L'Université Populaire de la Narbonnaise a décidé cette année de choisir, dans la cadre du festival Elisik organisé par la ville de Narbonne, la thématique du voyage, dans la continuité des réflexions des années passées sur la méditerranée. Nous avons visité celle-ci comme le lieu de naissance de notre civilisation occidentale, articulant le gréco-romain et le judéo-chrétien, sans oublier dans l'histoire des idées l'influence notable de la pensée arabe. Nous évoquons cette année le voyage d'Ulysse, qui est le récit d'une formidable aventure.
Nous avions convoqué les années passées la philosophie grecque. Ce thème du voyage est-il pertinent en philosophie ? La philosophie est-elle un voyage, et est-elle, puisque nous avons lié les deux notions, une aventure, celle de la pensée ?
I) Philosopher est un voyage
Le voyage est un déplacement d'un point à un autre, assez éloigné ; l'aventure est une suite d'événements plein d'imprévus, parfois de risques. Il peut être intéressant d'utiliser les métaphores du voyage et de l'aventure pour parler de philosophie.
Prenons la métaphore du déplacement. Philosopher, c'est toujours se déplacer. La métaphore de la marche est d'ailleurs souvent utilisée en philosophie, qui est une dé-marche. Se déplacer, c'est partir d'un lieu pour aller ailleurs. En philosophie, ce lieu d'où l'on part est le préjugé, ce que l'on pense spontanément avant d'avoir réfléchi, cette réponse à une question que l'on ne s'est pas posée, cette certitude d'être dans le vrai sans avoir administré la preuve. Une pensée toute faite empruntée à notre famille, notre milieu social, notre civilisation, tous ces conditionnements intellectuels qui nous formatent aux stéréotypes de genre et de race, au prêt-à-penser conformiste, à l'idéologie dominante, à la pensée unique, à grand coup de médias, de publicité, de propagande, ce que Socrate appelait le sophisme, l'art de nous faire croire sans souci de vérité. Ce lieu de départ est aussi l'impensé, tous ces présupposés non explicités qui font tenir une pensée, sans conscience ni connaissance de ce qu'elle implique en amont et que l'on suppose acquis, ni des conséquences qu'une idée entraîne...
Philosopher, c'est partir de ces lieux pour aller vers ailleurs. Un ailleurs qui n'a pas le même statut épistémologique (du point de vue de la connaissance) que le point de départ, un ailleurs valorisé, une promesse... Vers où donc ? Vers un double horizon :
- un horizon de sens, parce que l'on cherche à comprendre le monde dans sa complexité et ce que l'on vit, ce qui nous arrive dans une existence où nous avons été "jetés-là" (Heidegger) sans l'avoir choisi (sens-compréhension), et pour s'orienter dans la vie (Kant), existentiellement, éthiquement politiquement (sens-direction) ;
- un horizon de vérité, cette boussole qui indique ce vers quoi doit tendre le philo-sophos, l'ami du savoir. Le philosophe est donc un chercheur, confronté à des problèmes à résoudre dont il ne sait qu'à la fin, s'il y parvient, la solution.
Philosopher, c'est le trajet d'un sujet en projet de sens et de vérité.
Ce déplacement en philosophie se fait, tout au moins en occident, avec comme bagage la raison, qui indique la façon de se déplacer. Se déplacer en raison implique une méthode, par exemple pour Socrate le questionnement et la maïeutique, pour Platon, Hegel ou Marx la dialectique, pour Descartes le doute systématique et radical, pour Nietzsche le soupçon, pour Dewey l'enquête etc. Ce sont des manières rigoureuses de se déplacer, pour avancer méthodiquement et sûrement vers le but recherché.
II) Philosopher est une aventure
Mais ce déplacement, s'il se fait vers un horizon de vérité, est une aventure. On se déplace en voyage généralement pour aller quelque part, et même si on prend quelque chemin de traverse, il finit par arriver à Rome. Or un horizon n'est pas quelque part. On sait que pour les sens, quand on marche, l'horizon c'est toujours plus loin. Dans un horizon de vérité, on sait vers où l'on va, mais sans savoir exactement où, ni si l'on y parviendra, ce qui fait de cette quête une aventure pleine d'imprévus et de risques.
Le risque, c'est la perte de nos certitudes, de nos points d'appui pour comprendre et agir, l'effroi du doute, la désorientation, le scepticisme radical de la connaissance (Pyrhon), le pessimisme existentiel (Schopenhauer) ou le nihilisme, le relativisme des valeurs et la mort de Dieu (Nietzche), toutes d'ailleurs positions philosophiques.
Philosopher, c'est spécifiquement se confronter à des problèmes (problema en grec signifie difficulté), dont les enjeux humains sont tels qu'il faut impérativement y répondre, alors que ces questions sont ardues à penser, avec des contradictions voire des apories, et sur lesquelles les plus grands penseurs divergent.
III) Avec quels bagages ?
La question que nous avons décidé de traiter, c'est de savoir si dans les bagages obligés, il y a les philosophes et l'histoire de la philosophie ; où si l'on peut, tout au moins dans les premières étapes du voyage, se contenter de l'expérience que l'on a déjà acquise dans sa vie, comme support de réflexion, et de certaines rencontres dans des lieux appropriés comme autant d'étapes et d'occasions sur le long chemin.
Je soutiendrai le point de vue que l'on peut apprendre à philosopher au départ, c'est-à-dire dans l'enfance et l'adolescence, mais aussi commencer à philosopher, adulte, sans faire de la convocation des philosophes un passage incontournable.
A) Penser par soi-même
Nous entendons par pratique philosophique d'une part, dans la tradition de l'Antiquité grecque, la recherche du bonheur par une attitude sage, d'autre part, c'est la tradition philosophique occidentale, l'exercice d'une réflexion rationnelle sur les problèmes fondamentaux que se posent les hommes, et que leur pose la vie. Ces problèmes s'articulent à partir de certaines notions-clefs, comme la liberté, la vérité, le sens de la vie et de la mort, le temps, mon rapport au monde, à autrui, à moi-même etc., et à partir de certaines questions comme celles que formulait Kant : "Que puis-je savoir (question de la connaissance) ? Que dois-je faire (question de la morale et de la politique) ? Que m'est-il permis d'espérer (question de la religion, de l'utopie) ? Qu'est-ce que l'homme (qui suis-je ?) ?"... Nous parlerons ici essentiellement de cette seconde pratique, car si elles étaient très étroitement liées dans l'Antiquité, ce lien s'est historiquement distendu chez nombre de philosophes.
B) Apprendre à penser par soi-même en philosophant
De nouvelles pratiques philosophiques sont nées à notre époque, dans la cité (ex : cafés philo, ciné philo) et à l'école (ex : philosophie avec les enfants et les adolescents)1. Elles ont les mêmes objectifs que ceux poursuivis par les philosophes :
- S'entraîner à penser par soi-même, à acquérir une autonomie de la pensée. Penser par soi-même implique de prendre conscience de tous ses conditionnements intellectuels, venant de son milieu familial, social, plus largement civilisationnel, de pratiquer le doute et le soupçon vis-à vis des idées dominantes, et vis-à-vis de ses idées spontanées, surtout, c'est le plus difficile, quand ce sont des opinions auxquelles on est fortement attaché, parce qu'elles sont fortement enracinées. C'est un effort constant à reprendre sans relâche, contre ses propres certitudes, en cultivant la perplexité, la culture de la question, le sens de la complexité du monde et des problèmes... Cette autonomie consiste à se donner des idées réfléchies, argumentées. Elle s'acquiert en se confrontant à ceux qui ne pensent pas comme nous et ont de bonnes raisons intellectuelles de le faire.
- Il s'agit d'une émancipation intellectuelle par rapport aux préjugés, au prêt-à-penser conformiste, aux pressions de la publicité, de la propagande, et même des maîtres-à-penser.
S'émanciper consiste à sortir de la tutelle, à se libérer de ceux qui pensent pour nous, et même comme nous.
Ces nouvelles pratiques reprennent le mot d'ordre de Diderot : "Rendre la philosophie populaire !", en la sortant de son domaine universitaire spécialisé, pour rendre accessible au maximum d'enfants et d'adultes l'apprentissage du philosopher. C'est dans une telle perspective démocratique d'apprentissage que nous proposons une définition du philosopher : "Philosopher, c'est, dans un rapport impliqué au sens et à la vérité pour comprendre mon rapport au monde, à autrui et à moi-même, tenter d'articuler dans ma pensée trois processus : (me) questionner et problématiser, pour mettre en question toute affirmation tenue pour certaine et la mettre à l'épreuve du doute ; définir et conceptualiser des notions et des distinctions conceptuelles pour savoir de quoi l'on parle exactement ; argumenter pour savoir si ce qui est dit est vrai, en justifiant rationnellement mes propos, en faisant des objections pertinentes et en répondant à celles d'autrui".
C) Penser avec et contre les autres
Ces Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) ont en commun de privilégier le dialogue, la discussion, la confrontation avec les autres. Elles fonctionnent sur le postulat que l'on peut élaborer sa pensée et s'enrichir dans l'interaction verbale, en se frottant à l'altérité et la multiplicité des points de vue. Si l'on peut apprendre à penser en réfléchissant dans la solitude (dans son poêle comme Descartes ou sa tour comme Montaigne), et en écrivant devant sa page blanche, ou en lisant des philosophes, on peut aussi le faire dans des échanges avec autrui. Car la pensée s'approfondit à la fois avec les autres (qui me surprennent, me déplacent, contestent ce que je pense...), et contre les autres (je dois fonder mes désaccords, répondre à des objections...).
Mais il faut que soient réunies de notre point de vue un certain nombre de conditions pour que l'échange - le plus souvent collectif - soit intellectuellement formateur :
- des conditions communicationnelles : écouter l'autre (les autres), ne pas le couper ni se moquer, respecter sa personne, car la sécurité et la confiance créent un climat qui facilite la prise de parole publique et l'élaboration sereine de sa pensée ; cela suppose une maîtrise de ses (im)pulsions d'intervention. On peut parler ici avec Habermas d'une "éthique communicationnelle", dans la considération de l'autre d'une part comme usant d'un droit démocratique d'expression, consacrant le droit égal de chacun et de tous à la parole (isogoria), d'autre part comme un "interlocuteur valable" du point de vue de la pensée (J. Lévine), postulant son "éducabilité philosophique".
- des exigences intellectuelles : écouter l'autre en faisant l'effort de comprendre fidèlement ce qu'il dit, être capable de pénétrer sa vision du monde, pour échanger à partir de ce qu'il vient de dire ; élaborer sa propre pensée et l'exprimer le plus clairement possible. Appuyer cette élaboration sur des processus de pensée qui donnent une visée réflexive au propos : formuler des questions, questionner et se questionner, problématiser les notions et les questions ; pour savoir précisément de quoi l'on parle, définir les notions que l'on utilise, les distinguer soigneusement d'autres notions, conceptualiser ; pour se tenir dans un rapport recherché à la vérité, justifier ce que l'on dit, les objections que l'on formule, les réponses aux objections qui nous sont faites, argumenter rationnellement.
- des exigences d'animation de l'échange, qui veille au respect de ces deux types de condition : confiance et sécurité dans le groupe, rigueur intellectuelle dans les échanges2.
D) Des dispositifs pour penser
Il faut alors penser et mettre en oeuvre des façons d'organiser les discussions répondant à ces exigences, des méthodes permettant d'y parvenir. D'où la nécessité d'une réflexion pédagogique et didactique. Nous nous appuyons par exemple pour la démocratie sur la pédagogie coopérative et institutionnelle, et pour la philosophie sur notre travail de didactisation du philosopher.
Nous avons pour notre part, depuis une dizaine d'année, expérimenté et construit, avec Alain Delsol et Sylvain Connac, un dispositif ad hoc, la "Discussion à Visée démocratique et philosophique" (DVDP).
- Démocratique par la répartition du pouvoir entre différentes fonctions dans le groupe : président de séance sur la forme des échanges, avec des règles précises pour la prise de parole, garant démocratique ; animateur sur le fond de la discussion, vigie philosophique ; reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs sur les fonctions, la démocratie de la parole, les processus de pensée mis en oeuvre...
- Philosophique par la vigilance sur la visée philosophique de la discussion par la mobilisation de processus de pensée réflexifs.
Ce dispositif est adaptable selon les différents publics concernés (par exemple à l'âge des enfants). Essentiellement oral, il peut aussi faire appel à des textes de philosophes, à l'écriture de textes différenciés des participants, être précédé d'une introduction plus ou moins longue et experte, prendre la forme d'un café philo, d'un banquet philo ou d'un ciné philo pour adultes, d'un goûter philo pour enfants, d'un atelier, d'une randonnée etc., et se tenir à l'école, dans un café, une médiathèque, une MJC, un foyer de jeunes travailleurs, une maison de retraite, un hôpital, une prison etc., la diversité des lieux, des publics et des âges donnant une coloration particulière à la discussion...
E) Un contexte porteur pour développer plus de démocratie et de philosophie
Apprendre à philosopher soi-même, apprendre à philosopher aux autres est aujourd'hui une nécessité, car le monde est devenu tellement illisible que les experts s'y perdent et se contredisent. Celui-ci est caractérisé par la perte de sens et de repères traditionnels : la mort de Dieu, la désinstitutionnalisation des individus, la fin des grands récits, la montée de l'individualisme qui me rend de façon écrasante responsable de ma vie et de ses échecs. Comment par exemple comprendre ce qui m'arrive en étant jeté-là sans l'avoir choisi ? Comment orienter ma vie quand le relativisme des valeurs m'ôte toute boussole ? Quelle espérance collective aujourd'hui ? C'est ce genre de question que la philosophie rencontre dans sa réflexivité, qui peut accompagner l'intelligence de ma situation et l'assomption de ma condition.
D'où l'importance de faire philosopher au plus tôt les enfants, de les faire grandir dans leur tête, pour les doter d'une capacité d'analyse du monde dans lequel ils vivent, pour leur donner des outils intellectuels de compréhension et d'orientation. C'est l'objectif de la philosophie avec les enfants et les adolescents, pour laquelle je travaille depuis 15 ans.
D'où l'importance aussi de développer la philosophie dans la cité, suivant l'exemple de Socrate, pour amener les gens poussés à courir de plus en plus vite à faire des pauses réflexives, pour eux-mêmes et pour développer leur capacité collective de débattre.
L'objectif humaniste (former l'homme) croise ici l'objectif politique (former le citoyen), car la démocratie a besoin de gens qui pensent, qui discutent, qui argumentent. Et la qualité du débat démocratique exige une rigueur dans l'expression et l'argumentation qui s'apprend...
F) Philosopher sans le préalable des philosophes
Pour faire ce travail réflexif collectif à l'école et dans la cité, point n'est besoin chez les participants d'une culture philosophique préalable, même si elle peut permettre d'approfondir, car l'on peut s'appuyer concernant les questions traitées sur sa propre expérience, ses lectures, et les confronter aux expériences et aux idées des autres participants, sous la conduite d'un animateur.
Car c'est une pratique du philosopher, une pratique culturelle plus que scolaire ou universitaire, que de partir non des auteurs, des textes, de l'histoire de la philosophie, mais des représentations, des opinions, des idées de chacun dans un groupe pour les confronter critiquement, les mettre à l'épreuve du libre examen de tous comme autant de simples hypothèses à envisager pour les valider ou non rationnellement.
(1) Ces nouvelles pratiques sont répertoriées dans notre ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques - Répondre à une demande sociale et scolaire, Chronique sociale, Lyon, 2012.
(2) Voir notre article "Animer une discussion philosophique" sur notre site (gratuit) :
www.philotozzi.com