Mémoire réalisé par Amandine Baeza, professeur d'école
Introduction : de nouvelles orientations dans les programmes
Lors de mes recherches concourant à l'élaboration de la partie théorique de mon mémoire, je me suis particulièrement intéressée au rapport présenté par Alain-Gérard Slama (présenté au nom de la section des affaires sociales) portant sur "L'éducation civique à l'école". Ce rapport, adjoint à l'avis adopté par le Conseil économique, social et environnemental au cours de sa séance du 22 avril 2009, est pour le moins alarmant. L'enseignement civique et moral a perdu de sa légitimité et a pour cause diverses crises, celle de la souveraineté nationale et du civisme qui s'accompagne d'un rejet des valeurs universelles, celle de la cohésion économique et sociale liée à la modernisation de notre société, celle de l'Etat providence qui se transforme en Etat préventif afin de protéger les individus de leur propre comportement. Ajoutons que le développement de la société de consommation n'arrange en rien cette conjoncture puisqu'elle met en avant les besoins individuels, parfois au détriment de l'intérêt de la collectivité. D'après Alain-Gérard Slama :
"Parmi les nuisances idéologiques répandues par la mondialisation, l'une des plus délétères est la banalisation du relativisme, sous sa forme absolue, qui est le rejet des valeurs universelles et, avec le relativisme, la conviction que le propre de la démocratie est de considérer que tout se vaut. Pour lutter contre cette forme de nihilisme, qui rend a contrario les jeunes esprits vulnérables à l'emprise des fondamentalismes et des sectes, et qui rend toute forme d'enseignement de plus en plus difficile, l'éducation civique ne peut s'en tenir à dresser le catalogue des règles utilitaires du vivre ensemble (exposé des motifs, 2009, p. 9).
Un individualisme exacerbé se développe et dessert l'unité de notre pays, unité qui s'exprime à travers les valeurs républicaines. La définition de ces valeurs communes ne fait plus consensus. L'actualité le démontre. L'Education Nationale a été obligée d'intervenir en matière de laïcité et a sollicité le corps enseignant pour clarifier cette valeur auprès des élèves et parents, notamment à l'aide de la charte de la laïcité de 2013. Le gouvernement a aussi pris des mesures dans le sens d'une remobilisation autour des valeurs de notre république notamment après le drame de janvier 2015 dans les locaux de " Charlie hebdo ". La question du "vivre ensemble" est fondamentale dans notre société. Et l'une des missions de l'école est de contribuer à favoriser et permettre ce vivre ensemble, car les élèves d'aujourd'hui seront les citoyens de demain. Comment l'école peut-elle utilement participer à cet édifice consistant à redonner du sens aux valeurs républicaines de sorte qu'elles nous rassemblent plus qu'elles nous divisent ?
En tant que future enseignante, il me semblait opportun d'apporter ma contribution. C'est ainsi que dans la classe dans laquelle j'ai effectué mon stage et qui m'a servi de terrain de recherche pour mon mémoire, je me suis attelée à une réflexion sur ces valeurs et leur importance pour le vivre ensemble. Ce qui m'intéressait ici était de proposer des situations d'apprentissage amenant les élèves à prendre conscience et à réfléchir sur la nécessité de comprendre, d'intégrer et de respecter les règles de l'école et de la classe, règles qui découlent directement de nos valeurs républicaines. Pour ce faire, je devais rester dans le cadre de la législation applicable et en l'occurrence celle des programmes de 2008. En cycle 3, ces derniers énoncent que "l'importance de la règle de droit dans l'organisation des relations sociales peut être expliquée, à partir d'adages juridiques". La circulaire de 2011 relative à l'instruction morale à l'école primaire insistait, notamment en cycle 3, sur le fait qu' "il s'agit de transmettre les principes essentiels de la morale universelle, fondée sur les idées d'humanité et de raison" et qu'il reviendra "au maître de s'appuyer sur une argumentation rationnelle et une expression aussi respectueuse que possible de la conscience de chacun". Cependant, le "Rapport pour un enseignement laïque de la morale" d'avril 2013, qui a inspiré les nouveaux programmes, préconise "l'abandon du travail par maxime au profit d'une démarche d'apprentissage méthodique et régulière" et insiste sur le "respect des principes du pluralisme des opinions et des croyances, de la liberté de conscience, des droits des élèves et de leur famille". Le second pilier pour la maîtrise du socle commun du décret de juillet 2006, en particulier le pilier 6 sur "Les compétences sociales et civiques" propose que l'élève soit capable de "prendre part à un dialogue : prendre la parole devant les autres, écouter autrui, formuler et justifier un point de vue" et "coopérer avec ses camarades".
La loi d'orientation et de programmation de 2013 pour la refondation de l'école de la République a placé le contenu des enseignements au coeur de son ambition. C'est en ce sens qu'a été créé un Conseil supérieur des programmes, qu'un nouveau programme en enseignement moral et civique a vu le jour en juillet 2014 et qu'un nouveau socle de connaissances, de compétences et de culture a été adopté en mars 2015. Ce nouveau socle, applicable à partir de la rentrée scolaire 2016, comprend un domaine 3 qui s'intitule "la formation de la personne et du citoyen" comprenant les compétences suivantes : "Réflexion et discernement : l'élève est attentif à la portée de ses paroles et à la responsabilité de ses actes. Il fonde et défend ses jugements en s'appuyant sur sa réflexion et sur sa maîtrise de l'argumentation. Il apprend à justifier ses choix et à confronter ses propres jugements avec ceux des autres. Il sait remettre en cause ses jugements initiaux après un débat argumenté, il distingue son intérêt particulier de l'intérêt général". De son côté, le programme d'enseignement moral et civique du 3 juillet 2014, applicable dès la rentrée scolaire 2015, précise que "cet enseignement transmet : le goût du dialogue et de la confrontation des idées, le développement de l'esprit critique, l'intérêt porté à la recherche de la vérité. Ces valeurs et ces normes ne pouvant se transmettre à l'école que dans des situations pédagogiques et éducatives où elles sont activement impliquées (discussion, argumentation, projets communs, coopération, etc.), leur enseignement suppose une cohérence entre ses contenus et ses méthodes". Ce nouveau programme d'enseignement moral et civique insiste particulièrement sur le développement du jugement moral. Le libellé même de cet enseignement n'est pas anodin : il s'agit d'un "enseignement "moral" et civique" où la morale est placée avant le civisme car c'est cette éducation à la réflexion et au jugement moral dans le respect du pluralisme des valeurs et convictions qui fera de l'élève un futur citoyen éclairé. Il faut, pour cela, lui permettre de s'adonner à cette réflexion le plus tôt possible tout en l'accompagnant dans cette démarche.
Selon le programme d'enseignement moral et civique du Conseil supérieur des programmes, il s'agit maintenant d'accompagner l'élève vers l'appropriation d'une véritable "culture civique et morale" et l'école doit mettre en oeuvre les moyens d'y parvenir. Les élèves doivent pouvoir vivre cette culture, y être sensibilisés. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi le terrain des nouvelles pratiques philosophiques pouvant être mises en place à l'école primaire et notamment la pratique des discussions à visées démocratique et philosophique. Cette pratique a été pensée par plusieurs spécialistes dont Michel Tozzi, didacticien de la philosophie. J'ai constaté qu'elle était proposée dans les nouveaux programmes d'enseignement moral et civique. Cependant, ce dispositif doit se concevoir comme un projet à long terme. En effet, une réflexion citoyenne ne peut émerger qu'avec du temps et en grandissant, avec l'expérience. Nous savons que notre démocratie ne s'est pas faite en un jour. Un travail de longue haleine s'impose afin d'accompagner les élèves vers le développement de leur propre identité au sein de la société et la prise de conscience des enjeux qui se posent lorsque l'on devient citoyen. Les futurs choix qu'ils opéreront doivent être éclairés afin qu'ils saisissent les conséquences de leurs décisions, leurs actions ou de leur inaction. Ce sont eux, les citoyens de demain, et les valeurs communes de notre pays dépendront des choix qu'ils feront. Il serait donc opportun de faire en sorte que les élèves apprennent à raisonner, réfléchir, être responsables et raisonnables. Ainsi, il serait souhaitable que la pratique des discussions à visées démocratique et philosophique se conçoive dans un cadre assez large, celui d'un projet d'école par exemple, afin de permettre aux élèves de s'imprégner de cette "culture civique et morale". Je suis intimement persuadée que ce dispositif pourrait efficacement contribuer à l'édification de cette culture s'il est mené à long terme et mis en oeuvre avec discernement et bonne volonté.
I/ L'hypothèse de la recherche-action et son explicitation
Cependant, même si la pratique des discussions se faisait sur une courte période, à plus petite échelle et dans le but de servir les objectifs de l'enseignement moral et civique, ne pourrait-on envisager que les élèves puissent, au moins, devenir auteurs de pensées réflexives et citoyennes ? Pour répondre à cette question, je suis partie du postulat que si les élèves n'ont jamais pratiqué ces discussions, il est nécessaire qu'ils aient un minimum de pratique de l'oral de groupe en classe et qu'ils le maîtrisent suffisamment pour se faire comprendre. J'ai pensé que ces conditions étaient réunies au moins avec des élèves de cycle 3. Ainsi, en s'appuyant sur leurs pensées réflexives, ces élèves donneraient du sens aux valeurs promues par cet enseignement, ce qui lui confèrerait toute sa légitimité. Cette légitimité dépendrait donc du sens que les élèves attribueraient aux valeurs communes républicaines. La problématique de ma recherche était donc :
"La pratique de discussions à visées démocratique et philosophique permet-elle à des élèves de cycle 3 de donner du sens aux valeurs républicaines qui fondent notre enseignement moral et civique ?"
Ma seule hypothèse de départ était que ces discussions à visées démocratique et philosophique permettraient l'émergence d'un élève-citoyen réflexif, et ce serait la raison pour laquelle, aux yeux des élèves, les valeurs de notre démocratie prendraient tout leur sens. En effet, grâce à la pratique du philosopher, ce qu'encouragent de telles discussions, les élèves sont amenés à tenter de conceptualiser, argumenter et problématiser. Ces capacités de base du philosopher leurs permettraient de se décentrer, de rentrer dans un processus réflexif et de penser par eux-mêmes. L'ensemble du dispositif développerait l'autonomie et la liberté de jugement des élèves. Pourtant, le caractère philosophique de ces discussions n'est pas garanti, même si le cadre du dispositif, et notamment les rôles attribués aux élèves, y contribue activement. En pratique, nous ne sommes pas certains d'y parvenir, cela dépend de divers facteurs, en particulier des interventions de l'enseignant et aussi de l'implication des élèves dans la discussion.
II/ Méthodologie utilisée pour cette recherche suivie de l'exemple d'une préparation de séance prévoyant la pratique d'une DVDP
J'ai essayé de répondre à ma problématique en émettant une hypothèse devant être éprouvée sur le terrain. Mon approche s'est faite par triangulation, notamment au regard des outils employés. En effet, j'ai varié les outils pour que mon recueil de données soit pluriel autour d'une même direction. Grâce à la combinaison de plusieurs sources de collectes de données, j'ai pu tester la pertinence de mon hypothèse. J'ai donc choisi d'effectuer deux recueils de conceptions, avant et après la pratique des discussions, pour prendre connaissance des représentations que les élèves se font de l'enseignement civique et des valeurs qu'il promeut. J'ai également choisi d'enregistrer les discussions à visées démocratique et philosophique menées en classe avec les élèves, pour analyser leurs transcriptions et déterminer l'évolution d'une éventuelle réflexion de sens civique et moral. Et enfin, j'ai opté pour l'enregistrement de discussions de groupe que l'on appelle focus group ou focus interview. Le groupe concerné se composait de tous les élèves de cette classe et l'objet de ces entretiens, que je qualifierais de semi-directifs, était de procéder à des bilans rétrospectifs de leur pratique des discussions à visées démocratique et philosophique. Grâce à la transcription de ces enregistrements, j'espérais recueillir leurs réflexions liées au cadre démocratique de ces discussions.
L'ensemble des questions philosophiques abordées avec les élèves étaient les suivantes :
- Discuter, est-ce utile ?
- Que veut dire "être juste" ?
- Les êtres humains peuvent-ils être à la fois pareils, différents et égaux ?
- Est-ce qu'être libre, c'est pouvoir faire tout ce que l'on veut ?
Exemple d'une de mes fiches de préparation de séance | |
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Titre de la séance | La justice |
Compétences visées | - Comprendre et respecter les règles de politesse et de civilité qui s'imposent lors d'un échange. - Argumenter ses propos lors d'un échange. - Ecouter et commencer à prendre en compte le point de vue d'autrui. - Comprendre le sens d'un texte littéraire (récit) en répondant à des questions et en s'appuyant sur le repérage des principaux éléments du texte. - Utiliser l'outil informatique pour présenter un travail. |
Cycle et niveau | Cycle 3 - CM1 |
Durée de la séance | 1h10 |
Matériel utilisé | - Extrait du livre Les Contes de la Folie Méricourt : le juste et l'injuste de Pierre Gripari : (p 48-51 chez Grasset Jeunesse, 1983). L'extrait commence par "Il était une fois deux mendiants,..." et se termine à "Tiens, tu es trop bête ! J'aime mieux ne pas te répondre !". - Les différentes fiches d'observation. - Le cahier d'enseignement moral et civique. |
Lieu | La classe |
Durée | Phases et déroulement de la séance |
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5 min | Phase 1 : mise en projet : Consignes : prendre son cahier d'enseignement moral et civique puis écrire, en une phrase ou quelques lignes, sa réponse à la question suivante : Que veut dire "être juste" ? |
15 min | Phase 2 : compréhension de l'extrait du livre Les Contes de la Folie Méricourt, Le juste et l'injuste de Pierre Gripari. Je lis le texte à haute voix : lecture par dévoilement progressif (Cf. Parties 1, 2 et 3 ci-dessous). Consignes : les élèves reformulent ce qu'ils ont compris au fur et à mesure de cette lecture. Les questions prévues pour aider les élèves et les réponses attendues : - Qui est l'auteur et quel est le titre du livre dont l'extrait est tiré ? Le livre s'intitule Les contes de la Folie Méricourt et a été écrit par Pierre Gripari. - Quel est le titre de l'extrait choisi ? Le juste et l'injuste (conte russe). Partie 1 de l'extrait : "Il était une fois deux mendiants, [...] D'accord, répond le juste." - Qui sont les personnages et comment sont-ils présentés ? Ce sont deux mendiants, l'un est présenté comme juste et l'autre comme injuste. - En quoi consiste l'accord entre les deux mendiants ? Ils décident que s'ils rencontrent prochainement au moins une personne sur trois qui pense qu'il vaut mieux être juste alors l'injuste donnera son pain au juste. Si ce n'est pas le cas, c'est le juste qui donnera son pain. Partie 2 de l'extrait : "Ils marchent, ils marchent, [...] Mais cela ne fait que deux...» - Qui les mendiants rencontrent-ils ? Ils rencontrent un paysan et un moine. - Que pensent le paysan et le moine et pourquoi ? Le paysan pense qu'il vaut mieux être injuste pour éviter de se faire avoir soi-même. Même si la justice vient de Dieu, le moine pense également qu'il vaut mieux être injuste. Partie 3 de l'extrait : "Ils marchent, ils marchent toujours, [...] J'aime mieux ne pas te répondre !" - Quel personnage les mendiants rencontrent-ils ? Le diable. - Quelle réponse donne le personnage à la question des mendiants ? Il répond que "Ce qui vit ne peut vivre que dans l'injustice.". - Quel est le mendiant qui gagne l'accord passé ? L'injuste. - Que pense encore, malgré tout, le mendiant qui est juste ? Il pense toujours qu'il vaut mieux être juste. - Quelle est la réaction de l'injuste face à ce que pense le juste ? Il préfère ne pas lui répondre et pense qu'il est bête. |
5 min | Phase 3 : rappel de l'organisation et du déroulement de la discussion Je rappelle l'organisation des groupes et réexplique aux élèves le déroulement de la discussion. Je rappelle le rôle de chacun et la façon dont les fiches d'observation doivent être remplies. |
30 min | Phase 4 : discussion : Consignes : essayer de répondre à la question principale de la discussion : "Et toi, penses-tu comme l'un des mendiants qu'il vaut mieux être juste ?". Je fais un rappel des exigences du philosopher : "On essaye de dire pourquoi on pense ce que l'on dit, de se poser des questions et d'en poser, et de trouver des définitions aux mots importants de la discussion.". Je donne la parole au président de séance qui rappelle les règles de discussion et qui déclare la séance ouverte. Matériel utilisé : - le dictaphone pour enregistrer les élèves (pour la transcription et l'analyse des discussions). - ma fiche de préparation sur le thème de la séance (cf. la fiche ci-dessous) et les différentes grilles d'observation (cf. l'une des grilles d'observation ci-dessous). - mon ordinateur et un tutoriel réalisé par mes soins pour permettre à l'élève journaliste d'utiliser le logiciel de traitement de texte pour élaborer une synthèse écrite de la discussion. |
15 min | Phase 5 : bilan réflexif de la discussion. Nous faisons un bilan collectif de la discussion : qu'ont pensé les élèves de leur propre intervention ? Et enfin, qu'ont-ils pu observer ? J'organise les prises de parole et interroge plus spécifiquement les élèves qui étaient observateurs. |
5 min | Phase 6 : trace écrite personnelle : Consignes : les élèves sont invités à reprendre leur cahier d'enseignement moral et civique pour compléter ou changer l'écrit qu'ils ont rédigé en début de séance. |
FICHE DE PREPARATION SUR LE THEME DE LA SEANCE : LA JUSTICE | |
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Concept central : la justice Concepts connexes : la défense des droits, la liberté, l'égalité, l'équité, la sanction (réparatrice, répressive), le pouvoir judiciaire, l'injustice, le jugement, la loi (loi divine et droit positif), la légitimité, la légalité, l'impartialité, la vengeance. |
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Support : l'extrait du livre Les Contes de la Folie Méricourt : Le juste et l'injuste de Pierre Gripari : (p 48-51 chez Grasset Jeunesse, 1983). | |
Question de départ : et toi, penses-tu comme l'un des mendiants qu'il vaut mieux être juste ? Questions de relance : - Pourquoi dit-on parfois que "ce n'est pas juste" ? - Que veut dire "être juste" ? - D'après toi, une loi est-elle forcément juste ? Qu'est-ce qu'une bonne loi ? - Doit-on désobéir à une loi, une règle qui nous semble injuste ? Pourquoi ? - Une loi juste permet-elle ou empêche-t-elle la liberté ? - Une loi votée à la majorité est-elle forcément juste ? - La loi du plus fort est-elle juste ou injuste ? - Est-il toujours juste de partager de façon égale un gâteau ? Pour que ce soit plus équitable, faut-il ou pas en donner un peu plus à l'enfant qui est pauvre et qui ne mange jamais de gâteau et moins à l'enfant qui en mange tous les jours et dont le papa est pâtissier ? Faut-il récompenser davantage un enfant qui a du mérite ? Le plus méritant, est-ce celui qui a eu une bonne note ou celui qui a eu une moins bonne note mais qui travaille plus ? - Est-ce que l'égalité, c'est être juste ? - Quand on nous fait du mal, est-il plus juste de se venger soi-même ou de faire appel à un adulte ou une personne ayant l'autorité pour résoudre le problème ? |
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Repères théoriques (A l'aide du site https://fr.wikipedia.org/wiki/Justice) : "La justice est un principe philosophique, juridique et moral fondamental en vertu duquel les actions humaines doivent être sanctionnées ou récompensées en fonction de leur mérite au regard du droit, de la morale, de la vertu ou autres sources normatives de comportements. [...] La justice est un idéal souvent jugé fondamental pour la vie sociale et la civilisation. [...] la justice dans ses trois acceptions recouvre : - la justice au sens philosophique d'idéal, individuel ou collectif, - la justice comme norme émanant d'une société ou d'un corps d'autorité, - la justice comme institution. Pour la philosophie occidentale antique, la justice est avant tout une valeur morale. La "justice morale" serait un comportement alliant respect et équité à l'égard d'autrui. Cette attitude, supposée innée dans la conscience humaine serait elle-même à l'origine d'un "sens de la justice", valeur universelle qui rendrait l'être humain apte à évaluer et juger les décisions et les actions, pour lui-même et pour autrui. [...]". La justice est un concept culturel qui varie en fonction des coutumes, des traditions, des structures sociales et des représentations collectives. On distingue la justice dans son sens moral, l'on parle alors de légitimité, et la justice dans son sens juridique, l'on parle alors de légalité. On distingue la justice privée (médiation et loi du Talion) de la justice publique (droit pénal, pouvoir judiciaire, jugement). La justice est une vertu et non une règle. Il existe la justice naturelle (celle des dieux), commutative (entre particuliers pour rétablir une égalité arithmétique) et distributive (entre un particulier et la société pour rétablir une égalité géométrique) selon Aristote. En matière de politique pénale : on peut trouver une justice répressive ou réparatrice. En philosophie, elle désigne "le caractère de ce qui est conforme au droit, soit impartial ou considéré comme bien sur le plan moral.". [...] "On doit à une Aristote une distinction essentielle entre deux aspects de la notion de justice : une justice relative, individuelle, qui dépend d'autrui et une justice globale et communautaire. La première est une vertu ; la seconde concerne les lois et la constitution politique et relève de la raison". |
Citations ressources : - "Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier." http://www.citation-et-proverbe.fr/auteur/martin-luther-king - "La justice est le droit du plus faible". J. Joubert - "Malheureusement, il y a des moments où la violence est la seule façon dont on puisse assurer la justice sociale". T Stearns Eliot - "La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique." Pascal (http://www.citation-et-proverbe.fr/auteur/blaise-pascal) - "La justice, c'est quand on gagne le procès". S. Johnson - "Il y a deux sortes de justice : vous avez l'avocat qui connaît bien la loi, et l'avocat qui connaît bien le juge !" Coluche |
Exemple d'une grille d'observation des discussions
Date : ........................... Prénom de l'observateur : .................................. J'observe un discutant : ........................................................................... |
Oui | Non | Un peu |
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J'attends mon tour de parole. | |||
J'écoute mes camarades, je suis attentif(ve). | |||
Je participe au débat. | |||
Je respecte mes camarades. | |||
J'argumente mes idées, j'explique les raisons de ma pensée. | |||
J'essaie de trouver une définition des mots importants de la discussion. | |||
Je me pose des questions et j'en pose aux autres. | |||
J'apporte des nouvelles idées, je ne répète pas ce qui a déjà été dit. | |||
Remarques éventuelles : .............................................................................................................. |
III/ Quelques éléments des résultats de ma recherche
L'analyse des données recueillies sur mon terrain d'expérimentation m'a permis de confirmer mon hypothèse de recherche. La pratique des discussions favorise l'émergence d'un citoyen réflexif chez les élèves situés en cycle 3. Pourtant, d'après mes lectures, certains s'opposent à l'idée selon laquelle les enfants pourraient se rapprocher d'une démarche philosophique. Selon Patrick Tharrault, l'argument le plus percutant serait celui de Platon :
"La réflexion philosophique ne saurait en effet s'exercer, selon Platon, que sur des connaissances déjà solidement acquises. L'enfant et l'adolescent en seraient donc exclus. Il faut effectivement un matériau sur lequel enclencher le raisonnement philosophique." (Patrick Tharrault, 2007, chapitre 1 : "Peut-on philosopher avec un enfant ?", p 22).
Cependant, d'autres ne sont pas de cet avis comme Epicure, Michel de Montaigne ou Karl Jaspers. Dans son ouvrage, Patrick Tharrault cite d'ailleurs un passage extrait de l' Introduction à la philosophie de Karl Jaspers:
"Un signe admirable du fait que l'être humain trouve en soi la source de sa réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent de leur bouche des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques" ; "Ils possèdent souvent une génialité qui se perd lorsqu'ils deviennent adultes" (Patrick Tharrault, 2007, chapitre 1 : "Peut-on philosopher avec un enfant ?", p 20 et 21).
Je reprends en ma faveur ce dernier argument qui met en exergue les questionnements tout à fait pertinents qu'ont parfois et même souvent les enfants. En pratique, lors de ma recherche expérimentale, j'en ai été le témoin et j'ajoute qu'ils survenaient toujours lorsque je m'y attendais le moins. Ces questionnements étaient peu nombreux lorsque l'on regarde de près les scripts analysés mais ils étaient bien présents et cela prouve qu'il y a bien l'amorce d'une profonde réflexion. J'ai relevé principalement les deux problématiques suivantes :
"Comment on pourrait expliquer des choses, comment on pourrait expliquer des choses rien qu'en dessinant et rien qu'en écrivant si on l'aurait pas dit d'abord ?" (D1.20, E Galaad).
"Il paraît qu'on n'a pas le droit de faire des actes racistes, des actes racistes mais qu'on a le droit de se moquer de certaines religions. Ma question est : est-ce que si on est libre on peut aussi se moquer des autres personnes. Si la liberté d'expression elle dit, qu'on peut se moquer des religions ? Mais est-ce qu'on peut que se moquer des religions ou de plein d'autres choses ?" (D4.35, E Juan).
Le premier questionnement porte sur l'importance du langage oral. L'élève s'étonne et prend conscience que tout procède du langage oral qui est l'expression de notre pensée. On ne peut dessiner ou écrire que si cela a été dit et donc pensé avant. Le deuxième questionnement montre que l'élève, finalement, se demande bien où sont les limites de la liberté d'expression. Ce sont des questionnements pour le moins pertinents qui suggèrent qu'une réflexion assez poussée a été menée. Les réponses ne sont pas évidentes, il ne peut y en avoir qu'une seule et elles sont discutables philosophiquement. Je ne peux pas nier ce fait qui est celui de la démarche de réflexion que l'on rencontre parfois chez les enfants. Lors de la pratique des discussions, les élèves se sont parfois décentrés en trouvant des arguments fondés et universels sans avoir recourt à l'exemple, en voici quelques-uns :
- Pour défendre l'idée que les hommes se ressemblent, certains élèves ont pris de la hauteur en trouvant des arguments permettant d'englober l'ensemble des êtres humains : "On se ressemble, parce qu'on vient tous de quelque part dans le monde." (D3.7, E Galaad) ; "On a tous un point commun. On est tous de la même espèce en fait." (D3.12, E Simon).
- Pour différencier une fille d'un garçon, un élève a soulevé les arguments suivants : "Les garçons, quand ils se marient avec une femme, ils peuvent pas avoir de bébé dans leur ventre." (D3.87, E Iyad) "Et les filles peuvent. Et dans le corps, il y a des choses différentes." (D3.89, E Iyad).
Et enfin, les élèves ont tenté de conceptualiser. Cette démarche est très coûteuse et demande un effort cognitif important pour eux. Les faits parlent d'eux-mêmes :
- Pour tenter de définir le débat, les élèves ont dit : "Débattre, c'est se défendre en parlant," (D1.38, Ea) ; "t'essayes que tout le monde passe de ton avis.", "il faut plutôt qu'ils te croient, ou qu'ils soient de ton avis." (D1.54, Eb).
- Pour différencier les mots pareils et égaux, les élèves ont donné les définitions suivantes : "Etre pareils, c'est se ressembler et penser la même chose." (D3.155, S) ; "Egaux, ça veut dire avoir les mêmes droits." (D3.155, S).
- Pour essayer de définir la liberté, ils ont dit : "Ça veut dire d'avoir certains droits", "Oui, beaucoup de droits, mais pas tous." (D4.15, Ef), "Moi je pense que être libre, c'est essayer d'être le plus juste possible avec les autres, mais d'essayer de ne pas être injuste." (D4.34, Ea). Il rattache la liberté à la notion de justice. Il n'y aurait donc pas de liberté sans justice et sans droits.
Les élèves, en tout cas ceux qui ont participé activement aux discussions, ont pris plaisir à cette démarche. Il ne peut pas en être autrement étant donné l'ampleur de la charge cognitive qui leur était demandée. En pratiquant ces discussions, j'ai moi-même été prise dans ce jeu réflexif très stimulant. Certains élèves avaient même particulièrement hâte de s'exprimer. Je rejoins ici ce que dit Patrick Tharrault :
"Philosopher est donc un plaisir et, puisque nous sommes ici avec Epicure, un plaisir naturel." (Patrick Tharrault, 2007, chapitre 1 : "Peut-on philosopher avec un enfant ?", p 22).
Cependant, et j'en arrive au second aspect de mon hypothèse, est-ce que cette réflexion peut faire émerger ce citoyen chez l'élève ? J'ai conçu l'idée que l'élève pouvait orienter ses pensées de manière à ce qu'une réflexion citoyenne en ressorte et qu'elle procède d'une démarche, d'une volonté de sa part. Lorsque je me réfère à l'analyse des scripts des discussions ainsi que des bilans réflexifs qui les ont succédés, je ne peux que répondre positivement à la question. Cela s'est vérifié sur toutes les séances entreprises avec ces élèves. Ils ont fait part de nombreuses réflexions citoyennes et ont attaché une grande importance à la conformité de leur comportement par rapport au cadre démocratique du dispositif des discussions. Lors de mes lectures, celles qui m'ont permis d'approfondir la partie théorique de mon mémoire, je me suis rendue compte que de nombreux auteurs soutenaient bien cette hypothèse de "l'émergence d'un citoyen réflexif" (M. Tozzi).
Cependant, il est nécessaire de modérer ce propos. Deux paramètres influent sur la validité de cette hypothèse : l'intérêt que portent les élèves au dispositif ainsi que la façon dont il est mis en oeuvre. Je m'en suis rendue compte sur le terrain. Certains élèves ont été assez loin dans la réflexion car dès le départ, ils ont été séduits par le dispositif mis en place ; mais il a fallu l'adapter à la classe. Sur le plan méthodologique, j'ai dû diminuer le nombre d'observateurs pour qu'il y ait assez de discutants et éviter que le processus réflexif ne s'essouffle durant les discussions. L'animateur doit également être vigilant sur la visée philosophique de la discussion, il en est le garant et je dois dire que parfois, la manoeuvre reste vaine. Je dois aussi reconnaître que certains élèves ne se sont pas vraiment intéressés au dispositif ou semblaient peu concernés. Un élève qui avait le rôle d'observateur ne semblait pas porter d'intérêt à la discussion et n'a montré aucune volonté qui pourrait être qualifiée de citoyenne. Il faisait ce qui lui était demandé mais pas plus. Cela ne veut pas dire que cette réflexion n'y était pas mais au mieux, l'élève ne souhaitait pas la partager. Deux autres élèves attachaient de l'importance à la possibilité qui leur était faite de ne pas s'exprimer pendant la discussion. Le refus presque catégorique de ces élèves de ne pas vouloir exprimer leur pensée, traduit le fait que cette liberté d'expression est parfois considérée comme un fardeau. L'un des élèves a voulu faire savoir, lors d'un bilan réflexif, que le président de séance était très gênant lorsqu'il insistait pour qu'il se mette à parler. Dans ce cas, ces élèves seraient peut-être rassurés en jouant le rôle d'observateur plutôt que de discutant. On voit bien que cette hypothèse est fonction de l'organisation, de la mise en place du dispositif. Il doit être le plus en adéquation possible avec le contexte proposé. Certains élèves ont été frustrés aussi, notamment le reformulateur, qui a fini par dire qu'il ne remplissait pas bien son rôle parce qu'il aurait finalement préféré être discutant. J'ai pris conscience de l'importance de faire tourner les rôles. Ceci étant, les discussions ne se sont faites que sur une courte période et je ne pouvais pas proposer aux élèves de changer de rôle car le dispositif est très lourd à mettre en place et il fallait bien qu'ils se familiarisent avec. Si les discussions s'étaient poursuivies sur le restant de l'année, il est évident qu'il aurait été indispensable de redistribuer les rôles suffisamment souvent pour permettre à chaque élève de les expérimenter tous. C'est ainsi que quelques élèves de cette classe, lors de mon stage et au détour d'une conversation, m'ont fait part de leur opinion en précisant qu'il fallait faire des discussions toute l'année et pas seulement sur une période. Ils auraient bien aimé continuer l'expérience. Par conséquent, j'ai la conviction que cette recherche n'a pas été un enrichissement personnel pour moi seulement, mais qu'elle a été aussi largement partagée par des élèves heureux d'y participer et impatients de retrouver un temps de parole et d'écoute. Il me semble tout à fait opportun pour un enseignant de se former à cette pratique, notamment au regard des nouveaux programmes de la rentrée 2015 : mais aussi parce qu'elle a pu montrer, dans de nombreux cas, son efficacité et sa pertinence.