Revue

Vers une altérité intime (discussion à partir de textes littéraires en classe de seconde)

Introduction

La désaffection des jeunes lecteurs au sein du contexte scolaire a donné lieu depuis plus de deux décennies à un certain nombre de dispositifs visant à renouveler les approches pédagogiques de lecture analytique en classe de français. La pratique de la discussion ou débat, inscrite dans les programmes scolaires pour la classe de français depuis 2002, occupe une place importante parmi les tentatives visant à faire advenir une posture de sujet lecteur.

Professeur en UPE2A au collège Georges Sand, à Toulouse, nous allons présenter un dispositif de discussion à partir des textes littéraires que nous avons mis en place avec des élèves de seconde du lycée Gabriel Fauré de Foix, au sein duquel nous enseignions le français durant l'année scolaire 2014-2015.

Les enjeux étaient multiples. Tout d'abord, tenter de faire entendre le texte littéraire dans sa dimension fondamentalement axiologique et s'écarter ainsi d'une instrumentalisation excessive corrélée à une approche du texte essentiellement basée sur des connaissances de nature théorique et plaçant trop souvent l'élève dans une position de passivité génératrice d'échec scolaire. S'éloigner d'une approche de la lecture normative et prescriptrice d'une orthodoxie institutionnelle risquant de réduire l'acte de lire à un soliloque mimétique oblitérant l'accès au sens.

Tenter ainsi de sortir d'une impasse en forme d'injonction paradoxale : être capable, pour la lecture du texte littéraire, de restituer un savoir conforme aux attentes liées aux épreuves du baccalauréat, et dans le même temps exprimer et défendre un point de vue personnel.

S'il ne s'agit pas de révoquer en doute la validité d'une telle approche pour un certain nombre d'élèves relativement à l'aise dans la reproduction élitiste entretenue par le système scolaire, il est question de tenter d'inviter tous les autres à trouver du sens à la lecture littéraire. Interroger enfin la profondeur du texte littéraire en tant que réflexion sur l'humain et sur le monde, trop souvent éclipsée par la philosophie présentée comme lieu privilégié de la pensée.

Le dispositif de la discussion permet une régulation de la prise de parole et un travail des compétences transversales et disciplinaires inscrit dans le cadre du respect et de l'écoute de la parole de chacun et de chacune. Cela a une incidence très positive sur la confiance en soi, l'image de soi de chaque élève, ce qui constitue le socle sur lequel peuvent s'articuler savoirs disciplinaires et réflexion personnelle.

Animer, c'est donc poser des questions et non pas donner des réponses. C'est favoriser l'émergence d'un penser par soi-même avec les autres, et d'un vivre ensemble porté par la parole littéraire et l'interprétation de chacun avec tous.

Les valeurs de la République, telles que le respect et la liberté d'expression, dont la très violente mise à mal liée aux événements de janvier 2015 avait provoqué un très grand choc pour les élèves et l'ensemble de la communauté éducative, nous ont conduite à centrer la problématique générale de ce travail autour de la question de la discrimination. La liberté d'expression étant au fondement de toute littérature et conditionnant toute réelle possibilité de communauté, il était nécessaire, en ces temps de retour de la barbarie quasiment transmis en "temps réel" par les médias, d'inviter les élèves à réfléchir autour de cette notion à la lumière des textes. Comme l'écrit Julien Gracq dans En lisant en écrivant : "Littérature et politique ne manquent guère, à chaque fois que reviennent des moments de fièvre, de se tenir étroitement la main1".

I) Présentation des séances

A) Le dispositif pédagogique

Nous avons adopté pour cette expérimentation le dispositif pédagogique utilisé par Michel Tozzi dans les discussions à visée philosophique et littéraire, proche de celui utilisé dans les communautés de recherches liées à la méthode Lipman, dans l'axe des travaux fondateurs du philosophe américain Mathew Lipman.

Ces discussions ne devaient pas se réduire à un "débat interprétatif" autour du texte. Les élèves devaient véritablement pouvoir s'exprimer de manière personnelle, afin de réellement prendre la parole et ainsi de co-construire une réflexion sur le texte. Ainsi la problématique choisie devait-elle venir des élèves, sans référence à une "problématique correcte", contrairement au débat interprétatif en littérature où la problématique est généralement formulée par l'enseignant.

La séance, d'une durée de cinquante-cinq minutes, s'ouvre sur la lecture du texte, suivie d'un éventuel temps d'éclaircissement du sens. Les élèves prennent ensuite dix minutes pour élaborer, individuellement ou par petits groupes, une question à partir du texte puis votent pour l'une d'entre elles. La personne qui anime peut inviter à un travail de précision ou de reformulation, si elle l'estime nécessaire au bon fonctionnement de la discussion.

Les textes retenus étaient :

  • La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
  • Jean de La Fontaine, "Les animaux malades de la peste", Fables
  • Voltaire, "Prière à Dieu", Traité sur la tolérance
  • Primo Lévi, Si c'est un homme, Poème liminaire
  • Albert Cohen, O vous frères humains
  • Montaigne, "De la vanité", Les Essais

Les objectifs étaient :

  • Comprendre un texte et pouvoir en restituer le sens à l'oral.
  • Problématiser un texte et faire des liens avec des réalités contemporaines.
  • Savoir formuler clairement et distinctement sa pensée.
  • Savoir argumenter avec efficacité (donner un exemple, reformuler, etc.).
  • Développer la confiance et l'estime de soi.
  • Savoir prendre la parole dans un groupe.
  • Respecter la parole d'autrui.
  • Apprendre à penser par soi-même avec les autres.
  • Être capable de développer un point de vue personnel sur la question des préjugés et de leur incidence sur les comportements violents au sein de la société.

Ainsi avons-nous souhaité nous inscrire dans une pratique d'atelier rejoignant une visée énoncée par Jacques Lévine, celle de "rendre le monde plus habitable2".

B) Le déroulement des ateliers

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

Aider les élèves à mesurer l'importance de la liberté d'expression passe notamment par l'invitation à la prise de conscience de la portée de leurs propres paroles et par la confrontation de leur jugement à celui d'autrui. La discussion à partir de ce texte constituait, ainsi que l'écrit Michel Tozzi, un "processus démocratiquement socialisateur3".

La question retenue par les élèves à partir de ce texte fut : "En quoi cette déclaration est-elle toujours actuelle ?".

Une discussion à partir de ce texte en ouverture de la séquence permettait aussi de faire mesurer aux élèves l'importance de l'argumentation, constituant l'un des quatre objets d'étude figurant au programme de seconde, en tant que celle-ci a un rapport direct avec les normes et les valeurs de la société dans laquelle ils vivent.

Anna : moi je pense que c'est toujours actuel parce que quand ils disent que "l'ignorance, l'oubli et le mépris des droits" sont "les seules causes des malheurs publics", on voit bien que ça n'a pas changé.
Animatrice : vous êtes d'accord avec ce que vient de dire Anna ? Pourriez-vous donner un exemple ?
Mélissa : oui, les attentats de Charlie Hebdo, on peut dire que c'est au moins de l' "ignorance", de l' "oubli" et du "mépris des droits". La vie c'est un droit naturel, non ?
Angie : moi je ne suis pas d'accord avec ce que dit Mélissa. La Déclaration des droits de l'homme, c'est un texte de loi, ce n'est pas la réalité. C'est de l'argumentation directe. Dire que la vie c'est un droit naturel, on pourrait tout aussi bien argumenter le contraire si on voulait. D'ailleurs c'est bien ce qu'ils font, ceux qui ont fait ça.
Animatrice : êtes-vous d'accord avec ce que vient de dire Angie ? La Déclaration des droits de l'homme est une argumentation et elle aurait pu contenir des idées contraires, ça aurait pu être une déclaration de non-droit ?
Ilan : non, je ne pense pas. La Déclaration a été faite pour permettre le vivre ensemble justement, ce dont on essaie de parler ici. Je ne pense pas qu'elle aurait pu défendre un non-droit, ce serait absurde.
Animatrice : est-ce que tout le monde comprend ce que Ilan vient de dire ?
Anna : oui, moi je suis d'accord. Et on voit bien qu'aujourd'hui ça n'a pas changé, parce que, aujourd'hui encore, il faut des lois pour que les gens ne causent pas trop de malheur autour d'eux.
Animatrice : les lois, le malheur... Est-ce que l'argumentation peut être une manière de tenter de faire en sorte que la société aille bien ?
Lola : oui, je crois. Dans les textes argumentatifs, on trouve ce qui est bien et ce qui est mal, que ce soit directement comme ici ou pas comme dans Candide par exemple.

Les élèves ont également été invités à préciser leur pensée, à donner des exemples, ce qui reste une chose difficile à faire pour eux d'une manière générale et nécessite un travail important.

Angy : oui, c'est un texte de loi. C'est par la loi qu'il peut y avoir un impact sur la société.
Animatrice : pourrais-tu donner un exemple dans le texte ?
Angy : oui, articles 4 et 6. La loi est l'expression de la volonté générale et c'est aussi la loi qui fixe les limites.
Animatrice : y a-t-il des liens que vous pourriez faire avec d'autres textes ?
Mélissa : Candide.
Animatrice : pourquoi ? Peux-tu préciser ?
Mélissa : Parce que Candide devient libre à la fin. Il a une liberté de conscience.

Tous les élèves, même les plus en retrait, ont peu à peu osé prendre la parole, grâce à la bienveillance et à l'écoute attentive de tous les participants, ce qui a eu des retentissements sur l'ensemble des cours de français.

Les animaux malades de la peste

La question retenue pour le débat fut : pourquoi avoir choisi l'argumentation indirecte pour critiquer la cour du roi ?

Angie : moi je pense que l'argumentation indirecte c'est parce qu'il ne pouvait pas critiquer le roi directement, alors il a eu recours à des animaux pour qu'ils puissent servir de symboles. Par exemple le renard représente la ruse, le lion bien-sûr représente le pouvoir et tout.
Animatrice : tout le monde est d'accord avec ce que vient de dire Angie ? Quelqu'un pourrait-il reformuler cette idée ?
Mélissa : oui. Il utilise, comment dire, une... métaphore ?
Animatrice : une métaphore ? Tu peux préciser ?
Mélissa : heu... Je voulais dire en fait que les animaux ça représente des hommes.
Animatrice : vous êtes tous d'accord avec ce que Mélissa a dit ?
En-Élise : oui les animaux ça représente des hommes. C'est une... personnification ?
Ilan : ah, oui, il donne des caractéristiques humaines à des animaux, c'est ça, c'est une personnification et il l'utilise parce qu'il veut critiquer le pouvoir et marquer l'esprit des lecteurs.
Animatrice : une critique, vous êtes tous d'accord ?
Alix : c'est une critique que fait La Fontaine et il utilise les animaux parce qu'il veut raconter une histoire qui plaise au lecteur. Pour mieux marquer son esprit. Je suis d'accord avec Ilan.
Guilhem : oui. Ça lui permet de dénoncer les courtisans de la cour du roi. Il montre que tout est noir pour l'âne mais que tout est blanc pour les autres. Il montre qu'ils sont injustes.
Anna : oui mais il montre surtout qu'ils ont le pouvoir et ça il veut le dénoncer à travers cette fable. C'est un apologue. Il fait même appel à la mythologie au début avec l'Achéron.
Animatrice : oui, tu peux préciser ce que c'est que l'Achéron ?
Anna : je ne me souviens plus très bien.
Animatrice : quelqu'un peut l'aider ?
Angy : oui, l'Achéron c'est le fleuve des Enfers je crois. Mais en fait dans cette fable il se moque de la justice des hommes. C'est ironique. Il montre que la justice à la cour du roi c'est comme du théâtre. Et ça c'est encore pareil aujourd'hui. C'est comme dans la Déclaration des droits de l'homme aussi, il veut montrer qu'ils ne respectent pas le droit, enfin, celui de l'âne, enfin, c'est un peu sa faute aussi...

Pour un certain nombre d'élèves, notamment ceux qui rencontraient le plus de difficultés en français, la discussion a permis l'émergence d'un intérêt accru pour le texte et la réflexion qui se construisait autour de celui-ci.

Ilan : moi, je ne suis pas d'accord pour dire que c'est de la faute de l'âne si son droit n'est pas respecté. Ce n'est pas de sa faute si les puissants sont injustes.
Angy : peut-être. Mais on voit bien que ça n'a pas changé. Aujourd'hui les petits, ceux qui n'ont pas le pouvoir, ils sont toujours dominés par les autres. ça pourrait donner une lutte sans fin aussi pour le pouvoir.
Animatrice : vous pourriez faire un lien avec votre question ? Pourquoi avoir choisi l'argumentation indirecte pour faire une critique du pouvoir ?
Hugo : parce qu'avec la personnification et les animaux, il arrive plus à toucher l'esprit du lecteur. On peut les imaginer.

Prière à Dieu

Les élèves ont choisi de retenir pour la discussion la question suivante : "Pourquoi Voltaire s'adresse-t-il à Dieu ?".

Anna : moi je pense que c'est pour critiquer le fanatisme qu'il s'adresse à Dieu dans ce texte.
Ilan : il y a une apostrophe au début du texte qui montre qu'il s'adresse à Dieu.
Animatrice : oui. Est-ce que vous pouvez préciser quel est ce Dieu auquel s'adresse Voltaire ?
Angie : non mais en fait Voltaire est contre la religion. Il croit en Dieu mais pas pareil. Il croit en Dieu mais pas en la religion.
Animatrice : vous êtes tous d'accord avec ce qu'Angie vient de dire ?
Mélissa : moi je n'ai pas vraiment compris ce qu'il a dit.
Animatrice : Angie, pourrais-tu reformuler ce que tu as dit ?
Angy : oui. Voltaire est un philosophe des Lumières. Il croit au pouvoir de la raison. Pas à celui de la religion. Le Dieu auquel il s'adresse dans ce texte est un Dieu qui peut être celui de tous les hommes. Il le dit dans le texte : "Dieu de tous les êtres".
Animatrice : vous êtes d'accord ?
Lola : Moi je ne suis pas tout-à-fait d'accord. En fait on a plutôt l'impression que c'est aux hommes qu'il s'adresse dans ce texte. Franchement le message sur l'intolérance c'est pas à Dieu qu'il veut le faire passer.
Animatrice : pourrais-tu préciser un peu cette idée ?
Lola : en fait il montre que les hommes sont faibles. Qu'ils ne font pas preuve de tolérance. Il leur demande d'être tolérants. Il donne l'impression de s'adresser à Dieu mais en fait c'est aux hommes qu'il parle.
Mélissa : c'est une prière. C'est pour ça qu'il s'adresse à Dieu.
Animatrice : oui, la forme de la prière. Il s'adresse à Dieu et c'est aux hommes qu'il parle. Vous êtes tous d'accord ?
Gilhem : il utilise le champ lexical de la faiblesse pour parler des hommes. Leurs "débiles corps" par exemple.
Julie : oui il dit aussi "faibles créatures", "lois imparfaites". Il les dévalorise en fait.
Corentin : il utilise une accumulation pour montrer que les hommes sont faibles et ridicules. Qu'ils ne se respectent pas les uns les autres.
Angie : il parle même de "vanité". Donc il les dévalorise vraiment beaucoup. On a même l'impression qu'il pense que ce que les hommes font n'a pas vraiment de sens parce qu'ils se haïssent et qu'ils sont violents. Et il y a des antithèses avec Dieu parce qu'il est tout puissant et éternel.

Les élèves ont spontanément repéré et exprimé les enjeux majeurs du texte de Voltaire. Il nous a semblé préférable de ne pas systématiquement solliciter l'identification précise des procédés littéraires utilisés dans le texte. Cela pouvait se faire de manière plus approfondie dans un second temps, ce qui ainsi ne gênait pas la spontanéité du rapport que les élèves construisaient ensemble avec le texte.

Lola : oui, je suis d'accord. Il y a beaucoup d'antithèses. L'homme est présenté comme faible, petit, à tous les sens du terme. Il n'est rien par rapport à Dieu mais ça ne l'empêche pas de faire le mal. Voltaire défend la tolérance en montrant que l'homme n'est pas tolérant justement.
Angie : oui là c'est une stratégie argumentative.
Animatrice : oui, il utilise une stratégie argumentative. Vous êtes tous d'accord ? Pourriez-vous dire dans quelle visée il fait cela ?
Mélissa : il fait cela parce qu'il veut défendre sa thèse.
Animatrice : oui, pourrais-tu préciser ?
Mélissa : le fait que l'homme est intolérant et fait le mal alors qu'en fait il n'est rien.
Rémy : oui en fait la thèse de Voltaire, c'est que l'homme doit être tolérant parce qu'il est tout petit dans l'univers et devant Dieu. Mais comme on a dit ce n'est pas le Dieu de l'Église. C'est celui de tous les hommes comme il le dit dès le début du texte : "de tous les êtres, de tous les mondes, de tous les temps".
Anna : oui cette anaphore insiste bien sur l'universalité de Dieu pour Voltaire. C'est le combat des Lumières, la raison contre les dogmes.

Poème liminaire de Si c'est un homme

La question retenue par les élèves fut : "Pourquoi l'auteur a-t-il choisi d'employer la forme de la poésie pour faire passer son message ?".

Anna : je pense qu'il a choisi la poésie parce que c'est plus fort.
Mélissa : ah plus fort... Je ne pense pas que c'est plus fort. C'est plutôt pour l'amour en général...
Angie : mais là aussi ça parle d'amour tu vois. L'amour des hommes les uns pour les autres. Il n'y a pas que l'amour entre un homme et une femme, l'amour... romantique je veux dire... là il est en train de parler de l'amour de l'humanité.
Animatrice : vous êtes d'accord avec ce que dit Angie ? L'amour de l'humanité ?
Ilan : oui. C'est plus grand que juste l'amour entre deux personnes. Ça parle de respect aussi. C'est pour ça qu'il utilise la poésie. Parce que comme ça il peut toucher le lecteur quand il parle de toutes ces horreurs qui se sont passées.
Animatrice : la poésie, en particulier, oui. Tu pourrais préciser ?
Ilan : ...
Animatrice : quelqu'un peut l'aider ?
Anna : je pense que c'est comme dans "L'Albatros" de Baudelaire. Ça lui permet d'exprimer plus que ce qu'il dit. Enfin avec les sentiments aussi. C'est plus fort.
Animatrice : la poésie, c'est plus fort pour les sentiments et on peut dire plus que ce que l'on dit avec, est-ce ce que tu as dit ?
Anna : Oui, c'est ça, ça peut permettre de dire des choses qu'on ne pourrait pas dire autrement, ça fait penser à la figure d'Orphée.
Mélissa : moi je pense surtout que ça ne peut pas se dire ce dont il parle. Parce que c'est trop. Toutes ces choses. D'ailleurs il dit même pas les mots. Il décrit pas les pauvres gens qui meurent à cause des nazis. Il les compare à une grenouille en hiver.
Alix : je suis d'accord. Dans son poème on a l'impression que c'est même plus des hommes.
Julie : oui enfin ça c'est ce qu'il demande.
Animatrice : tu peux préciser ? Ce qu'il demande ?
Julie : il demande si c'est un homme...
Angie : il demande si c'est un homme parce que ça n'en est plus un justement et là tu vois c'est pour ça qu'à la fin il lance une malédiction pour ceux qui pourraient continuer à penser qu'on peut agir comme ça.
Animatrice : vous êtes d'accord avec ce qu'a dit Angie ?
Anna : moi je suis un peu d'accord. Je pense qu'il faut dire aussi que ceux à qui il s'adresse dans ce poème, "Vous", c'est nous en fait.

Les élèves se sont laissés toucher par le poème et ont spontanément perçu l'intensité du rapport de la poésie avec l'indicible.

Ô vous frères humains

Les élèves avaient choisi de retenir comme question : "Pourquoi tant de haine envers les juifs ?".

Vincent : je pense que c'est un texte ironique.
Ilan : je ne suis pas d'accord. Ca ne peut pas être ironique, vu qu'il parle de lui quand il était petit et qu'il l'a vraiment subi. Je pense que c'est autobiographique comme on l'a dit tout-à-l'heure. Donc ça ne peut pas être ironique.
Animatrice : qu'en pensez-vous ? Et toi, Vincent, pourrais-tu nous expliquer ce qui te fait dire que le texte est ironique ?
Vincent : non, en fait je suis d'accord avec Ilan. Il raconte ses souvenirs.
Animatrice : peut-on le voir dans le texte ?
Vincent : non, on ne peut pas le voir dans le texte. Ça aurait pu être ironique si on ne regarde que cet extrait mais c'est vrai on a dit tout-à-l'heure que c'était autobiographique.
Animatrice : oui. Et qu'est-ce qui pourrait faire dire que ce texte est ironique, indépendamment du fait que l'on sait qu'il raconte ses souvenirs ?
Lola : ce qui peut faire penser qu'il est ironique c'est justement l'exagération. Toute cette accumulation de questions et le champ lexical de l'humiliation. Ça peut paraître incroyable qu'on puisse parler comme ça à un être humain.
Angy : oui et aussi qu'il utilise beaucoup d'affirmations. C'est vraiment exagéré tu vois là. Il n'a aucune distance par rapport à tout ça. Il croit vraiment qu'il a raison et qu'il dit la vérité. C'est vraiment un sale type, ce n'est pas ironique ; ça montre bien l'accumulation de la haine et aussi qu'elle n'a pas de raisons valables.
Animatrice : vous êtes tous d'accord avec ce que dit Angie ?
En-Élise : oui. En plus il parle de l'affaire Dreyfus. Mais il n'a pas l'air de savoir ce qui s'est réellement passé parce qu'il traite le garçon de "traître" comme Dreyfus alors qu'il a été réhabilité.
Julie : avoir de la haine, c'est être raciste.
Mélissa : non, c'est plutôt les préjugés sur la religion. Pas le racisme.
Animatrice : est-ce que vous pensez qu'il est question de racisme ? Il est important d'être précis quand on utilise les mots. Il faut être attentif à leur définition.
Anna : le racisme, c'est plutôt par rapport à la race. Ici c'est plutôt un conflit de religions.
Animatrice : pourrais-tu donner une définition du mot "racisme" ? C'est déjà un peu ce que tu viens de faire. C'est basé sur quoi ?
Anna : c'est en rapport avec l'origine. De là d'où l'on vient. Mais des races il n'y en a pas. C'est la race humaine.

Les élèves ont spontanément perçu la dimension critique du texte à travers l'exagération liée à l'accumulation de termes péjoratifs. Cette séance fut aussi l'occasion d'un petit travail autour de la précision lexicale, pour des termes comme "racisme" et "antisémitisme", ce qui est essentiel pour la compréhension du texte.

Angie : on peut dire aussi qu'on peut... Il y a beaucoup de haine envers les Juifs pas parce qu'ils sont Juifs mais à cause de ceux qui les ont représentés et dont on se souvient. Par exemple je pense aussi que le fait que les allemands aient haï les Juifs pendant aussi longtemps ça peut faire que... Pas qu'ils aient raison mais peut-être qu'il y en a qui ont pensé que c'était justifié et qu'ils les haïssaient pour quelque chose... Enfin...
Gabriel : oui. C'est de l'argumentation mais en sens contraire.
Animatrice : oui. Tu peux préciser ?
Gabriel : ...
En-Élise : en sens contraire du texte. Le texte argumente contre le racisme envers les Juifs, ou... Mais les nazis argumentent dans l'autre sens.
Animatrice : le texte argumente contre. Tu peux préciser ?
En-Élise : autant d'insultes ou de paroles blessantes, autant d'arguments, parce que ça choque le lecteur. C'est important parce que c'est rentré dans des clichés par rapport aux différentes religions.
Animatrice : vous pensez que c'est quelque chose qui s'est banalisé ?
Thomas : ça se débanalise parce que, grâce à ces débats...
Angie : la haine envers les djihadistes, bien que le gouvernement essaie d'expliquer que ce ne sont pas tous les musulmans, il y en a quand-même qui vont penser que tous ceux qui croient en Allah... Et c'est pas parce qu'on va dire aux gens que c'est pas vrai qu'ils vont penser que c'est pas vrai. C'est comme si on... Bon... Je sais pas... Mon papi il est super raciste et jamais il changera d'avis sur les Arabes. C'est pas parce qu'on essaie d'expliquer à quelqu'un qu'il va forcément l'entendre parce que je sais pas, s'il l'a pensé toute sa vie il comprendra pas, du coup bien qu'on lui dise que les Juifs ne sont pas tous les mêmes il continuera à les détester comme s'ils étaient tous les mêmes. Une personne comme ça aurait même pas pensé trouver de l'ironie dans ce texte.

Ensemble, les élèves perçoivent bien la dimension subjective liée à l'acte de lire et la dimension axiologique de ce texte à portée argumentative. Angie, qui exprime cela, a progressivement modifié son attitude au cours de l'année scolaire, au fur et à mesure qu'il s'est senti respecté et écouté. Très en retrait en début d'année, il a progressivement adopté une attitude impliquée en cours, ce qui lui a permis de développer ses capacités.

Thomas : oui. C'est comme dans le poème de la semaine dernière, ça montre que les Juifs ne sont pas considérés comme des hommes.
Angie : oui et ça montre aussi que l'homme qui agit comme ça est coupable, qu'il ne voit que lui.
Animatrice : il ne voit que lui. Oui. Et donc il ne peut pas changer d'avis ?
Mélissa : on peut faire changer quelqu'un d'avis mais on n'est pas obligé d'aimer tout le monde. On n'est pas obligé de montrer la haine qu'on a. Donc si on a un avis personnel, c'est fait pour qu'on ait un avis personnel, pas pour qu'on nous fasse changer d'avis.
Animatrice : vous êtes d'accord ?
Gabriel : quand on fait un débat c'est l'argumentation qui joue tout.
Animatrice : oui. Mais qu'est-ce qu'un avis personnel ? Pensez-vous que le fait d'avoir un avis personnel est détaché de tout le contexte qui vous entoure ? On pourrait revenir à la question : pourquoi tant de haine ? Qu'est-ce qu'un avis fondé sur des arguments ?
Angie : ben... c'est une accumulation d'événements qui ont fait que... Enfin c'est surtout ce qu'on a retenu de ce qui s'est passé.
Animatrice : oui, tu peux faire un lien avec le texte ?
Angie : oui. Le petit garçon a retenu l'humiliation et ça a fait qu'il s'est forgé un point de vue. Voilà. On va se faire un avis personnel selon ce qu'on a retenu de l'histoire.
Ilan : il y a toujours des choses qu'on retient et d'autres pas.
Gabriel : on pourra jamais tous avoir le même avis. Il y a à peu près un million de personnes qui se sont mobilisées pour Charlie Hebdo. Pourtant il y a encore des gens qui disent "Si tu t'en fous fais tourner".
Angie : du coup l'avis personnel n'est basé que sur sa propre envie de réfléchir à la chose.
Animatrice : nous approchons de la fin du temps de la séance. Revenons à la question. Pourquoi tant de haine envers les Juifs ?
Thomas : parce qu'il y a une différence. Ils étudient beaucoup. C'est des docteurs, tout ça...
Animatrice : vous pourriez donner un exemple à l'appui de cet argument ?
Angy : c'est juste que la France elle est chrétienne. Et la chrétienté c'est de vivre pauvre et de tout donner à son Dieu alors que les Juifs c'est un peu comme pour les protestants, c'est pouvoir s'enrichir un maximum pour... Je ne sais pas en fait. Je pense que c'est suivant les croyances.
Animatrice : bon. Le temps de la séance est écoulé. Il serait important de donner quelques exemples ... C'est important de savoir sur quoi on se base pour affirmer quelque chose... Il faudra qu'on fasse le point là-dessus.
Thomas : c'est pas parce qu'ils sont différents qu'ils sont discriminés. C'est peut-être parce que les arguments contre eux ne sont pas vrais. C'est peut-être ça que veut dire l'auteur de ce texte parce qu'il utilise beaucoup de clichés.

"De la vanité"

La question retenue par les élèves fut : "Pourquoi les Français renient-ils les étrangers ?".

Lors de cette discussion, les élèves ont bien perçu la dimension argumentative du texte et se sont notamment demandé dans quelle mesure il est possible de penser par soi-même, ce qui est au coeur de l'humanisme de Montaigne.

Animatrice : bon, ça a sonné. C'est intéressant de finir là-dessus : est-ce qu'on est libre de penser et quel rapport ça a avec le texte de Montaigne et plus largement avec la littérature ?
Lola : ça veut dire qu'on refait ce qu'on a vu faire.
Animatrice : oui. Et voir d'autres choses ça peut nous amener à faire d'autres choses ? Voir à travers les textes littéraires aussi ?
Ilan : on ne peut pas se souvenir de ce qu'on ne nous a pas appris.
Animatrice : oui et tout-à-l'heure on avait parlé de la fatalité. On peut peut-être se dire que ça n'en est pas une ?
Angy : oui, mais ça en est une pour la plupart des personnes.
Animatrice : mais est-ce qu'on peut quelque chose pour la plupart des personnes ou est-ce qu'on peut quelque chose pour soi ?
Julie : non, on ne peut quelque chose que pour soi.
Angy : en tout cas une personne ne pourra jamais changer le monde.
Animatrice : non. Mais il y a une image. L'océan est constitué de gouttes d'eau.
Ilan : oui. Il faut d'abord qu'elle existe.

Conclusion

Les élèves ont manifesté un réel intérêt pour ces discussions, et souligné maintes fois l'importance d'être invités à s'exprimer de manière personnelle. Le dispositif leur a en effet permis de s'exprimer de façon spontanée, sans faire peser sur eux la nécessité de se conformer à "ce qu'il fallait dire". Aussi ont-ils pu co-construire une réflexion dont l'objectif n'était nullement l'exhaustivité, mais bien plutôt l'avènement d'une posture de sujet en prise avec le texte.

La dimension citoyenne de la prise de parole au sein du cercle de pairs permet une réelle mise en oeuvre de valeurs telles que le respect, l'écoute de la parole de l'autre, la responsabilité qui fait de chaque participant une personne répondant de ce qu'elle fait et dit.

Espace démocratique, la discussion place l'écoute de la parole de l'autre au centre de l'entrelacement des liens qui se nouent dans le courant de la discussion. Au coeur de ce travail se situe la dialectique entre identité et altérité, dont Ricoeur a montré l'importance fondamentale dans la trame du texte narratif, au travers du récit au fil duquel se tisse l'identité du "soi-même comme un autre".


(1) Julien Gracq, En lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980.

(2) Site de l'AGSAS : www.agsas.fr

(3) M. Tozzi, "La construction identitaire de l'élève par le questionnement et la discussion à visée philosophique", Tréma, 33-34, 2010.

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