se forment à la conduite de ces DVDP. Pour cela, au sein de groupes de TD de 40 étudiants, ils participent régulièrement à des DVDP et en proposent à leur tour dans divers contextes éducatifs (écoles, collèges, lycées, MECS, médiathèques...).
III) Méthodologie
Nous avons fait une recherche pour étudier d'une part ce que disent les étudiants de ce nouvel enseignement, et d'autre part analyser la manifestation de ce qu'ils mettent en pratique. L'avis des étudiants a été collecté au sein de deux groupes de TD, par l'intermédiaire de focus-groupes effectués en bilan intermédiaire et en post-bilan. Les mises en pratiques ont pu être étudiées par l'intermédiaire des comptes-rendus d'activité rédigés et remis aux enseignants dans le cadre de l'évaluation relative à cette UE.
Voici la consigne qui a été transmise à cet effet : "Dans un document de 4 pages maximum (hors annexes), décrivez la réalisation d'une DVDP. Cette description comportera le contexte (quand, qui, où), les intentions éducatives poursuivies (pourquoi), le réalisé (thème, disposition matérielle, durée, étapes, supports, fonctions, ...), les ressentis (le sien, celui des élèves (selon les fonctions), celui des éventuels autres adultes ...), ce que l'on a observé (rapport entre les élèves, évolution de la discussion, progression entre les discussions, degré d'implication des participants, recours aux exigences du philosopher, répercussions éventuelles sur la vie de classe), ce qui est transférable (dans le dispositif introduit, dans les compétences développées...) et tout autre élément pertinent". Pour chacun de ces chapitres, nous avons procédé à une analyse de contenu catégorielle.
IV) Le déroulement des discussions
Au sein de communautés de recherche d'une quarantaine d'étudiants, ils ont donc pu participer à une série de cinq DVDP animées par Pierre Cieutat (chargé de cours praticien des DVDP) ou moi-même. Nous avons utilisé le dispositif initié par M. Tozzi et A. Delsol. Il "articule un dispositif démocratique de pédagogie coopérative, où différents rôles sont partagés entre les élèves avec les recherches en didactique de la philosophie qui soulignent la vigilance à opérer sur les processus de pensée pour apprendre à penser par soi-même" (Tozzi, 2012, p. 41). Du fait que les étudiants, à l'habitude réunis en grand groupe en amphithéâtre, se connaissaient peu, des badges pour leurs prénoms ont été distribués.
Plusieurs mythes platoniciens ont servi de support à ces discussions. "Le mythe s'adresse à l'imagination, il raconte une histoire, mobilise la sensibilité. Ses mises en scène impliquent son auditeur ou lecteur, non seulement comme être de raison, mais aussi comme être d'émotions et sentiments. On comprend qu'il séduise et soit une voie privilégiée quand les choses à expliquer s'avèrent trop délicates ou quand l'esprit à qui s'adresse l'explication est encore trop peu mûr" (Sylvie Queval, in Tozzi, 2006, p. 7). G. Droz (1992) attribue cinq caractéristiques au mythe spécifiquement platonicien : c'est un récit fictif, qui rompt avec une démonstration dialectique (narratif et suggestif); il ne cherche pas le vrai mais expose du vraisemblable, suggère du probable. Il a prétention au sens (il est porteur d'un message caché) et il est véhicule une double intention pédagogique : il aide à la réflexion et à la compréhension des choses et aspire à rendre meilleur (plus courageux, plus serein).
Les ressources mises à disposition par Bruno Jay (aux Editions du Cheval Vert) ont permis d'amorcer les échanges. Cinq mythes ont été étudiés :
L'allégorie de la Caverne
Un homme, attaché face à une paroi d'une grotte depuis toujours, est détaché, puis contraint à rejoindre l'extérieur. Il découvre la lumière, les couleurs, les formes, une toute autre réalité. Il se demande si, au risque de se faire maltraiter, il ne vaut mieux pas renoncer à son confort pour "éclairer" ses congénères prisonniers. Ce mythe permet de travailler les concepts de réalité et vérité. La question de départ pour la discussion a été : "L'homme doit-il rester dans la caverne avec ses pairs ou partir vivre seul à la lumière ?"
L'anneau de Gygès
Un berger découvre, sur un cadavre, un anneau. Il s'en empare puis se rend compte qu'en le tournant vers l'intérieur, son corps entier devient invisible , mais il réapparaît en le tournant dans l'autre sens. Il choisit de se servir de ce pouvoir d'invisibilité pour séduire la reine, tuer le roi et prendre le pouvoir. C'est donc la notion de pouvoir que l'on peut creuser. Les discutants s'engagent dans les échanges via cette question : "Qu'auriez-vous fait avec l'anneau de Gygès ?".
Le mythe d'Aristophane
Aux origines de l'humanité, les êtres humains étaient des boules avec 2 visages, 4 bras, 4 jambes. Des êtres soit hommes, soit femmes, soit androgynes, c'est-à-dire d'un côté homme et d'un autre femme. Ils voulurent prendre la place des dieux mais furent punis par Zeus qui les divisa en deux. Les êtres coupés n'eurent de cesse de vouloir retrouver leur moitié originelle. L'amour est le concept central que permet l'étude de ce mythe. La question de départ fut : "Que pensez-vous de cette explication de l'amour ? Des relations entre les êtres vivants ?".
Le mythe d'Er le Pamphylien
Sur un champ de bataille, le corps d'un homme est retrouvé intact plusieurs jours après sa mort. Au moment d'être brulé, il ressuscite et explique qu'il est un messager témoignant de l'au-delà. Il raconte donc le voyage de l'âme depuis la séparation du corps jusqu'au choix d'une nouvelle vie à incarner. Ce texte est l'occasion d'aborder le concept de la mort à partir de la question déclenchante suivante : "Que pensez-vous de cette explication de la mort présentée par Er ?".
Le mythe du politique
Lorsque les dieux s'occupaient du monde, celui-ci tournait dans le sens inverse qu'on lui connaît aujourd'hui. Les hommes naissaient âgés puis rajeunissaient tout au long de leur vie. Il n'était pas nécessaire de travailler puisque la terre fournissait tout le nécessaire pour une existence harmonieuse. Aujourd'hui, le monde tourne dans l'autre sens et n'a plus de guide. Les humains doivent donc penser leur propre gouvernement pour survivre. C'est donc le concept de politique que ce mythe favorise. La question de départ est : "Comment trouver des hommes capables de diriger les autres hommes comme le ferait un berger ou un dieu ?".
Chaque séance s'étend sur trois heures. Le protocole d'organisation des discussions se construit sur de la ritualisation. Dans un premier temps, par une alternance entre lectures et reformulations, le mythe est présenté avant la question de départ. Puis, le groupe se met en cercle. Les fonctions sont distribuées. Les règles démocratiques et exigences philosophiques sont rappelées. Le président de séance organise un premier tour de parole (au cours duquel il est possible de "passer"), puis gère la discussion proprement dite et lance le dernier tour de parole. Entre temps, les reformulateurs et le synthétiseur sont intervenus. L'animateur s'est appuyé sur ses documents de préparation pour induire le recours aux exigences intellectuelles du philosopher. Les quelques fois où des observateurs ont été présents, ils ont pu faire des retours sur les processus de pensée convoqués par des discutants volontaires pour être observés. En méta-analyse, chaque participant peut donner son avis, par la technique du rebond2, à partir de la consigne suivante : "En ce qui me concerne, quelle activité intellectuelle s'est produite pendant cette discussion ?". Cela favorise le croisement des expériences singulières. Ces discussions peuvent enfin être exploitées pour présenter divers savoirs issus des recherches en matière d'organisation de DVDP.
V) Le contenu des enseignements
L'analyse à chaud des DVDP réalisées, ainsi que la synthèse des idées qui suit, a permis d'aborder plusieurs aspects utiles à l'animation de tels dispositifs d'EMC.
Il arrive que des étudiants se disent surpris de ne pas avoir changé d'avis, d'être restés sur les mêmes opinions qu'en début de discussion. Cette phase de synthèse est alors l'occasion de préciser l'intention première des DVDP : travailler l'émergence de pensées réflexives (ou d'excellence) et non de convaincre d'un modèle précis de pensée. Il s'agit de s'approprier progressivement des habiletés de pensée pour être en mesure de concevoir le monde plus en profondeur, afin notamment de ne plus être systématiquement d'accord avec le dernier qui a parlé. C'est effectivement une proposition ambitieuse (et parfois difficile) que d'accepter de ne pas en rester sur les lieux-communs ou des idées préfabriquées. Le travail induit par les DVDP est un processus d'approfondissement de la pensée et une recherche du fondement des propos. "L'enfant est un feu à allumer, pas un vase à remplir" (F. Rabelais).
Cette intention fondamentale se manifeste par l'intermédiaire des concepts de marcottage et de rhizome, qui symbolisent le cheminement réflexif, et l'élaboration d'une pensée personnelle ni linéaire ni méthodologique. Ce qui s'entend lors des DVDP n'est pas une représentation fidèle de ce qui se produit au niveau intellectuel chez les participants. D'après les travaux de Nicolas Go, reprenant ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1995), ce cheminement et cette élaboration de la pensée correspondent à du vagabondage et du tâtonnement expérimental. En effet, "il y a un développement souterrain de l'idée (en rhizome) qui à la fois fait des bourgeons pour les tiges extérieures (les idées qui s'expriment) et des racines qui se développent hors de la vue pour féconder de nouvelles idées (les phénomènes inconscients ou de type intuitif de maturation à propos de ce qui se dit en commun, et qui ne se manifestent qu'en différé, voire à contretemps)" (Go, in Usclat, 2008, p. 60). Dans le même temps, N. Go, toujours dans ce texte, explique que les idées exprimées ne restent pas toutes en suspens, certaines s'enterrent, prennent racine pour éventuellement devenir autonomes (elles se marcottent, pour provoquer de nouvelles réflexions souterraines), pendant que d'autres fleurissent à l'extérieur (les concepts, distinctions, hypothèses clairement identifiés).
Ces analyses sont également l'occasion d'aborder la question du langage oral. Il est en effet complexe de parvenir à trouver les mots et les phrases qui correspondent à ce que l'on souhaite dire et que l'on semble penser. Y parvenir (ou tenter d'y parvenir) représente une activité intellectuelle à haute intensité. C'est pour cela que parler contribue à l'amélioration du penser par soi-même et que penser rend authentiques les situations de communication. Comme l'explique M. Tozzi, avec les DVDP, le but n'est pas seulement de dire ce que l'on pense mais de penser ce que l'on dit.
Cet argument en amène un suivant. Du fait qu'il est difficile de trouver les mots qui correspondent à sa pensée, ce que dit la personne n'est pas la personne. Ce n'est qu'une image imparfaite de ce qu'il essaie d'exprimer. Ainsi, dans une optique d'éducation à la citoyenneté, une précaution démocratique serait de préférer à "Je ne suis pas d'accord avec toi" une autre formulation du type "Je ne suis pas d'accord avec cette idée". Cela invite le locuteur à reprendre son propos sans pour autant se sentir nié dans son identité. Se retrouvent ici les travaux d'E. Goffman sur les places et les faces et ceux de P. Watzlawick sur la représentation de la réalité (repris par Magritte dans "Ceci n'est pas une pipe"). Il y aurait donc éducation à l'EMC en formant les élèves à distinguer les paroles des personnes qui les émettent et à se centrer plus sur les idées que sur leurs auteurs. Cela facilite des échanges approfondis, mais dénués d'une bonne part des enjeux identitaires. Il devient possible de ne pas être d'accord sans pour autant être en conflit interpersonnel.
Le lien entre DVDP et EMC est alors tout trouvé. Grâce à une pratique régulière, les élèves peuvent apprendre le respect des idées différentes des leurs (la tolérance) ainsi que la richesse de leur diversité (le pluralisme). L'allégorie de la Caverne constitue un déclencheur pertinent, dans le sens où elle invite à distinguer la notion de vérité correspondant aux raisons que chacun se donne pour expliquer le monde, et celle de réalité, transcendante à l'existence mais non accessible car filtrée par les sens. L'adage de Platon dans le Ménon "Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien", prend alors tout son sens, pour une éducation à l'altérité.
VI) La participation des étudiants aux DVDP
A la suite des entretiens de groupes réalisés avec les étudiants, diverses idées ont été émises au sujet de leur participation à ce type de discussions.
Pour certains, la participation personnelle a été moyenne ou pauvre, irrégulière selon le thème des débats. Cela semble plus ou moins facile de participer, en particulier lors de la première DVDP. "C'est difficile parfois parce que certains avis sont très tranchés. Cela donne l'impression qu'ils ne cherchent qu'à convaincre les autres". Ce serait la présence du cadre (règles, fonctions, régularité, animateur) qui faciliterait l'inclusion progressive au projet. Le cadre est reconnu comme permettant d'émettre toute forme d'idées.
Il apparaît que cette activité induirait un traitement de sujets inhabituels ou "pour lesquels on ne va pas aussi loin". "On peut aborder des sujets sensibles". Le protocole forcerait à argumenter. Il permettrait ainsi d'enrichir les pensées réflexives.
Le fait d'échanger des idées et de les confronter à celles d'autres génèrerait de la remise en question et de l'écoute. "On écoute les autres, leurs idées, ce qui permet de les comprendre pour enrichir notre propre pensée. On apprend à écouter les autres". "On peut s'exprimer et s'exercer à faire comprendre aux autres nos pensées, par des arguments et des exemples". "Ça permet de nous ouvrir l'esprit sur les façons de penser. Ça pousse à chercher au fond de nous-mêmes des raisonnements utiles et efficaces".
Plusieurs étudiants expliquent avoir rencontré des difficultés pour exprimer leurs idées. "C'est parfois dur de suivre le flot des idées, de se concentrer longtemps selon les sujets. C'est parfois difficile de comprendre les arguments des autres. Le fait d'être nombreux a parfois conduit à de l'éparpillement (beaucoup trop de choses dites)". Souvent, les petits parleurs ne parviennent pas à obtenir la parole avant que leur idée soit énoncée par d'autres. Quoi qu'il en soit, ces discussions sont perçues comme un bon entraînement pour plus tard, en raison de l'expérience qu'elle permet d'acquérir. "On voit concrètement comment ça peut se mettre en place, à partir de quels supports, comment mettre le cadre dans une classe".
L'expérience est également reconnue comme ferment de tolérance. "Ça aide à comprendre les expériences et pensées des autres, ce qui lutte contre les préjugés et permet d'accepter d'autres idées". "Ça devrait être obligatoire dans toutes les classes parce que cela favorise les interactions et la tolérance". "Les enseignants devraient être formés à l'organisation de ces discussions".
Elle semble aussi favoriser l'apprentissage d'une pensée réflexive. Beaucoup soulignent l'évolution positive de leurs systèmes d'idées. "Ça permet de ne pas rester sur notre position de départ. On arrive à faire évoluer sa pensée sans forcément penser comme les autres". "On fait évoluer notre pensée personnelle".
Du fait que la plupart se destine aux métiers de l'enseignement, des avis concernent également leur formation professionnelle et les difficultés envisagées. "C'est difficile à préparer parce que l'on doit tout anticiper. Ce sont les formations qui permettent d'y arriver". "C'est difficile de ne pas influencer les élèves". "Des conflits avec certains parents peuvent apparaître".
VII) Le lien entre DVDP et EMC
Les étudiants reconnaissent l'intérêt d'avoir un temps pour débattre, d'avoir un espace de parole. Ils rappellent l'importance du cadre. "Le cadre est primordial en début de séance. Ce sont des bases pour ne pas se moquer, ne pas se couper la parole...". "Même si on n'était pas d'accord avec les autres, on ne se moquait pas de leurs avis". Le 1er tour de parole permettrait de situer une "majorité" de pensée.
Cette sécurité apparaît comme essentielle pour la tolérance, entendue comme l'acceptation de comprendre des opinions différentes. "On a le droit de ne pas être d'accord avec celui qui a parlé juste avant". "Discuter avec les autres permet de nuancer certaines de nos idées extrêmes". "Comprendre les autres nous aide à comprendre pourquoi ils pensent autrement". "On peut écouter les autres, accepter leurs opinions sans avoir à les contredire". Le dispositif de DVDP permettrait d'éduquer au respect et à la tolérance. Les points de vue divergents seraient entendus sans générer des conflits. Il est mentionné à plusieurs reprises l'ouverture d'esprit induite.
"Les principes démocratiques peuvent être mis en place, ce qui permet de l'expliquer aux enfants". C'est la démarche d'isomorphisme qui est ici convoquée : enseigner à travers les formes d'enseignement. "Le vivre permet de s'ouvrir l'esprit sur l'enseignement". "Ça a appris à s'approprier un dispositif précis, parce qu'on l'a vécu". "Cela permet d'oser aborder des thèmes sensibles avec des élèves".
Le brassage des idées est vécu positivement. "Quand plusieurs personnes pensent différemment que nous, cela alimente les pensées individuelles". "Cela fait approfondir ses propres idées et travailler nos convictions". "Le fait d'être en confrontation avec les autres déstabilise et conduit à se retenir".
L'apprentissage de règles de civilités se ferait aussi à travers la qualité de l'écoute : "On apprend à écouter l'autre, à comprendre et respecter ce qu'il dit". Un des éléments reconnu comme facilitateur serait la règle "On a le droit de se taire" : "On a la liberté de s'exprimer ou pas". "On a le droit ou pas de donner son opinion".
Les étudiants reconnaissent ensuite la force de la distanciation dans l'apprentissage de la citoyenneté : "On aborde des thèmes importants, de la vie de tous les jours. On apprend à prendre du recul par rapport aux événements. On met un peu de côté les émotions". "On réfléchit ensemble et on ne se contente pas de donner son point de vue les uns après les autres. Il y a des interactions et des débats sur le mode de la raison".
Enfin, certains reconnaissent le pouvoir de l'accès à la parole, nécessaire à l'engagement citoyen : "Ça permet d'apprendre à prendre la parole, à faire s'engager à l'oral les élèves".
Au-delà de ces deux catégories, l'analyse des entretiens met en évidence d'autres idées. Plusieurs d'entre elles concernent les projections pédagogiques avec des élèves : "Tout sujet peut être abordé à tout âge avec différents supports et différentes approches". "Ça permet aux enfants d'apprendre à régler leurs problèmes sans violence". "Pour les mises en place, il est toujours nécessaire de s'adapter aux contraintes du lieu, des personnes. C'est la structure qui change, pas les visées".
D'autres concernent des évolutions possibles du dispositif à l'université : "On aurait pu varier les supports : mythe, affiche, film...". "Un retour sur les thèmes aurait pu être intéressant. Pour la plupart, on repart avec des questions, on y repense. Quel chemin a été fait ?". "Ça ne permet pas forcément de continuer à se poser des questions quelques jours plus tard. On a tendance à oublier ce qui s'est passé. Un autre débat sur un même thème pourrait permettre de poursuivre la pensée".
VIII) Les mises en pratiques
L'analyse des projets personnels de DVDP a permis de mettre en exergue une série d'éléments constitutifs de la représentation globale des étudiants pour cette activité. Nous avons pu exploiter 74 dossiers.
Concernant les lieux d'exercice des DVDP, l'essentiel des étudiants a pratiqué en contexte scolaire (74%) : 4 % en maternelle, 27% en CP-CE, 31% en CM, 12% en collège et lycée. Quelques étudiants ont pratiqué la DVDP dans d'autres contextes : des centres aérés, des bibliothèques-médiathèques, des foyers d'adolescents, des équipes de professionnels.
Cette analyse de contenu permet également de repérer les intentions éducatives poursuivies par les étudiants. Quatre grandes catégories ont pu être isolées. La principale regroupe le développement de la pensée réflexive (50,1 % des occurrences) : pensée réflexive, penser par soi-même, pensée en réseau rhizomatique, ouverture d'esprit, esprit critique. La deuxième catégorie la plus citée est celle de l'oral dialogique (22,4 %) : écoute, dialogue, échanges libres, prise de parole en groupe, maîtrise de la langue orale. La troisième grande intention éducative poursuivie correspond à l'engagement démocratique (18,6 %) : citoyenneté, participation démocratique, respect des règles de la discussion, respect de la différence, tolérance, pluralisme. D'autres objectifs sont enfin cités, de manière plus rare : découverte de la philosophie, approfondissement de notions spécifiques (le harcèlement par exemple), la construction identitaire du sujet, la coopération entre élèves.
Les dossiers des étudiants expliquent quels sont les supports qui ont été utilisés pour amorcer les discussions. Notons pour commencer que 92,4 % des étudiants se réfèrent à un document pour lancer les réflexions, puis les échanges. Rares sont ceux qui débutent par seulement une question. La plupart du temps, c'est un album de littérature jeunesse qui est convoqué (39,4%). Viennent ensuite en fréquence des poésies ou des fables (13,6%) ainsi que des ouvrages de philosophie pour enfants, type Goûter Philo ou Philofables (13,6%). Les BD sont utilisées dans 6% des cas. De même pour les contes populaires. Il est aussi fait mention, de manière plus confidentielle de supports autres : des revues, études de cas ou images.
Enfin, l'analyse des dossiers met en avant les thèmes qui servent aux discussions. Si nous reprenons la matrice sémantique proposée par Neil Turnbull, cinq grandes familles de thèmes sont abordées :
- Les questions métaphysiques (ce que sont et ce qui fait les choses) : les filles et les garçons, le bonheur, l'amour, l'amitié, le courage, la mort, la liberté, les différences entre les personnes, le handicap, grandir, les religions.
- Les questions épistémologiques (comment on connaît ce qui existe) : la vérité, la philosophie.
- Les questions éthiques (sur la façon dont on conduit notre propre vie) : le bien et le mal, les bêtises, la jalousie, le racisme, le harcèlement, le mensonge, les valeurs, la générosité, les insultes.
- Les questions politiques (les façons dont une société humaine devrait être organisée) : le travail, le pouvoir, les interdictions, la solitude.
- Les questions esthétiques (ce qui est relatif à l'art).
De manière quantitative, alors que les questions esthétiques ne semblent jamais avoir été traitées, celles qui l'ont été le plus fréquemment sont autour de la métaphysique (46%). Viennent ensuite les questions éthiques (38%), puis les questions politiques (10%) et enfin les questions épistémologiques (3%).
Conclusion
Au terme de cette première année d'existence du dispositif, la satisfaction des étudiants semble réelle, les réalisations sont importantes sur les terrains éducatifs et le sens du projet des DVDP apparaît maîtrisé. Le lien entre DVDP et EMC s'établit par les effets induits : l'analyse des données met en avant que les participants développent des habiletés sur le respect des différences et la tolérance à l'altérité. La rencontre démocratique devient vectrice d'ouvertures pluralistes en facilitant des échanges non-violents et une écoute de qualité.
Toutefois, nous avons été surpris d'autant de découvertes chez des jeunes d'une vingtaine d'années, sur des sujets certes sensibles mais pourtant communs : l'amour, le pouvoir, la mort... Par exemple, lorsqu'il a été question de politique, les étudiants, bien qu'ayant traversé tous les étages du système éducatif français, ont reconnu leur ignorance dans ce domaine. Certes, la philosophie en France est formellement enseignée en classe Terminale, mais cela semble trop tard pour que notre jeunesse en profite pour se former en tant que citoyen. L'introduction des pratiques de DVDP dès les classes maternelles et tout au long de la scolarité a des enjeux qui concernent le travail sur la pensée, mais surtout la préparation à l'engagement démocratique. Rien ne sert de se plaindre du désinvestissement des jeunes pour les causes sociétales si l'on ne se donne pas les moyens de leur faire prendre conscience qu'ils peuvent devenir des acteurs majeurs du progrès.
(1) http://cache.media.eduscol.education.fr/file/EMC/01/7/ress_emc_discussion_DVP_464017.pdf
(2) Une personne reçoit la parole, la prend pour s'exprimer ou choisit de passer. Il la renvoie ensuite à une autre personne de son choix, n'ayant pas encore parlé et n'étant ni son voisin ni sa voisine. L'échange se termine lorsque chacun a pu donner son avis.