Revue

Séance d'éducation morale et civique (EMC) : une Discussion à Visée Philosophique (DVP) sur le fanatisme

Retrouver les élèves de sa classe après un événement terroriste dans l'actualité n'est jamais chose aisée. Voici pour aider à le faire quelques éléments qui s'appuient sur les quatre cultures de l'Enseignement Moral et Civique.

A- Inviter les élèves à exprimer leur ressenti (Culture de la sensibilité)

Les élèves ont pu avoir accès dans les media à de nombreuses informations, images, video... Il est important de passer un premier moment à l'expression libre, sans jugement immédiat, de ce que les élèves ressentent, avec leur stupeur légitime, leur émotion bien compréhensible face au drame et à ses représentations (informations, images, vidéos)... Le but sera ici de leur permettre dans un premier temps de ne pas en rester à l'émotionnel, mais de mettre des mots sur le ressenti, et de constituer l'émotion indistincte en représentation personnelle. On peut demander à chaque élève dans les petites classes de faire un dessin, puis de le commenter en l'expliquant au reste de la classe.

A partir du cycle 2, on peut commencer en demandant aux élèves d'écrire ce qu'ils ressentent puis de le lire au reste de la classe ensuite. Voire d'engager directement un débat si l'on perçoit la volonté immédiate des élèves d'en parler. L'important reste de s'adapter au niveau de questionnement des élèves, sans les engager dans un niveau de compréhension qui ne serait pas le leur.

B- Rappeler quelques repères juridiques (Culture du Droit et de la règle)

La discussion qui va se tenir va sans doute être l'occasion d'évoquer certaines règles du Droit à connaître :

  • La liberté de pensée et d'expression :
    Cf l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,1789 ("Article 10 - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi").
    Cf l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme : ("Article 19 - Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit").
  • La liberté de conscience, la possibilité de choisir sa croyance, quelle qu'elle soit, ou l'incroyance. Cette liberté est assurée par le régime de laïcité depuis la loi du 9 décembre 1905. ( "Article 1er - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public").
  • Le monopole de la violence légitime de l'État. En démocratie, seul l'État, qui représente la force publique, a le monopole de l'usage de la force pour intervenir dans le sens de l'intérêt général. Utiliser sa force pour exercer une violence au nom de ses préférences individuelles relève d'un autre principe que celui de la démocratie républicaine : la tyrannie.

C- Animer une discussion à visée philosophique sur le thème du fanatisme (Culture du Jugement)

La discussion qui suit la verbalisation du ressenti va permettre aux représentations individuelles qui se sont constituées de se remettre en question en se confrontant à celles des autres, et de trouver quelques repères au cours d'un débat réglé. La discussion à visée philosophique permet ainsi à chacun d'amener les représentations individuelles à se confronter, afin d'éveiller, au travers des échanges avec les autres, un jugement critique sur ses propres représentations. Le rôle de l'enseignant-e reste bien sûr fondamental pour mener ces échanges. Construire sa pensée, c'est mettre à distance ses propres représentations spontanées, en s'appuyant sur une réflexion partagée.

1- Un débat doit nécessairement se soutenir de connaissances solides pour ne pas tourner au débat d'opinion et écarter les questions de fait.

Une émission d'Abdennour Bidar sur "Quelle réaction de la France, avec ses musulmans, face à Daesh ?" :

http://www.franceculture.fr/emission-cultures-d-islam-quelle-reaction-de-la-france-avec-ses-musulmans-face-a-daesh-2015-11-15

Quelques informations sommaires pour mieux connaître Daech, organisation sectaire terroriste (et non pas État constitué ) :

"L'immense coût humain de ce conflit est mal connu, alors que les exécutions d'Occidentaux ont été très médiatisées. Nous insistons sur le fait que plus de 80 % des victimes du djihadisme sont des musulmans. Cela constitue une faiblesse potentielle pour ces mouvements qui prétendent combattre au nom de l'islam.[.. .]

En quoi le phénomène est-il nouveau ?
Non seulement par l'intensité de la violence, mais aussi par le fait que, pour la première fois, l'Etat islamique (EI) propose un projet qui paraît tellement enthousiasmant que 16 000 jeunes, venus du monde entier, dont plusieurs milliers d'Europe, se sont déplacés pour y participer[...]
Pourquoi la Syrie attire-t-elle de façon spécifique ?
Le conflit syrien donne une nouvelle vie au mouvement djihadiste, car la Syrie est au centre du monde musulman, non loin de Jérusalem. [...]. Des prophéties du Coran désignent Damas comme lieu d'un retour du Prophète. [...]
Comment des jeunes Européens deviennent-ils des djihadistes ?
[...] des enfants d'immigrés en quête identitaire qui nourrissent des griefs à l'égard des sociétés occidentales où, souvent rejetés, ils ne se sentent pas à l'aise. La rencontre avec des militants salafistes dont les réponses tranchées résolvent le dilemme identitaire, désignent des ennemis et confèrent une impression de supériorité. Chaque geste de la vie est codifié. On leur garantit le paradis s'ils suivent ces règles. C'est attirant pour certains jeunes.
Quel rôle jouent les réseaux sociaux ?
On dit souvent que l'EI dispose d'une stratégie sophistiquée de recrutement via les réseaux sociaux. C'est vrai, mais l'idée qu'en regardant des vidéos on décide soudain de partir pour la Syrie ne correspond pas à la réalité. C'est un processus de sociabilisation par les pairs : des groupes de jeunes se rencontrent dans une mosquée ou dans un kebab et se radicalisent ensemble. Quand l'un d'eux part, la pression amicale du groupe opère, et d'autres le suivent. Cela explique que certaines petites villes européennes produisent un groupe important de djihadistes. Si Internet suffisait, le processus serait plus diffus. [...] Aucun "modèle" d'intégration ne protège contre l'engagement djihadiste. Paradoxalement, les pays réputés les plus tolérants - Danemark, Norvège, Suède, Pays-Bas - sont ceux qui produisent le plus de combattants islamistes proportionnellement à leur population. [...]"

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/12/11/plus-de-80-des-victimes-du-djihadisme-sont-des-musulmans_4538880_3218.html#USdsWhGiAayoMYIY.99

Et aussi : des animations de quelques minutes sur Daech :

Il est nécessaire de corriger quelques préjugés en tenant compte de ceci  : il existe des terroristes occidentaux qui se sont engagés pour Daech ; plus de 80% des victimes de Daech sont des musulmans ; de nombreux attentats terroristes ont visé des musulmans (Maroc, Tunisie, Egypte, Yémen, Beyrout...) ; les attentats ont été immédiatement et fermement condamnés par le Conseil français du culte musulman et par le porte-parole des imams de France ; la police réussit à empêcher la plus grande partie des tentatives d'attentats ; l'extrémisme musulman veut d'abord imposer sa vision de l'islam aux autres musulmans...

2- Discussion à visée philosophique sur le fanatisme :

a - Préparation du débat sur le fanatisme (voir textes joints).

b - Le concept de fanatisme

Étymologie qui vient de fanum (latin) : le temple. Le fanaticus est le "serviteur du temple".

Adhésion sans doute ni recul critique à une interprétation radicale de la société qui veut s'imposer de force à tous ceux qui n'y adhèrent pas. Conviction aveugle et agressive qui refuse toute liberté de pensée et de conscience, pour soi comme pour les autres. Le fanatisme est l'ennemi du doute, du pluralisme et de la démocratie. Des informations peuvent être trouvées ici :

http://agora.qc.ca/Dossiers/fanatisme

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fanatisme

c - Enjeux importants de la discussion philosophique sur le fanatisme

Le fanatisme est un rapport vicié à la vérité comme à la croyance : là où le croyant accepte de ne faire que croire et de n'avoir qu'une certitude subjective, le fanatique prétend savoir absolument, et veut imposer sa certitude subjective à tout le monde. Puisqu'il refuse toute remise en cause de lui-même, il confond donc son opinion et sa croyance avec la vérité universellement valable. Or la vérité ne se détient pas, elle se découvre en chacun de nous, en faisant appel à la raison commune.

Il existe un fanatisme religieux dans toutes les religions, et pas seulement l'islam.

La croyance religieuse n'est pas par elle-même fanatique : c'est quand elle veut s'imposer de force à tout le monde qu'elle le devient. L'islam comme religion doit être distinguée de l'islamisme, extrémisme politique sectaire.

Le fanatisme peut être politique (nazisme, soviétisme...).

D- A quoi s'engager alors ? (Culture de l'engagement)

Que des lieux symboliques de la liberté d'expression, des lieux de commensalité ou de culture aient été frappés peut nous donner une indication assez précise de la réponse à apporter et des valeurs à défendre : ce sont l'attachement à la liberté de pensée, la convivialité et la culture qui sont dangereuses pour les fanatiques. S'engager pour défendre ces trois axes et les faire vivre dans tous nos actes est donc un engagement prioritaire : le terrorisme n'agit pas au hasard, il vise le commun.

Là où le fanatisme violent veut imposer à tou-te-s une croyance dogmatique, la liberté de pensée et de conscience permet à chacun de faire ses propres choix ; là où l'esprit sectaire renferme l'esprit sur lui-même par l'exclusion "religieuse" des autres groupes sociaux, la culture ouvre l'esprit à toutes les dimensions de la communauté humaine qui développent et rehaussent son humanité ; là où les actes de terreur voudraient semer une terreur qui divise et incite à la stigmatisation, la convivialité repose sur les valeurs communes qui la font vivre, en solidarité avec ceux qui fuient le fanatisme partout dans le monde.

Liberté de pensée et de conscience, égalité dans l'accès à une culture humaniste, et fraternité conviviale.

Tout est dit.

Annexe 1 - Voltaire: article tiré du Dictionnaire philosophique , 1764

Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu. Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n'était encore qu'enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l'assassine; voilà du parfait : et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz. Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris, qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde : mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne pas penser comme eux ; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que, n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu'ils pourraient écouter la raison.
Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car dés que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple d'Aod qui assassine le roi Églon ; de Judith qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag ; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l'Antiquité, sont abominables dans le temps présent : ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu'ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de Saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux : leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient : il faut du sang. Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes. Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait. Il n'y a eu qu'une seule religion dans le monde qui n'ait pas été souillée par le fanatisme, c'est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l'effet de la philosophie est de rendre l'âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c'est à la folie des hommes qu'il faut s'en prendre.

Analyses en ligne de l'article de Voltaire :

Annexe 2 - Alain: Propos sur des philosophes (1961) par. 37:

"[...]Il y a des crimes de système, et qui ressemblent plus à des crimes volontaires. On a vu des fanatiques en tous les temps, et sans doute honorables à leurs propres yeux. Ces crimes sont la suite d'une idée, religion, justice, liberté. Il y a un fond d'estime, et même quelquefois une secrète admiration, pour des hommes qui mettent au jeu leur propre vie, et sans espérer aucun avantage ; car nous ne sommes point fiers de faire si peu et de risquer si peu pour ce que nous croyons juste ou vrai. Certes je découvre ici des vertus rares, qui veulent respect, et une partie au moins, de la volonté. Mais c'est à la pensée qu'il faut regarder. Cette pensée raidie, qui se limite, qui ne voit qu'un côté, qui ne comprend point la pensée des autres, ce n'est point la pensée ; c'est une sorte de lieu commun qui revient toujours le même ; lieu commun qui a du vrai, quelquefois même qui est vrai, mais qui n'est pas tout le vrai. Il y a quelque chose de mécanique dans une pensée fanatique, car elle revient toujours par les mêmes chemins. Elle ne cherche plus, elle n'invente plus. Le dogmatisme est comme un délire récitant. Il y manque cette pointe de diamant, le doute, qui creuse toujours. Ces pensées fanatiques gouvernent admirablement les peurs et les désirs, mais elles ne se gouvernent pas elles-mêmes. Elles ne cherchent pas ces vues de plusieurs points, ces perspectives sur l'adversaire, enfin cette libre réflexion qui ouvre les chemins de persuader, et qui détourne en même temps de forcer. Bref il y a un emportement de pensée, et une passion de penser qui ressemble aux autres passions. Ces beaux crimes sont donc mécaniques encore et involontaires. Socrate a vu loin".

Analyse du texte d'Alain :

Alain: définition du préjugé ( Définitions, dans Les Arts et les Dieux, Pléiade, p. 1081)

Préjugé. Ce qui est jugé d'avance, c'est-à-dire avant qu'on se soit instruit. Le préjugé fait qu'on s'instruit mal. Le préjugé peut venir des passions ; la haine aime à préjuger mal ; il peut venir de l'orgueil, qui conseille de ne point changer d'avis ; ou bien de la coutume qui ramène toujours aux anciennes formules ; ou bien de la paresse, qui n'aime point chercher ni examiner. Mais le principal appui du préjugé est l'idée juste d'après laquelle il n'est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d'où l'on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manoeuvre contre l'esprit. Le préjugé ainsi appuyé sur de nobles passions, c'est le fanatisme.

Analyse du texte d'Alain sur le Préjugé :

Alain: L'âme du fanatisme

15 juillet 1922, § 43,Vigiles de l'esprit, 1942

La pitié est du corps, non de l'esprit. Au niveau de la fureur aveugle et de la crainte. Ces tumultes se contrarient assez bien pour que la paix soit ; les crimes et les supplices sont des accidents. Mais l'esprit est redoutable. Un homme qui pense est aussitôt législateur, juge et prêtre ; et tous les hommes pensent. Cette difficile mission, dès qu'ils la reconnaissent, les rend inquiets et bientôt convulsionnaires. L'éloquence qui ne peut réussir est le mal de tous. Quand l'homme forme une pensée, je m'enfuis ; cette fureur contre lui-même sera sans égards pour moi. La musique accorde et adoucit ; mais quoi de plus irritable aussi qu'un musicien ? Or l'éloquence est toujours un essai de musique. Jean-Christophe enfant reçoit des coups ; s'il faisait des objections et non des fausses notes, que serait-ce ? Heureusement les pensées de l'enfance sont toutes des pensées d'objets, et sans réflexion encore.
L'esprit n'a point de pitié, et n'en peut avoir c'est le respect qui l'en détourne. Ce législateur cherche le législateur, et l'a bientôt reconnu. Le moindre signe de pensée en l'autre donne une grande espérance, et aussitôt une grande déception. Alliés ou ennemis. Le latin et le grec ont fait comme une trêve de Dieu ces temps-ci ; et il est clair que chacun y mettait du sien, car l'homme est un dieu pour l'homme ; mais chacun sent bien aussi que cet accord délicieux ne peut durer ; les dieux sont jaloux. L'amour pardonne beaucoup ; le respect ne pardonne point. Celui qui pense, je n'ai pas le droit de le laisser à ses pensées ; il n'a point le droit de me laisser à mes pensées. C'est mépriser. Respect est guerre. Songez à ceci que c'est presque une injure de ne point s'irriter contre le contradicteur ; ce serait une sorte de pitié insupportable, car ce n'est qu'aux fous qu'on donne pitié. Ce n'est point parce que l'autre a tort que je m'irrite, c'est parce qu'il a raison. Comment puis-je sortir de là ? Je lui dois respect comme à moi-même, mais il faut pourtant que je choisisse. Scandale ; deux dieux qui ne s'accordent point en un. Ici est l'âme du fanatisme ; et le fanatisme n'est ni petit, ni vil ni inhumain ; il va à une violence généreuse, et paye de soi ; les guerres le font bien voir.
Il n'y a de guerres que de religion ; il n'y a de pensées que de religion ; tout homme pense catholiquement, ce qui veut dire universellement ; et persécute s'il ne peut convertir. À quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable ; mais la culture est rare. Et la dangereuse expérience de ces siècles-ci est d'interroger tout homme comme un oracle, remettant à chacun la décision papale. Toutes ces majestés sont maintenant hérissées ; les dieux sont en guerre ; il pleut du sang. Ces maux descendent du ciel. Délier l'homme de sa propre pensée ce n'est pas facile ; il ne veut point être délié ; il jure qu'il ne sera pas délié. La moindre pensée enferme un serment admirable de fidélité à soi. Je ne vois presque que des gens qui mourront pour leur pensée, dès qu'on le leur demandera. S'ils sont ainsi, il ne faut point s'étonner qu'ils tuent aussi pour leur pensée ; les deux ne font qu'un. Rançon de noblesse. Ce n'est pas peu déjà si l'on comprend que la tolérance est chose difficile ; car c'est comprendre l'autre en ses différences, et vaincre l'opposition ; oeuvre de force, et non pas de faiblesse. Sans doute faut-il parvenir à former toutes les opinions possibles selon la vérité ; à quoi les Humanités nous aident ; car tout ce qui est humain veut respect ; mais la beauté ne demande pas respect, car elle ravit tout. Ainsi l'Iliade fait la paix par la poésie guerrière tout autant que la complainte ésopique. Et la difficulté d'instruire vient de ce qu'il faut de la grandeur d'abord, et je dis même du sublime, au penseur le plus humble. Nul homme n'est humble.

Taslima Nasren ou la force de la plume (interview réalisée le 8 mars 2003 par Raphaele Magoni)

http://www.amnesty.be/archives-2708/archives/arch_violences-contre-les-femmes/droits-des-femmes/Temoignages/article/taslima-nasreen-ou-la-force-de-la

L'écrivaine bangladeshi Taslima Nasreen a dénoncé à travers ses écrits l'oppression des femmes par les intégristes musulmans dans son pays. Accusée de blasphème contre l'Islam, elle est menacée de mort par une fatwa et a trouvé refuge en Suède.

C'est aujourd'hui la journée internationale de la femme : dans quelle mesure pensez-vous que cette journée contribue à améliorer le sort des femmes à travers le monde ?
Je ne pense pas que cette journée soit vraiment utile, car la plupart des femmes ignorent totalement ce que signifie le 8 mars. Les femmes pauvres ou analphabètes, c'est-à-dire 80% des femmes qui vivent en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient, ne savent rien de cette journée. Aujourd'hui, des femmes seront victimes de trafics, ou bien maltraitées ou même tuées, comme elles le sont tous les jours, et cette journée ne signifiera rien pour elles. Dans les pays occidentaux, les féministes vont manifester, mais la plupart des femmes dans le monde n'en auront pas conscience. Pourtant, je crois qu'il est important de faire quelque chose au moins pendant une journée. Même si c'est malheureux de penser que sur les 365 jours que compte une année, un seul est réservé aux femmes et 364 aux hommes...
Pouvez-vous nous décrire la vie des femmes au Bangladesh ?
Elles n'ont aucun droit élémentaire, elles ne vivent pas comme des êtres humains. Les parents ne veulent pas de filles car elles représentent un fardeau, surtout pour les familles pauvres : lors du mariage, il faut beaucoup d'argent pour la dot. La plupart des gens vivent dans des villages, ce sont des paysans qui n'ont pas besoin de filles, mais de fils qui les aident aux champs. Dans les villes, les parents instruits envoient parfois leurs filles à l'école et même à l'université, mais seulement pour préparer un mariage arrangé. L'éducation n'est pas donnée dans l'intérêt des filles, pour qu'elles soient indépendantes ou qu'elles puissent trouver du travail, mais parce que les hommes veulent épouser des femmes instruites. Alors on envoie les filles à l'école, et peu après leur mariage, elles doivent arrêter leurs études ou quitter leur emploi pour suivre leur mari et s'occuper de leur famille. C'est leur devoir.
Y a-t-il des crimes d'honneur au Bangladesh ?
Non, il n'y a pas de crimes d'honneur, mais le viol est très répandu. Quand une femme est violée, toute sa famille est humiliée. Lorsque deux familles sont ennemies, il arrive que les hommes de l'une violent les femmes de l'autre pour la déshonorer. Les violeurs ne sont presque jamais inculpés ou condamnés. Le taux de suicide chez les femmes violées est très élevé : elles ne sont pas tuées par des proches, mais se suicident pour racheter l'honneur de leur famille. Il y a une autre pratique courante au Bangladesh, celle des attaques à l'acide. Un amoureux éconduit, par exemple, peut jeter de l'acide au visage de la femme qui l'a repoussé. Les fatwas sont également très fréquentes : les intégristes prononcent des fatwas contre les femmes qui ne suivent pas les préceptes de l'Islam, et ils les lapident ; ça arrive souvent.
Que peuvent faire les femmes lorsque, comme au Bangladesh, elles se trouvent confrontées à l'intégrisme ? La résistance, à votre image, peut-elle être une solution à leurs problèmes ?
Le Bangladesh n'est pas officiellement un pays fondamentaliste. C'est une démocratie : les intégristes ne sont pas au pouvoir, ils ne sont pas majoritaires, mais ce sont des alliés du gouvernement. D'autres pays musulmans ont des régimes intégristes, et dans ces pays la prise de conscience des femmes est capitale. Même si la plupart des femmes sont analphabètes et ne peuvent pas lire ce que j'écris, celles qui sont instruites, elles, le peuvent. Si elles prennent conscience de leur aliénation, elles transmettront ce message aux femmes pauvres et analphabètes et le mouvement se renforcera. Je pense que la résistance est essentielle. On ne peut pas lutter contre les intégristes en les lapidant comme ils nous lapident. Il faut donc avant tout changer les lois, parce que les lois elles-mêmes nuisent aux femmes ; ce sont des lois religieuses qui donnent leur pouvoir aux intégristes. S'il y avait égalité des hommes et des femmes devant la loi, on pourrait punir les intégristes lorsqu'ils commettent des crimes contre les femmes. Mais aujourd'hui les choses sont compliquées car le droit de la famille est fondé sur la religion, et comme la religion officielle est l'Islam, les intégristes prônent l'application de ce qui est écrit dans le Coran. Le gouvernement ne prend aucune mesure contre eux car cela reviendrait à s'attaquer à l'Islam. Si au lieu d'un droit islamique, on avait un droit séculier avec séparation entre Etat et religion, il serait plus facile de mettre ces criminels en prison et d'établir en pratique l'égalité entre hommes et femmes.
Selon vous, comment les individus ou les gouvernements des pays occidentaux peuvent-ils aider les femmes confrontées au fanatisme religieux ?
Je ne pense pas que l'on puisse vraiment aider ces femmes de l'extérieur, le changement doit venir de leur propre prise de conscience et un mouvement doit se développer à l'intérieur même du pays. Tout ce que l'on peut faire, c'est écrire ou informer les gens de ce qui se passe. Les gouvernements peuvent agir à travers les dons : le Bangladesh est pauvre et reçoit beaucoup de dons des pays occidentaux ; il y a aussi beaucoup d'ONG étrangères qui travaillent là-bas. En faisant pression sur le gouvernement, ils peuvent contribuer à améliorer la condition des femmes.
Vous avez renoncé à beaucoup de choses pour dénoncer l'oppression des femmes au Bangladesh. Jusqu'où êtes-vous prête à aller ?
Je ne voulais pas quitter mon pays, on m'a forcée à partir, on m'a jetée dehors. J'aimerais y vivre mais ça m'est interdit. Cela fait neuf ans que je ne peux plus y habiter. J'ai payé cher pour mes idées, pour avoir dit que les femmes ont droit à l'égalité et à la justice et qu'elles n'auront ni l'une ni l'autre tant que l'Etat ne sera pas séculier et que le droit sera un droit religieux. Je suis écrivain, alors j'écris, même en exil. J'ai écrit vingt-quatre livres et j'en écrirai d'autres. Mes ouvrages sont publiés au Bangladesh, bien qu'ils soient difficiles à se procurer et que trois d'entre eux aient été interdits par le gouvernement - mais ils sont disponibles de l'autre côté de la frontière, en Inde. Alors je continuerai à faire ce que je dois faire.

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