Les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA) sont aujourd'hui l'objet d'importants débats au niveau de la pratique médicale, la sociologie, les média et les politiques de santé de différents pays. Leur nature questionne la littérature scientifique internationale et semble échapper à toute définition donnée une fois par toute.
L'origine et l'évolution de ces troubles sont provoquées par une étiologie multifactorielle et par une pluralité de variables ; aucune ne peut rendre compte à elle seule du déclenchement de la pathologie, de son cours ou de son issue. Du point de vue étiologique, un rôle important est joué par la "culture occidentale", qui véhicule certains modèles du corps et des modes de vie (Darmon M. 2003).
Au niveau diagnostique, c'est désormais de plus en plus difficile de faire rentrer les formes vraiment changeantes de TCA dans les arbres décisionnels des nosographies approuvées. Les syndromes les plus fréquents sont extrêmement différents par rapport aux formes classiques prétendues pures. Les deux grandes pathologies classiques, anorexie et boulimie, ne seraient donc que les extrémités d'un continuum phénoménologique dans lequel on peut observer toute une série de configurations hybrides et intermédiaires par rapport aux dérèglements officiels. Depuis quelques années, on assiste à l'augmentation vertigineuse des TCA concernant les hommes et les enfants, tout comme à l'apparition de nouvelles symptomatologies (Faiburn C., Harrison P. 2003).
D'autres difficultés commencent lorsque l'on transpose les critères diagnostiques et le discours médical au niveau social et médiatique. Cela donne lieu à une série de généralisation et de processus d'étiquetage, qui ont parfois l'effet d'identifier la personne souffrante à son symptôme.
Comme le disait déjà Bruch, dans son essai pionnier sur le sujet, il s'agit d'une véritable énigme (Bruch H. 1979).
Que peut la philosophie face à cette énigme?
Au-delà des problèmes épistémologiques, comment comprendre la nature d'une souffrance qui se cache derrière des symptomatologies de plus en plus complexes et changeantes ? Qu'est-ce que la pratique philosophique peut apporter à ces situations de souffrance ?
Sans aucune prétention d'exhaustivité, les lignes qui suivent veulent répondre à ces questions. Il s'agit d'une réflexion née d'un long travail ancré sur le terrain. Ce travail, effectué pour la plupart en Italie, s'est enrichi dernièrement d'une fructueuse expérience qui a débuté l'été dernier au service d'hospitalisation complète de l'Unité TCA du CHU de Saint-Etienne.
Il ne s'agit pas ici de proposer une méthode, voire une recette à suivre pour pratiquer la philosophie avec des personnes qui souffrent de TCA. L'enjeu est simplement de s'interroger sur la place que la philosophie peut acquérir dans ce domaine. Car si une réflexion philosophique autour des TCA peut aider à mieux comprendre l'extrême vulnérabilité de la condition humaine, pratiquer la philosophie avec ceux qui en souffrent peut les aider à entrevoir une façon différente de penser leur condition.
Corps en révolte
Comme beaucoup d'auteurs l'ont souligné, le corps assume un rôle de plus en plus central dans la construction de l'"identité contemporaine". Les métamorphoses sociales ont rendu la vie quotidienne perméable et l'ont changée en un laboratoire de transformation des individualités. Les sujets se voient attribuer une nouvelle capacité à modeler leur propre destin, à s'autodéterminer, à donner une forme à leur idée d'identité (Marzano M. 2014). La promotion de l'individu, en tant qu'entrepreneur de soi-même, indépendant et dense de possibilité, a produit un excès de confiance envers le volontarisme, une sorte de toute-puissance de la volonté résumée avec l'équation que vouloir c'est pouvoir. Les paradigmes de l'excellence dans la réalisation de soi, et en particulier du succès dans le rapport à soi-même, "tendent alors à s'aligner purement et simplement sur des impératifs fonctionnels issus d'univers sociaux par nature insensibles aux vulnérabilités de l'individu psychique, comme ceux de la profitabilité capitaliste et de la rentabilité commerciale" (Haber S. 2007). En d'autre termes, la figure d'identité réussie est celle qui s'est fonctionnalisée, c'est-à-dire auto-imposée une finalité qui lui préexiste. Le "je veux, donc je peux" du volontarisme se traduit alors en : "étant donné que je dois, alors je veux, donc je peux".
Cela a comme corrélat que les échecs sont vécus en terme d'insuffisance personnelle, honte et culpabilité, car toute faillite renvoie, dans sa totalité, à la responsabilité individuelle. C'est pour cela que chaque individu cherche à exercer le maximum de contrôle sur chaque aspect de sa vie, avec le sentiment croissant de malaise qui en résulte. Lorsque l'espace quotidien se fait de plus en plus précaire et échappe à la domination de l'individu, la matière première la plus concrète sur laquelle exercer son contrôle est le corps. Or, les formes de rébellion qui caractérisent le corps contemporain naissent des contradictions qui le traversent. D'un côté, en tant que producteurs de biens et de services, nous devons sublimer, réprimer, différer le désir de toute gratification immédiate : nous devons cultiver l'éthique du travail et de la productivité. De l'autre, en tant que consommateurs, nous devons exhiber une capacité illimitée à nous abandonner au désir et à satisfaire toute impulsion : nous devons aspirer à une satisfaction constante et immédiate.
Dans cette conjoncture, ce n'est pas un hasard si l'on assiste à l'apparition et la diffusion de tout une série de symptômes qui expriment, de façons différentes, des malaises qui ont peut-être la même racine. Les TCA n'en sont qu'un exemple, peut-être le plus paradigmatique. Ces symptômes représentent l'extrême tentative d'affirmer sa propre subjectivité et de résoudre les contradictions vécues par les individus (Peuteuil P. 2014).
Philosophie pratique et TCA
Dans certaines situations de souffrance comme les TCA, la pratique philosophique peut aider à sortir de la rigidité mentale, des structures répétitives et obsessionnelles que la pathologie impose.
L'un des buts de la philosophie est en effet celui de réactiver la capacité d'une pensée critique et dialogique par rapport à son vécu. Car il n'y a pas de possibilité d'éviter les questions que la vie nous pose. Cela implique une certaine posture par rapport à ce que l'on appelle vérité ; l'acceptation du caractère toujours incomplet de son existence ; la prise de conscience du fait que tout ne peut pas être contrôlé.
L'activité de philosophie pratique au service d'hospitalisation complète pour TCA de l' "Unité 52D" du CHU de Saint-Étienne a commencé le 19 juin 2015. Le début des séances, de ce qui a été ensuite appelé le "groupe philo", a eu lieu après une longue période d'entretiens avec le chef de pôle, le chef d'équipe et le reste du personnel soignant. Cette période étant nécessaire à décrire la nature et les potentialités du travail philosophique avec des personnes prise en charge pour un TCA. Cela a permis d'élucider les points cardinaux, les attentes et les limites de ce projet de philosophie pratique, tout comme les modalités d'organisation du travail :
- Le but du "groupe philo" n'est pas celui de guérir, mais celui de donner aux participants l'occasion d'entrevoir la possibilité de faire un pas de côté par rapport à leurs symptômes ;
- Le "groupe philo" ne se propose pas comme une alternative à un groupe de psychothérapie, mais plutôt comme quelque chose qui lui est complémentaire ;
- Le personnel soignant chargé de participer au groupe le fait de façon active, c'est-à-dire en travaillant philosophiquement de la même sorte que tous les autres participants ;
- Le travail philosophique demande du temps, il s'agit d'une activité dont les résultats se produisent généralement sur le long terme. Le travail philosophique demande de l'énergie et il peut être fatiguant ;
- Le "groupe philo" ne se configure pas comme une sorte d'atelier visant donner une distraction par rapport aux activités routinières de l'unité de soins. La composante de distraction et de détente est importante, mais elle n'est pas le but du groupe.
Le "groupe philo" a lieu chaque vendredi au service d'hospitalisation complète dans une petite salle destinée aux ateliers. Les patients qui participent au groupe sont tous des adolescentes.
Dès la première rencontre, aucun des participants ne sait pas à quoi s'attendre. Tous se montrent très réceptifs et prêts à s'engager dans la réflexion philosophique.
Les premières séances se déroulent de façon très structurée, suivant les modèles de la "Communauté de recherche". Les sujets de chaque séance sont choisis par les participants. Bien que chaque rencontre soit consacrée à un sujet particulier (amour, liberté, destin, temps, etc.), ces derniers sont en réalité très liés entre eux, car le sujet de la séance suivante est évoqué par les participants, de façon plus ou moins directe, pendant la séance précédente, de sorte que la succession des réflexions prend la forme d'une chaîne de pensée. Cela est très important dans le but de garder la pensée en acte à travers un retour constant sur ses propres représentations, en ouvrant de nouveaux horizons de sens, des liens entre concepts, et en mettant en question ce qui est donné pour acquis. Il s'agit de sortir d'une rigidité mentale, que le symptôme a tendance à figer.
Les thématiques abordées ne touchent jamais directement le symptôme, bien qu'elles lui soient liées : la peur des autres et de ne pas mériter l'amour de ses parents, le pouvoir du passé, la possibilité de se choisir pour ce que l'on est et de dire ce que l'on pense. Le choix de ne pas concentrer le travail autour du symptôme est propre au travail philosophique, ne serait-ce-que parce qu'il s'agit d'y faire un pas de côte, en arrivant à le penser et à le nommer autrement.
Il est évident que les participants se sont donnés une image de leur trouble, une sorte de coupable, qu'ils ont appris à reconnaitre et auquel ils ont conféré un nom : ils parlent de "faim d'amour", parfois de "peur de grandir" ou encore de "phobie". Ils se sont habitués à raconter leur histoire à partir d'un soi-dit "dommage", une sorte de comptine répétée d'innombrables fois. Ils parlent d'une forme de souffrance authentique, mais la forme dans laquelle ils l'offrent est "préfabriquée", "préemballée", pour ainsi dire. Il s'agit de passages automatiques de la pensée que le travail philosophique doit aborder de façon différente.
Dans ce contexte, les participants montrent une grande capacité de réflexion et d'argumentation. Le fait qu'ils se trouvent au même niveau que les infirmiers, au sein d'un groupe où ils sont invités à argumenter leurs pensées, leur donne une voix différente, une forme d'autonomie face à des adultes avec lesquels ils doivent se confronter en assumant la responsabilité de leurs propres mots.
Les infirmiers, quant à eux, trouvent cette approche très intéressante. Dès les premières rencontres, ils restent étonnés par la façon dont les autres participants réagissent au questionnement philosophique. Ils affirment que le fait d'avoir la possibilité de voir les patients sous une lumière différente peut aider l'équipe thérapeutique dans la prise en charge.
Mais le travail s'avère aussi fatiguant à affronter. Il s'agit d'une activité qui demande beaucoup d'énergie et d'engagement mental.
Cependant, le problème majeur pour les participants est qu'ils ne savent pas ce que j'attends d'eux. Ils ne savent pas comment correspondre à mes attentes, ne serait-ce que parce que je ne donne aucun avis ou jugement de valeur. A l'école, ils sont des élèves très doués, dont la composante de perfectionnisme, souvent typique du symptôme, les amène à atteindre des résultats scolaires très élevés. Difficile alors d'accepter le fait que la philosophie n'apporte aucune réponse, que la pensée peut être souple et controversée, même lorsque elle est bien argumentée, et que l'on ne parvienne pas toujours à une définition donnée une fois par toute.
La recherche d'une définition - la réflexion débutant souvent par la question "qu'est-ce que x ?" - a été, au tout début, dérangeante. Car dans ce type de réflexion, ce qui est important n'est pas le fait de parvenir à donner une définition, mais le parcours que l'on fait en gardant toujours à l'esprit les questions implicites : "qui suis-je ?", "d'où viens-je ?", "où vais-je ?" (Carment E. et al. 2013). C'est ainsi qu'il n'est pas nécessaire de trouver une définition : on peut échouer pour ainsi dire - l'échec faisant partie de la vie en tant que telle - mais sans trahir le sens de son parcours et de sa destination, qui peut toujours évoluer.
Or, la dimension de destination a un rôle fondamental dans le trouble : ce que le symptôme a tendance à figer, c'est un monde de possibilités, de choix, de décisions que l'on n'arrive pas à prendre, de peur d'échouer. Le questionnement philosophique permet alors de se réapproprier ce monde, en ouvrant à une nouvelle forme de prise de conscience. Bien évidemment, cela n'est pas chose facile ni immédiate. Elle demande du temps, des efforts, de la constance. Ne serait-ce que parce que le chemin vers une modalité authentique de se mettre en contact avec soi-même et avec les autres n'est pas une marche triomphale, mais un parcours disséminé de malentendus et de remises en question.
Questionner la souffrance
La philosophie retrouve ainsi l'une de ses tâches originaires : éduquer au questionnement autour du sens des choses. L'existence reste une forme de devoir, mais le fait d'en éclairer les modalités et les nuances permet de reconfigurer son propre vécu. Pour utiliser la formule de Hersch, il s'agit d'"éclairer l'obscur" pour percer à jour ce qui ne va pas dans la condition humaine. C'est en ce sens que la philosophie devient pratique, et assume la forme d'une relation d'aide : elle offre la possibilité de reconfigurer l'existence à l'intérieur d'une nouvelle recherche de sens, tout en permettant de devenir conscient de sa force à affronter la souffrance. Car celle-ci révèle une dimension existentielle et incontournable qui, avant de devenir trouble ou symptôme, appartient à tout le monde. Or, soustraire sa souffrance à la sphère de la pure subjectivité signifie acquérir de nouveaux points de vue sur la vie, en s'ouvrant aux possibilités que la souffrance a tendance à cacher.
Mais de quelle souffrance parle-t-on ? La souffrance représente une grande énigme dans la vie de chacun de nous. Nous ne connaissons encore rien de nous-mêmes jusqu'au moment où nous avons affaire à ses pièges. Il y a toujours une dimension de scandale dans la souffrance. Dès la première fois qu'elle fait son apparition dans l'existence de l'individu, on s'aperçoit que le monde a changé à tout-jamais.
Comme Pierron l'explique très bien, en s'inspirant de Ricoeur, la souffrance n'est pas la douleur. Alors que la douleur est "le fait psychophysique d'une altération de l'intégrité corporelle, la souffrance est le retentissement de ce fait dans une conscience qui se vit diminuée dans une perte d'estime de soi" (Pierron JP. 2010). Mais si Pierron fait remonter la souffrance à la douleur, la première étant le retentissement de la deuxième dans la conscience, il y a aussi un autre type de souffrance qui précède parfois la douleur. Une souffrance qui se manifeste même quand du dehors, apparemment, tout va bien. Même quand l'intégrité corporelle n'a pas été touchée par la douleur. Une souffrance qui est plutôt liée à la peur de n'être pas à la hauteur de l'existence, où on se sent jeté dans un monde effrayant dont on est à la merci. L'angoisse de ne trouver aucun sens à sa propre vie.
Dans l'histoire de beaucoup de ces personnes, la famille, les amis, l'entourage cherchent désespérément à les arracher à cette souffrance, qui ne peut qu'engendrer de la mort. Cependant, les arguments en faveur de la vie n'ont aucune valeur : le fait d'être jeunes, beaux, intelligents, aimés, d'avoir la santé. Tous ces arguments ne font qu'augmenter le sentiment de culpabilité de la personne souffrante, en la clouant davantage à l'idée de sa propre incapacité.
Tout cela conduit à un progressif éloignement de soi-même, auquel correspond un éloignement du monde. Un monde qui hier était familier et dans lequel on devient soudainement étranger. Rien n'est plus comme avant. Mais comment peut-on devenir étranger à son monde ? La perte de la capacité à habiter le monde est le fruit d'un sentiment de désorientation, dans lequel le familier est aperçu comme menaçant. C'est là que la peur s'installe. Une peur sans objet qui surgit de l'angoisse, celle dont parle Heidegger. Selon le philosophe, cette angoisse n'est qu'un appel à devenir soi-même, à se choisir pour ce que l'on est, elle "fait éclater au coeur du Dasein l'être envers le pouvoir-être le plus propre, c'est-à-dire l'être-libre pour la liberté de se choisir et de se saisir soi-même" (Heidegger M., 1986). Mais lorsque cet appel reste sans réponse, éludé par un devoir-être qui a étouffé l'être et donc tout pouvoir-être, l'angoisse se fait peur et être au monde dévient aliénation. Le sujet devient donc étranger au monde, au sens où il contracte des habitudes qui ne lui permettent plus de le comprendre intelligemment et qui l'incitent à s'orienter systématiquement en fonction de schémas incorrects.
Repérer la demande qui se cache derrière chaque existence signifie soustraire du pouvoir à la souffrance en produisant une nouvelle connaissance. Ce qui rend particulier l'approche philosophique est que l'attention accordée à la demande de sens, prend elle-même un sens nouveau, qui permet de regarder de façon différente le monde et ses propres vécus intérieurs.
Personne n'habite un monde neutre, objectif. Chacun habite la partie de monde qu'il a réussi à rendre signifiant pour lui-même, fruit de ses connaissances, croyances, émotions. Dans cette perspective, l'anxiété et l'angoisse qui accompagnent la souffrance deviennent fondamentales pour la condition humaine. Mais bien que la souffrance soit commune à tout être humain, les modalités avec lesquelles elle se manifeste changent : le symptôme est l'une de ces modalités
Faire un pas de côte
Le symptôme représente souvent une façon de se soustraire au monde de la vie qui est vécue comme menaçante. Le comportement compulsif agit de façon automatique et la seule possibilité de se définir est confiée à l'unité symbiotique avec le symptôme. Dans l'obsession on croit penser, mais au contraire on est pensé.
Dans ce contexte, la pratique philosophique apparaît comme un apprentissage de la pensée. Une prise de conscience de ses fragilités, mais aussi de ses possibilités. Une "mise en distance de la façon de voir le monde en tant qu'annexé au symptôme" (Marin C. 2014).
En ce sens, la pratique philosophique n'a pas comme but la guérison de la pathologie, mais la simple prise de conscience qu'il est possible de faire un pas de côté par rapport à sa façon d'être dans le monde. Un façonnement de soi qui ne renie pas la maladie ni son sens, mais qui cesse de lui confier la responsabilité de son existence.
En reconfigurant sa maladie à l'intérieur d'un nouvel ordre de signification, animé par des horizons plus vastes, l'existence est en mesure d'entrevoir d'une nouvelle possibilité de vie.
Les participants au "groupe philo" sont ainsi impliqués dans un retour continu sur leurs propres représentations, chaque réflexion prenant corps à partir d'une expérience concrète. Un questionnement continu autour du sens de la vie, des notions de liberté, d'identité, de temps, a constitué le fil rouge qui a animé, en arrière-plan, chaque rencontre.
La question autour du sens de la vie est déjà une signification nouvelle que l'on donne à son monde.
Dans les cas de TCA, l'acquisition d'une personnalité éloignée du symptôme devient la peur la plus grande, qui contrecarre toute possibilité de se penser autrement. Le symptôme devient un aspect intégrant de la personnalité, le plus marquant et le mieux connu, utilisé comme une sorte de bouclier protecteur contre les événements de la vie quotidienne.
Paradoxalement, la médicalisation et le diagnostic, qui sont nécessaires à la réussite du traitement, transforment le symptôme en une ancre aux yeux de ceux qui se trouvent dans le naufrage de définition de soi. Une ancre à laquelle la personne diagnostiquée a souvent tendance à s'accrocher (Hacking I. 2008).
La recherche de se définir à tout prix amènerait à conclure que ce qui est à l'origine du drame est une crise d'identité. En effet, lorsque l'on parle des problèmes qui sont à l'origine des TCA, tout comme d'autres types de malaises, on a tendance à les imputer à une faille dans le processus de construction de l'identité. Mais peut-on tout réduire aux soi-disant problèmes d'identité ? En effet, avant de parler de "problèmes d'identité", c'est peut-être le concept d'identité lui-même qu'il faudrait questionner. Car aujourd'hui, lorsque l'on parle d'identité, on se réfère le plus souvent à l'idée de se conformer au modèle de sujet sur lequel on a édifié notre modernité. Il s'agit d'un sujet presque tout-puissant, solide, auto-fondé et dépourvu de toute fragilité ontologique. Ce qui fait naître l'idée qu'il faut conquérir une identité qui sache tout gérer, en s'affirmant en dépit de tout ce qui échappe au contrôle. Un sujet où l'autonomie se confond avec l'illusion d'une liberté illimitée, où vouloir est pouvoir et où il faut montrer n'avoir besoin de rien ni de personne.
Nous avons grandi dans l'illusion d'être désormais sortis de l'idéologie de l'uniformité et des modèles traditionnels, dans l'idée que chacun a la possibilité de s'autodéterminer et de choisir de façon autonome sa propre vie (Marzano M., 2014). C'est l'époque du volontarisme exacerbé et de "l'identité liquide", caractérisée par l'idée d'une dilatation indéfinie de possibilités (Bauman Z., 2006). Or, cette dilatation de possibilités porte en soi le risque que les expériences se traduisent, soit dans des projections imaginaires, soit dans la recherche de situations extrêmes. C'est ainsi que chaque conséquence négative contribue lourdement à invalider le sentiment de soi et du réel (Weil S., 1943).
Ce que l'on oublie est que la liberté est toujours en quête de but. Si superficiellement elle est aperçue comme une absence de limites, il ne s'agit que de la capacité d'être dans les liens. Comme le disait Zambrano, la puissance de l'eau qui coule dans le fleuve a besoin d'une limite. Sans son lit, le fleuve ne serait pas ce qu'il est, il ne serait qu'un bourbier (Zambrano M., 1950).
"L'identité", comme nous l'explique Laplantine, "est une garantie de sérieux. Mais c'est aussi une garantie de toute-puissance [...] pour le moins problématique". Or "ce je monolithique qui adhère, s'agrippe, témoigne, crie voire vocifère, a horreur de tout ce qui pourrait le remettre en question et provoquer un effacement de soi, aussi minime soit-il" (Laplantine F., 2010).
Butler nous l'explique très bien, lorsqu'elle parle de l'impossibilité pour chacun de rendre complètement compte de soi-même. Nous sommes exposés hors de nous-même par notre corps qui représente notre singularité, qui échappe à toute narrativisation ; par les relations parentales qui ont structuré notre monde émotionnel ; et par l'inclusion dans un langage normé et normatif qui influence et prédétermine notre possibilité d'expression et d'interlocution. C'est pour cela que l'identité que nous disons être ne peut pas nous capturer une fois par toutes, parce qu'elle renvoie immédiatement à un excès et à une opacité qui débordent les catégories de l'identité elle-même (Butler J., 2007).
Cela montre à quel point la personne humaine est d'emblée dépendante, non pas uniquement des rapports interpersonnels en général, mais aussi des rapports de reconnaissance réciproque.
Une véritable recherche existentielle ne part pas d'un manque que l'on peut combler à son gré, mais de l'acceptation de notre condition d'incomplétude qui est intrinsèque à notre fragilité, à notre vulnérabilité et à notre dépendance vis-à-vis des autres. Fragilité, vulnérabilité et dépendance sont trois aspects correspondant à autant de dimensions qui s'articulent dans la vie humaine. Dans le sillon de Canguilhem, nous nous référons au triple registre de la vie de tout individu, qui a une dimension biologique, existentielle et sociale (Canguilhem G., 1966). La fragilité renvoie à la possibilité d'une effraction dans l'intégrité biologique ; la vulnérabilité témoigne du caractère vulnérable et de la finitude de l'existence ; la dépendance tient à la dimension sociale de la fragilité et la vulnérabilité, qui nous pousse à créer des liens sociaux.
Or, dans le cas des TCA, l'acceptation de cette condition de fragilité, de vulnérabilité et de dépendance est parfois invalidée par l'incapacité à s'accueillir et à s'admettre avec ses propres frayeurs. Cela n'est possible qu'après une réconciliation avec soi-même, passant par un apprentissage dont le but est justement celui d'apprendre à se reconnaître et à s'accepter avec ses propres fragilités, mais aussi avec son propre désir de vie, pour pouvoir finalement guérir.
Mais qu'est-ce "guérir" ? "Guérir", disait Canguilhem, "c'est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes". Il ne s'agit guère d'un retour à l'état antérieur, lorsque l'on allait bien. Ne serait-ce que parce que, après avoir été traversé par l'événement, pour citer Hannah Arendt, on ne peut pas faire comme si de rien n'était, mais on est obligé de se repenser et de tout remettre en question.
La souffrance n'est pas une objection à la vie. Admettre la possibilité de sa présence est déjà un changement radical dans sa propre vision du monde. La guérison ne signifie pas nécessairement la suppression de toute souffrance. Même si l'on vit dans une société qui a tendance à confondre la santé avec le bonheur, où, pour le dire avec Hersch, il semble que l'imperfection de l'homme et ses difficultés à vivre ne tiennent qu'à son humanité, faite de fragilité, de vulnérabilité et de dépendance (Hersch J. 1986). On arrive donc à croire que l'on pourrait guérir l'homme de lui-même et le refaire sur mesure.
Dans cette conjoncture, il n'est pas étonnant que beaucoup de personnes qui souffrent de TCA voient la guérison comme une tâche, un devoir impossible à accomplir. La santé devient un autre idéal de perfection auquel il faut tendre et chaque rechute, tout à fait naturelle dans un processus de rémission, est vécue comme un terrible échec, qui enferme davantage le sujet dans l'idée de son incapacité à aller bien.
Aborder la notion de santé, réfléchir sur le concept de perfection, a été très important pour le groupe. Comme le disait Canguilhem, la santé n'est ni la perfection, ni la négation de la maladie. Elle est "le pouvoir de résister à la maladie éventuelle" et comporte "la conscience de la maladie comme possible" (Canguilhem G., 1966).
En guise de conclusion
L'énigme des TCA tient à leur nature intime qui renvoie à la vulnérabilité constitutive de l'être humain. L'être humain vit en crise et cherche à donner une forme à son propre exister, et cela dans une condition de dépendance structurelle de la reconnaissance par l'autre. Les problèmes surgissent lorsque cette reconnaissance n'arrive pas, ou que l'on n'a pas les instruments pour se reconnaître soi-même. Lorsque l'on n'accepte pas les failles de l'existence ou que l'on n'est pas accepté. Lorsque l'on lutte sans cesse entre le vouloir et le devoir et que l'on se trouve prisonnier du contrôle et de la dépendance, sans se sentir jamais à la hauteur de l'existence. Et au fond, peu importe le symptôme que l'on "choisit" (Marzano M., 2012). Peu importe de chercher des fautes ou des coupables. Dans ce cas, l'important c'est peut-être d'apprendre à vivre autrement, à regarder la souffrance en face et à essayer de faire un pas de côté, pour cesser de se réduire à un simple symptôme et donner un sens à l'existence.
C'est ainsi que, dans ce domaine, la philosophie trouve une place légitime et peut-être son but originaire. Car l'une des motivations pour laquelle elle est destinée à être éternelle ( philosophia perennis), c'est qu'elle ne renonce jamais à s'occuper d'énigmes (Plessner H., 1985).