Revue

Le statut philosophique du "kairos"

I) Introduction

La temporalité antique est complexe et met en jeu plusieurs notions : chronos, aiôn, aidion, kairos, horai... Il faut prendre Aristote comme référence, car il est le premier à avoir instauré une conception scientifique du temps (chronos). Il réduisit l'aiôn au temps du monde supralunaire, comme temps-de-vie qui ne cesse pas (préambule de la question de l'éternité), à côté du mouvement continu et du temps perpétuel (aidion). En outre, il situa le kairos du côté de l'activité humaine et de l'action, au sens de "temps propice", alors qu'auparavant, cette notion concernait également le temps des événements, y compris l'engendrement dans la nature, à côté du temps propre aux saisons (horai).

Après Aristote, l'usage métaphysique de kairos fut assumé par Plotin. Celui-ci plaça chronos dans la troisième hypostase (Âme qui englobe la Nature) et aiôn dans la deuxième (l'Intelligence qui comprend les essences intelligibles), en élevant la notion de kairos sur le plan de la première hypostase, comme temps de l'Un qui est à la fois partout et nulle part en tant qu'absolument transcendant (sans quoi il y aurait panthéisme). Cela accorda un statut, non pas ontologique du kairos, mais hénologique (hen : Un) voire, plus correctement, agatologique (agathon = Bien), dans la mesure où l'Un absolu est ce qui est le meilleur, le Bien. Enfin, sans être exhaustif, je crois utile d'ajouter qu'avec le christianisme, le temps propice fut intégré dans l'historicité. Ainsi, à l'époque du Concile de Constantinople (381), qui consacra la troisième personne de la Trinité divine, Saint Grégoire de Naziance conçut trois moments propices (kairoi) dans l'histoire du christianisme, relatifs à la Trinité : celui du Père (création), celui du Fils (incarnation et rédemption), et celui du Saint Esprit (prise en charge de la spiritualité par l'Église). Bref, l'histoire de la notion de kairos est fort complexe et polyvalente.

Face à cette multiplicité de temporalité, l'histoire de la pensée accorda peu à peu la prééminence et la prédominance à la notion du "temps" linéaire (chronos), déjà envisagé par Aristote comme l'expression du temps scientifique, amorçant sa primauté d'une façon oblique. La science moderne a surdéterminé ce type de temporalité, au point que, lorsqu'on traduit des textes antiques, on privilégie sans cesse la traduction "temps". Cette confusion est fréquente en philosophie. On traduit ainsi aiôn chez Héraclite (fr. 52), par temps, alors qu'il s'agit de temps-de-vie : "Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions : royauté d'un enfant" (trad. M. Conches). Cette traduction habituelle rend arbitrairement deux termes qui font pourtant problème : aiôn, qui signifie temps-de-vie et paîs, qui peut aussi signifier "fils". Plus tard, on rend aiôn par "éternité" au sens de "temps qui se perpétue", alors qu'il s'agit, dans l'Antiquité et le Moyen Âge, d'un temps-de-vie parfait qui se perpétue à l'infini. Du reste, il n'y a pas de terme français pour traduire kairos : on associe à la notion de "temps", l'expression "propice" ou "favorable" - ce qui fait une fois encore la promotion du temps. En grec moderne, kairos est le temps météorologique, lié aux saisons, et l'aiôn, "le siècle". On utilise plus rarement kairos au sens de temps propice, préférant le composé eukairia (= occasion) ; et l'on utilise l'adjectif aiônios pour "éternel" et le substantif aiôniotès pour rendre "éternité".

Par conséquent, pour bien comprendre l'occultation de la notion de kairos aujourd'hui, il est important de séparer deux histoires de la question de la temporalité. Il y a celle qui conduisit à la prédominance de la notion de "temps" (chronos) à notre époque depuis la science et la pensée classiques, et celle qui concerna la période qui s'étend de la période archaïque jusqu'à Aristote, et qui respectait une multiplicité de pratiques du temps. C'est ensuite seulement qu'on pourrait tirer les leçons sur le statut philosophique du kairos.

II) L'évolution de la notion moderne de "temps"

La question du temps devint une des questions essentielles dans la physique classique depuis Galilée et Newton, qui envisagèrent l'espace et le temps comme des valeurs quantifiables1. Galilée, qui affirma que "le livre de la nature fut écrit dans la langue mathématique", considéra que l'espace parcouru par un corps en chute libre est proportionnel à l'intervalle du temps. Il imagina ce temps selon une ligne composée d'une suite continue d'instants, inscrite dans une seule direction et figurée par la flèche du temps.

Quant à Newton, il fit du temps et de l'espace des absolus. Il les envisagea selon un cadre fixe et immuable, donné d'avance, déterminant les événements, indépendamment d'eux. Leur référentiel est l'espace euclidien à trois coordonnées (trois dimensions) qui s'associent la coordonnée du temps, pour décrire un événement. Par là, le temps détermine les phénomènes, et non l'inverse, car il existe par lui-même et son ordre est immuable. Pour Newton, ce temps absolu, "vrai et mathématique", est sans relation avec quoi que ce soit d'extérieur, coulant uniformément, au sens d'une durée, d'un flux continuel. Il évita ainsi de parler de série d'instants. Dès lors qu'on associe le temps à des impressions sensibles, on le relativise. Aussi faut-il le redresser par sa mathématisation selon les lois de la mécanique. Les lois des corps en mouvement traduit d'une façon mathématique sont réversibles, entraînant la réversibilité du temps, abolissant ainsi la flèche du temps. Il y a donc à la fois uniformité du temps et parfaite symétrie entre le passé et le futur. Tout se passe comme si le temps et l'espace de la physique classique formaient un idéal rigide, et non une réalité physique. Cet écart avec l'expérience habituelle du temps fut rétabli par la thermodynamique fondée sur l'irréversibilité, et développé au moyen de la physique statistique à travers les distributions de probabilités.

Leibniz critiqua le caractère absolu de l'espace et du temps2. Par sa création, Dieu produisit une succession logique de l'enchaînement des événements du monde qui paraissent se développer chronologiquement. Espace et Temps ont une structure "logique", et non réelle. Les événements se déroulant de la meilleure façon possible, leur coexistence spatiale et leur succession temporelle sont associées dans l'ordonnance de la création. Ce sont des concepts non réels mais logiques, selon le mode "relatif", et non pas absolu.

Kantcritiqua d'abord l'idée de Hume, selon laquelle de temps dériverait de l'expérience, et affirma qu'il en constitue plutôt la condition. Par suite, il n'est pas non plus une relation d'ordre entre les phénomènes, une structure "logique" (Leibniz), car il n'est pas davantage une sorte de concept de l'entendement. Pour le temps, il y a "homogénéité" entre parties et tout, et il est présupposé dans l'expérience interne de la sensibilité, alors que l'espace concerne l'expérience externe de la sensibilité. Kant considéra ainsi que la simultanéité et la succession de l'espace et du temps selon Leibniz, ne pourraient tomber sous la perception, si la représentation du temps ne leur servait d'a priori, car on ne saurait déduire d'une nécessité logico-mathématique une relation temporelle, ni d'une expérience de temps une structure de l'entendement. Pour mesurer ainsi la vitesse d'un corps, on produit une synthèse du temps parcouru par le corps dans un espace donné du fait que l'on possède le temps et l'espace comme des formes a priori de la sensibilité.

Cette subjectivisation de la temporalité eut un destin dans la philosophie, jusqu'à Heidegger, qui fit de la temporalité le fonds propre de la structure de l'être de l'homme, de son être-là dans le monde (Dasein), dont dépend l'entrée en présence des étants, qui se manifestent selon un temps mesurable. L'origine de cette idée se trouve chez Saint Augustin. Dans un passage célèbre de ses Confessions3, il se demanda ce qu'est le temps. Si, dit-il, on ne m'interroge pas à son sujet, j'ai le sentiment de savoir ce qu'il est, mais dès qu'on me pose la question, je l'ignore. "Pourtant, j'affirme hardiment, que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; et que si rien n'advenait, il n'y aurait pas de temps à venir, et que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent". D'où la question : le passé et l'avenir, comment sont-ils, puisque le passé n'est plus, et que l'avenir n'est pas encore? La réponse : pour le présent, s'il était toujours présent sans se référer au passé, il ne serait plus temps, il serait éternité. Si le présent, pour être temps, doit s'en remettre au passé, comment pouvons-nous dire qu'une chose soit, qui ne peut être qu'à la condition de n'être plus ? Ou encore parce qu'il tend à n'être pas ?". Partant de là, Augustin reconnut à la fin de son exposé, au ch. 20, que le futur et le passé ne sont pas, et cependant il faut admettre qu'il y a bien trois temps en référence au présent. Il y a en fait "le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir, à condition de considérer que cette triple présence existe dans l'esprit". En fait, "le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'attention actuelle ; le présent de l'avenir, c'est son attente".

C'est sans doute Husserl qui retint la leçon d'Augustin4. Il considéra que la conscience d'un événement intentionnellement rapporté, c'est-à-dire "présent", implique une "rétention" du passé et une "protention du futur" selon un "continu". De sorte que la perception d'une durée présuppose une durée immanente de la conscience. C'est cette idée d'une conscience de quelque chose selon une durée (présente déjà chez Bergson) que Heidegger chercha à dépasser, en posant plus fondamentalement l'étant, l'être et les structures du souci comme des existentiaux, fondés sur la triple temporalité, qui fonde non seulement nos rapports au Monde (condition transcendantale de nos expériences), mais également l'historicité et l'historialité de l'Être.

Cette tentative, qui mit l'accent sur l'existence humaine en approfondissant la subjectivité, y compris celle qui recourt à la temporalité, plaça entre parenthèses le temps scientifique, fondé par Aristote et refondé par la science moderne et contemporaine. Or, à la même époque, la science contemporaine découvrait, grâce à Einstein, les relativités restreinte et générale, qui allaient bouleverser notre conception du réel.

La relativité restreinte associa mécanique newtonienne et électromagnétisme de Maxwell-Lorentz. L'espace et le temps devinrent plus physiques : ils sont mesurables comme physiques. En perdant leur caractère d'absolu, ils perdirent aussi l'indépendance mutuelle, devenant espace-temps. Les nouveaux invariants, à savoir la vitesse de la lumière dans le vide (300.000 km/sec.) et l'intervalle de l'espace-temps, rendirent l'espace et le temps élastiques. Toutefois, bien qu'elle associât mécanique et électromagnétisme, la géométrie de la relativité restreinte demeura encore euclidienne et le temps fut en quelque sorte objectif et mesuré par l'horloge, - laquelle si elle acquiert une vitesse, bat plus lentement (paradoxe des jumeaux)5.

Avec la relativité générale, l'espace-temps est soumis aux corps matériels, ce qui modifie sa structure par la distribution de la masse-énergie des corps, c'est-à-dire par les champs de gravitation dont ces corps sont la source. Comme l'indique J.-P. Luminet en rappelant que la gravitation est omniprésente dans l'univers, "la relativité générale est une synthèse entre la gravitation newtonienne et la relativité restreinte". Aussi l'espace, le temps, la matière et la lumière sont-ils inextricablement liées, de sorte que "la "trame" de l'espace-temps reste tissée par la lumière", et "celle-ci, influencée par la gravitation, continue d'emprunter les chemins les plus courts, qui ne sont plus des lignes droites mais des géodésiques courbes". Le géomètre de référence n'est plus Euclide mais Riemann. De plus, le rôle de l'observateur devient central. D'ailleurs, le temps subjectif fut toujours considéré comme non uniforme, et grâce à la physique relativiste, le temps est devenu à son tour élastique et relatif. Ce qui met en jeu la présence de l'homme observateur dans les observations en physique. Ce tournant de la théorie scientifique du temps nous rapproche de l'Antiquité, où la richesse des pratiques du temps permet d'entrevoir certains rapports avec l'activité humaine, comme c'est le cas notamment de la notion de kairos.

III) La notion de "kairos" dans le contexte de la multiple temporalité

Même si l'usage de la notion de kairos est très ancien, sa clarification commence avec Platon. Pour éclairer le sens de "temps propice", il faut savoir que, dans le Politique, Platon proposa deux métrétiques : l'une concernait l'ordre du jugement et les structures mathématiques, l'autre se rapportait à la juste mesure (to metrion), à ce qui convient (to prepon), à ce qui est propice (ton kairon) et à ce qui se doit (to deon). Dans le Philèbe (28d), où il refusa le hasard dans la création de l'univers, il situa, au premier rang dans la hiérarchie des biens, la mesure (to metron), la juste mesure (to metrion) et ce qui constitue le moment opportun ou propice (to kairion) (66a). Toutes ces notions sont liées au Bien, et non à l'Être. C'est déjà une constatation philosophique majeure : la kairos appartient à l'agathologie et non à l'ontologie.

En outre, dans le Politique, Platon révéla que la science politique, bien qu'elle ne requière pas une activité pratique, commande aux puissances qui doivent agir, car elle connaît quels sont les moments favorables (eukairai) ou défavorables (akairia) aux cités pour s'élancer dans des grands projets (305d). Ces moments propices requièrent de multiples conditions, y compris les saisons, pour produire une action unique dans un laps de temps privilégié, en lui-même unique, qui ne peut être répété de la même façon à un autre moment. On pourrait aller plus loin dans cette idée qui révèle une temporalité adaptée à l'action, et rappeler qu'elle concerne la nature, avec une certaine connivence avec les saisons6, plus spécialement avec les potentialités de la Nature, mais aussi avec le travail de l'agriculture, comme c'est le cas des plantes qui poussent au printemps ou la génération spontanée (chez Aristote), et de l'activité agricole qui suppose un rapport entre les saisons (horai) et le temps propice. Ce qui renvoie également à chronos qui mesure les périodes.

En somme, lorsqu'on envisage le temps propice (kairos) dans ses origines philosophiques chez Platon, on se rend compte qu'Aristote élucide les différentes structures du temps, en commençant à situer le temps au sens de chronos dans l'ordre de la première métrétique, allant jusqu'à fonder le concept scientifique du temps. C'est dans ce contexte qu'il récupère également les temporalités au sens d'aiôn qui sert bien sa conception cosmologique dualiste, fondée sur la distinction entre monde sublunaire, où règne le temps au sens de chronos, et monde supralunaire, où règnent les temps au sens d'aidion (perpétuel) et au sens d'aiôn (temps-de-vie). Quant au kairos, il le situa dans la seconde métrétique, celle qui fait état de la juste mesure, qu'il intégra dans le domaine des activités et de l'action. Par là il prolongea le point de vue sophistique qui situait le temps-propice (kairos) dans le discours, comme facteur d'improvisation, et prolongea le point de vue de Platon.

Pour voir plus clair dans cette profusion de temporalités, revenons à l'époque antérieure à Platon et Aristote, pour esquisser l'histoire de ces notions.

1.- Chronos - Aiôn.

Chronos met en jeu quelque chose de plus global et de plus fondamental. Pindare dit qu'il est "père de toutes choses" (Chronos pantôn patèr) (2e Olympique). Dans la Première Néméenne, il dit à propos de Chromios d'Etna, qu'il obtiendra, pendant tout le temps (ton apanta chronon) le privilège d'une félicité inaltérable dans la demeure des bienheureux, afin de compenser leurs durs labeurs. Ailleurs dans la Première Pythique, il parla du temps qui suit la vie d'Achille après son enfance.

Ce caractère global et continu fut éclairé par le célèbre fr.1 d'Anaximandre, penseur de l'apeiron (infini, indéterminé, ce qui n'est pas objet d'expérience). Selon Simplicius, l'Apeiron serait ce qui constitue le véritable divin, l'inengendré. Il est ce à partir de quoi s'engendrent les cieux (y compris les dieux), les univers qui s'ordonnent en eux, enfin, d'autres entités "d'où naissent les eonta (les choses qui sont dans le présent), et qui sont aussi celles vers où elles périssent selon la nécessité, car elles rendent entre elles justice et réparation de leur injustice selon l'ordre du temps (kata ton chronon)". Il s'agit ici d'une généalogie non mythique du monde et des choses selon une succession temporelle. Anaximandre est considéré aussi comme celui qui aurait établi des calendriers, donc des dates successives.

Le lien entre le temps et le devenir des eonta (des choses multiples et variables qui sont dans le présent) rend possible l'étude des solstices, des équinoxes, des calendriers, des horloges. On peut dire que le temps (chronos) y est fondamental et fonde les eonta, mais selon des mesures successives, qui trouvent leur référence ultime dans les mouvements du Soleil. L'aboutissement de ce temps total mais continu se trouve chez Aristote, qui définit le temps (scientifique) comme étant le nombre (mesure) du mouvement selon l'antérieur et le postérieur, et qui rapporte cette mesure au premier mouvement des sphères célestes, mais aussi au Soleil. Depuis cette formulation, la question du temps n'a jamais cessé de préoccuper la science.

Or, bien avant la naissance de la philosophie, Hésiode parlait surtout de la vie totale (aiôn) d'un individu, ce qui signifiait son temps-de-vie propre (Théog. 609). Chaque chose a un temps de vie, ce qui multiplie l'usage du terme, selon une multiplicité de temps et une variété indéfinie de choses. C'est bien l'idée que la pensée d'Héraclite mit en jeu, plus tard, autour du devenir incessant pour chaque chose, donc aussi sa naissance et sa mort dans un laps de temps déterminé. Le temps ainsi compris exprimait les "choses qui sont dans le présent" (eonta), qu'il ne faut pas confondre avec "les choses qui sont" (onta) - expression qui n'apparaîtrait qu'avec Diogène d'Apollonie et le Papyrus de Derveni, thématisée par Platon et surtout Aristote7.

Comme on le sait, Héraclite fit état du temps, ou plus exactement du temps-de-vie (aiôn), dans le fr. 52, qu'on traduit généralement par : "Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions : royauté d'un enfant" (tr. M. Conches). Cette traduction habituelle, avec des nuances près, rend arbitrairement deux termes, qui font problème : aiôn, qui signifie temps-de-vie et paîs, qui peut aussi signifier "fils". Une autre traduction plus énigmatique s'impose alors : "Temps-de-vie (Aiôn) est un fils qui joue en déplaçant des pions : royauté d'un fils". Cette traduction porte l'accent sur le schème de la parenté, qui est au coeur de la pensée archaïque, alors que l'autre met en évidence le schème du jeu, dont le rôle dans la philosophie contemporaine est prépondérant. Or, Euripide, dans Les Héracl., 899, considère Aiôn comme le fils (paîs) de Chronos (Temps). Il précise que "Aiôn et Moïra (Parque, Destin) engendrent des vicissitudes"8. Sur quoi dès lors nos contemporains se sont-ils fondés pour promouvoir l'enfant qui joue ?

C'est une longue histoire qui commence avec Schiller et Nietzsche, et s'achève chez Heidegger. Cet usage du schème du jeu constitue aujourd'hui une pièce maîtresse des stratégies de dépassement de la métaphysique. Une lignée de philosophes adopta cette démarche pour amorcer un nouvel itinéraire dans les chemins de la pensée. On y trouve Huizinga, Caillois, Fink, Axelos, Wittgenstein, Derrida, Deleuze, etc. Il faut néanmoins distinguer ceux qui envisagent la question du "jeu du monde" et ceux qui sont influencés par l'analyse différentielle du sens établie par Saussure. Mais dans tous les cas, la multiple présence du jeu aujourd'hui (sports, jeu du "risque", spéculation boursière, stratégies décisionnelles...) peut expliquer la domination de ce schème, à côté d'autres schèmes, comme ceux de la violence ou du sexe, qui règnent au cinéma et à la TV.

2. - Kairos

Kairos concerne la métrétique du bien, où font irruption les moments favorables et défavorables. Il fut thématisé par Aristote et constitue ce que j'appelle une agathologie aristotélicienne.

Lorsqu'il traita des diverses activités en les liant à la finalité, pour montrer qu'il existe une fin ultime des activités, le souverain Bien, Aristote reconnût l'importance, dans la conduite de la vie, de la connaissance de ce bien en insistant sur la tâche qui vise ce qui convient (tou deontos) comme le font les archers qui visent une cible ( Éthique à Nicomaque, I, 3, 1094a18 ss.). L'expression "ce qui convient", issue du langage de Platon, est abondamment utilisée pour l'action. Or, le bien n'est pas le Bien transcendant de Platon, qu'Aristote écarta en montrant qu'il n'est pas une essence commune, mais concerne toute activité en elle-même. C'est lors de cette critique qu'il mit en évidence la notion de kairos. Il rapprocha différents sens du bien avec les catégories de l'être, ce qui bouleversait les acquis du platonisme. Paraphrasons ce texte fondamental.

Puisque le Bien s'affirme d'autant de façon que l'être - car il se dit (a) dans l'ousia, par exemple Dieu ou l'Intellect, (b) dans la qualité, comme les vertus, (c) dans la quantité, comme la juste mesure, (d) dans la relation, comme l'utile, (e) dans le temps, comme le temps-propice (kairos), (f) dans le lieu, comme l'habitat, etc. -, il n'est pas quelque chose de commun, de général et d'un ; s'il l'était, il ne s'affirmerait pas de toutes les catégories mais d'une seule. Cela entraîne la thèse que les biens sont l'objet de multiples sciences, même ceux qui tombent sous une seule catégorie : ainsi pour le temps propice (kairos), dans la guerre, il y a la stratégie, et dans la maladie, la médecine, et dans les exercices fatigants, la gymnastique (1096 a 23-43).

La thèse est cruciale, car elle révèle qu'en dehors de la science physique, dans le cas des arts où quelque chose est produit, le temps qui concerne la création est le kairos. C'est en explicitant cette perspective qu'Aristote considéra le temps propice également dans l'action à travers la question de "ce qui convient de faire". Au livre II, il dit que les vertus éthiques (= médiété, juste mesure) sont sujettes à périr par l'excès ou le manque, comme dans le cas de la vigueur corporelle et de la santé : "car l'excès et l'insuffisance d'exercice font perdre également la vigueur ; pareillement dans le boire et le manger, une trop forte ou une trop faible quantité détruit la santé, tandis que la juste mesure la produit, l'accroît et la conserve" (1104 a 1 ss.). La présence ici de la vertu et de la juste mesure comme deux manifestations du bien, la première en tant que qualité, la seconde en tant que quantité, montre la complexité de l'agathologie.

Les choses se compliquent encore, quand on découvre que la vertu éthique a rapport avec les affections et les actions, où il y a excès, défaut et moyen terme. Dans la crainte, l'audace, l'appétit, la colère, la pitié, et en général dans les sentiments de plaisir et de peine, on rencontre du trop et du trop peu. Ceux-ci ne sont bons ni l'un ni l'autre ; au contraire : "ressentir ces émotions, dit Aristote, au moment propice (hote dei), dans les cas (eph'hois) et à l'égard des personnes qui conviennent (pros hous), pour les raisons et de la façon qu'il faut (hou heneka), c'est à la fois atteindre le milieu et être dans l'excellence, caractères qui appartiennent à la vertu" (1106 b 18 ss.).

Si l'on ajoute à ces données la délibération au livre III de l'Éthique à Nicomaque, concernant les processus où elle prépare une décision et un choix, en évaluant les facteurs en présence dans un contexte déterminé, on découvre le rôle incontournable du temps propice dans la structuration contextuelle des activités. Cependant, dans la praxis, la délibération s'appuie sur les vertus éthiques (ou à l'inverse sur les vices), conférant une qualité à l'action grâce à l'action de la raison. Pour l'action vertueuse, la direction des opérations s'accomplit grâce à la sagesse pratique (phronèsis), analysée par Aristote au livre VI du même traité9. L'action vertueuse opère en fonction de la "bonne délibération" qui est rectitude dès lors qu'elle cherche à réaliser le bien. Or, dit Aristote, on peut atteindre le bien par des mauvais raisonnements et des moyens erronés. Cela assure une responsabilité à l'agent de l'action. Bien plus, on peut l'atteindre en beaucoup de temps, tandis que d'autres réussissent à l'atteindre en un temps court. Bref, on ne peut, dans le domaine de la sagesse pratique, se contenter d'une réussite détournée, mais il convient de réaliser l'action dans les meilleures conditions, c'est-à-dire selon des conditions "propices", et selon des temporalités variables. En d'autres termes, la voie par laquelle on atteint ce qui convient (kath'hèn oû deî), est une voie où la bonne délibération conduit à une "rectitude", c'est-à-dire qui redresse les déviations possibles sous la pression des excès et par hésitations et défaillances. Ce processus est utile parce qu'il contribue à réaliser la fin du fait que la délibération porte sur ce qui convient, sur la fin requise (oû deî), selon la manière qu'il convient (ôs deî) et au moment qu'il convient (hôte deî), c'est-à-dire au moment propice (kairos) (1142b17-33).

Lorsqu'on tient compte de ces éléments, on comprend que la sagesse pratique (phronèsis) doit régler l'action selon les meilleures conditions possibles, dans un contexte déterminé et un temps propice. La temporalité mise en oeuvre n'est plus la temporalité physique, de Physique IV. La rencontre de plusieurs facteurs dans l'action et sa contextualisation requièrent un autre type de temporalité, fondé sur les deux métrétiques, qui confèrent à l'action une dimension qui lui est propre. Cette temporalité concerne également les arts impliquant une délibération (stratégie, pilotage, médecine). Elle concerne aussi la théorie de la génération spontanée (automaton) où ce qui s'engendre s'accomplit, non pas par une cause efficiente directe, mais par l'action de l'environnement (conditions matérielles de putréfaction et de chaleur). Ce sont les meilleures conditions de ces diverses composantes qui font émerger une organisation dans un moment propice.

IV) Regards sur l'histoire et la psychanalyse

Par ce qui précède il apparaît que la notion de kairos eut une importance sans précédent dans la pensée antique, tant sur le plan de la nature que sur le plan métaphysique, avec une prééminence dans le domaine de la production et surtout de l'action. Son rôle dans le domaine de l'action est incontournable en tant que toute action est tributaire d'un moment favorable ou défavorable avec toutes les conséquences que cela implique. D'où sa présence dans l'histoire humaine (dans le sens large du terme), où les actions arrivent tantôt à des moments opportuns et tantôt à des moments inopportuns, réalisant une promotion de certaines actions parmi tous les possibles réalisables. J'ai illustré cette idée dans l'histoire de la philosophie10. D'où la notion d'historialité qui contourne l'historicité, en faisant en sorte qu'un événement produit à un moment propice ou non peut avoir un destin décisif pour l'avenir. Par ce biais, la notion de temps propice intègre également le domaine de prédilection de la psychologie, et plus spécialement de la psychanalyse, qui met en scène l'histoire de l'individu et tous ses aléas.

Dans ce domaine, la répétition crée le temps du même et se produit à des temps différents. On peut parler d'une double temporalité. Or, ce qui est déterminant en psychanalyse, c'est que l'action (prenant comme horizon les désirs) est liée à la mémoire affective, parce qu'elle affronte souvent l'inaccomplissement, provoquant des refoulements, associés à des souffrances11. Or, le refoulement se produit à un moment propice par une sorte d'adaptation, qui peut aussi être défavorable pour le psychisme. Cette ambivalence complexifie la question du temps de l'action. Ce temps pourtant singulier est, de ce fait, ambivalent. Aussi le traumatisme qui s'y produit peut-il devenir un symptôme permanent, par exemple, d'hystérie. Il s'agit alors d'une détermination rétrospective d'une indétermination originaire difficile à ébranler, ne serait-ce que parce que souvent cette origine disparaît ou devient inaccessible, de sorte que le discours qui devrait l'exprimer ne dévoile pas toujours ce qui est recherché, voire le transfigure. Autrement dit, le temps du même se renforce et persiste en fonction d'une origine issue d'un moment favorable ou défavorable qui se dérobe tout en manifestant des symptômes. Cela ressemble fort à l'historialité, telle que nous la pensons en histoire. On pourrait exprimer cette nouvelle modalité du temps du même, en utilisant le néologisme temporialité. Pour ébranler cette temporialité propre au traumatisme qui s'impose rétrospectivement comme une origine, le psychanalyste doit saisir, dans le discours du patient, le ou les moment(s) propices superposés, pour ébranler la temporialité des noeuds constitutifs de l'inconscient.

En somme, la topologie de l'invisible propre au psychisme n'est pas perceptible et, par conséquent, les moments favorables dans le discours peuvent échapper au psychanalyste. D'autant qu'il est possible d'ajouter des cas de figures où la répétition peut chercher à répéter ce qui échappe, non seulement parce qu'il se dérobe, mais parce qu'il peut ne pas exister. On peut en effet supposer le cas où ce qui est répété n'existe pas a priori et vient à être par l'effet du répétant, créant des obsessions imaginaires. L'interférence des traumatismes pourrait favoriser de telles situations. Dans ce cas, la temporialité ou les temporialités interfèrent avec des temporalités chronologiques ou autres, qui compliquent la tâche de l'analyste. Décoder le discours de l'analysé (dit aussi de l'analysant) devient dès lors un défi.

En guise de conclusion, j'illustrerai un aspect du kairos par l'analyse de Lacan de la célèbre Lettre volée racontée par Edgar Poe12. Comme on le sait, il s'agit de l'histoire d'une lettre qui passera entre les mains de plusieurs personnes, alors que son contenu (signifié) demeure mystérieux. Cette lettre (signifiant) est compromettante pour la Reine, qui la dissimule au regard du Roi au moment où celui-ci entre dans son boudoir. Toutefois, le ministre qui l'accompagne s'en aperçoit et la remplace par une autre, sous les yeux de la Reine. L'enquête menée par Dupin sur ordre du Préfet renforce l'intrigue, parce qu'elle aboutit au vol de la lettre par l'enquêteur. Lacan fonde son analyse sur la répétition de la première scène grâce au vol entrepris par ministre et par la seconde scène du vol organisé ensuite par Dupin qui fait l'enquête. En fait cette répétition implique deux modes du temps propice : le ministre produit une discussion, fait semblant de lire la lettre et la dépose à côté de l'autre lettre, puis engage à nouveau une discussion d'un quart d'heure, avant de dérober la lettre. Dans la seconde scène, après avoir repéré la lettre, Dupin laisse sa tabatière, revient le lendemain, après avoir organisé un incident dans la rue pour attirer l'attention du ministre avant de dérober la lettre. Chacun donc a saisi le moment propice, mais chacun évalue autrement l'espace qui convient pour agir.

Bref, toutes ces formes de répétitions où le même est chaque fois subverti par de l'autre et se manifeste toujours autrement, attestent d'une temporalité différente qui marque divers moments propices. Le point culminant est le moment propice du dénouement qui est hors des scènes retenues par Lacan et qui révèle que le moment que l'on pourrait qualifier du moment du traumatisme est aussi hors de ces scènes, c'est-à-dire se situe dans l'acte du commanditaire qui envoie une lettre dont nous ne saurions jamais le contenu véritable mais seulement le contour, la menace qui pèse sur la Reine. Peu importe ici de savoir si l'interprétation de Lacan est pertinente. Ce qui importe, c'est l'importance du kairos, qui forme un temps hénologique ou, plus exactement, un temps agathologique, lequel peut se manifester selon plusieurs modalités où le temps du même trouve sa place à côté d'une autre temporalité qui le subvertit.


(1) Cf. M. Paty, "Sur l'histoire du problème du temps. Le temps physique et les phénomènes", Le temps et sa Flèche,dir. É. Klein et M. Spiro, Éditions Frontières, Paris, pp. 21-58 ; ainsi que J.-P. Luminet, "Matière, Espace,Temps", idem, pp. 59-80.

(2) Cf. Correspondance Leibniz-Clarke, éd. Robinet, PUF, 1957 ; 4e et 5e Écrits.

(3) Saint Augustin, Confessions, II, 14-20.

(4) Cf. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, tr. H. Dussorf PUF, 1964.

(5) J.-P. Luminet, "Matière, Espace,Temps", op. .cit., pp. 66-70.

(6) C'est là une perspective mise en évidence pour la culture chinoise dans les travaux de François Jullien, qui non seulement y voit, à tort, une originalité chinoise, mais qui ne fait pas toujours clairement la distinction entre "saisons" et "temps propice".

(7) Voir mon étude "Émergence de la thématique de la providence divine de Diogène d'Apollonie à Platon", dans Fate providence and moral responsability in ancient, medieval and early modern thought. Studies in Honour of Carlos Steel, Leuven University Press, Leuven, 2014, pp. 3-21.

(8) Voir mon étude "Le temps selon Héraclite", dans Mosaïque. Hommage à Pierre Somville, éd. J. Denooz, V. Dortu et R. Steinmetz, CIPL, Liège, 2007, pp. 19-23.

(9) Cf. mon étude, " Phronèsis éthique et politique chez Aristote", L'éthique d'Aristote, éd. D. Papadis, Travlos, Athènes, 2006, pp. 189-215.

(10) Plus spécialement dans mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Grasset, Paris, 1998.

(11) Voir mon livre La proximité et la question de la souffrance humaine, Ousia, Bruxelles, 2005, pp. 281-337.

(12) Ibid., pp. 308 ss.

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