Introduction
Animer une discussion philosophique à partir d'un mythe est aujourd'hui acquis. Dans Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs 1, Michel Tozzi nous a dévoilé les réactions variées au même mythe à des âges divers. Il présente comment par exemple l'allégorie de la caverne est interprétée par des enfants de moins de 8 ans, avant tout comme un mythe moral qui pose la question de savoir si le sage doit ou non redescendre dans la caverne, et dire la vérité au risque de perdre ses copains. Et seulement vers 8 ans, ce mythe peut être compris comme ayant une problématique épistémologique (Le monde est-il comme nous le voyons ?).
Ce livre est construit autour de plusieurs expériences faites dans des milieux différents et proposées comme des exemples possibles à suivre. Il donne envie de continuer. Il nous donne aussi la "traduction" des mythes (effectuée par Sylvain Connac), afin que nous les utilisions dans un français actuel, compréhensible à tous les âges et pourtant fidèle à tous les détails de l'histoire.
Après avoir lu ce livre, j'ai beaucoup utilisé les mythes comme supports dans mes discussions. Cela m'a permis de saisir quelques problèmes permanents dans l'utilisation des mythes, et quelques défis récurrents, qui demandent une formation ou un accompagnement.
Le mythe a l'avantage de sa richesse, de son histoire, et aussi, quand il apparaît chez Platon, il nous vient dans un contexte philosophique clair, avec son analyse, son sens, son interprétation, parfois même une méthode, etc. C'est un paquet complet avec mode d'emploi.
Ceci dit un mythe, tels ceux de Platon, peut être interprété de différentes façons, qui parfois dans une discussion s'éloignent de la problématique qui est à leur origine, voire même parfois s'écartent de problèmes vraiment philosophiques. Donc suivre Platon nous aide beaucoup, mais ce philosophe ne nous donne pas de méthode d'utilisation du mythe dans une discussion. Par ailleurs, vouloir arriver, à partir d'un mythe, à Platon à tout prix, peut être forcé et peu formateur. Nous n'essayons pas d'instruire des élèves à l'histoire de la philosophie, mais tentons de les former à penser.
L'originalité du mythe, sa particularité, est son irrationalité significative. Il est riche, déraisonnable et souvent dramatique. Ce qui le rend surprenant est sa distance par rapport à la banalité répétitive du quotidien. Il permet donc une libération intellectuelle qui nous confronte à des choix profonds et rares, et, dès lors, à nous mêmes. Il nous permet de vivre pendant un moment, des choix fous, et donc de réfléchir sur pourquoi existent en nous de tels désirs.
En 2013, j'ai eu la chance de discuter le mythe de Gygès dans une classe de professeurs d'anglais du secondaire, à l'université de Khovd en Mongolie, également dans une classe du primaire à Fribourg, et à nouveau avec de futurs professeurs du secondaire, mais à l'université de Fribourg. Des Mongols et des Suisses ; des enfants de 10 ans, des adultes de 25, et des adultes de 50 ans. Et pourtant, ce qui frappe de prime abord, c'est l'existence universelle de courants philosophiques fondamentaux : il y a dans chaque situation, chaque lieu du monde des kantiens, des utilitaristes, des aristotéliciens, et au moins un Robin des Bois (celui qui, parce qu'il est bon, veut compenser l'injustice du monde) et un bienveillant (celui qui veut rendre heureux les autres par ses actes), même si leurs buts exprimés et leurs façons de formuler leurs convictions diffèrent, ainsi que les exemples qu'ils racontent.
Ceci a lieu si la discussion se dirige vers des problèmes éthiques. Mais avec ce mythe, tout peut arriver.
I) Pourquoi je choisis le mythe et pas n'importe quelle histoire?
Qu'est ce qu'un mythe ? C'est un récit, ce qui suppose une continuité narrative, un avant, des décisions et des faits, et un après. Les contes peuvent mettre tout totalement à distance, ce qui fonde leur efficacité : "Il était une fois, dans un pays lointain, un roi et une reine...", et souvent, ils finissent bien : "Ils eurent beaucoup d'enfants". Alors que le mythe, lui, exige le retour au réel dans sa dureté et son drame : Eve nous laisse le mal, Prométhée nous lègue le feu (le désir de connaître, l'audace et sa punition, l'hybris). Le mythe nous ramène à notre réel profond2.
La richesse et la complexité du mythe viennent du fait qu'il révèle. Et il nous confronte avec ce que nous n'arrivons pas à dominer et comprendre. Nietzsche s'oppose à la philosophie qui a perdu le mythe, il critique l'approche rationnelle apollinienne, claire et pacifiée de la philosophie, et du coup, il critique l'homme qui a perdu le mythe, le "mythenlose Mensch)3, l'homme qui réduit le monde aux schémas explicatifs au lieu d'en embrasser la complexité imprévisible et dramatique.
Utiliser le mythe comme un support pour une discussion permet d'ouvrir à la difficulté irrationnelle de notre condition, d'oser et vouloir qu'on l'ouvre et qu'on la regarde. C'est audacieux mais c'est nécessaire. Dans les mythes il y a des drames, des destructions (déluge), des recommencements, comme dans nos vies.
Hérodote critique le mythe, fable qui cacherait l'historia, à savoir l'enquête, une enquête sur l'agir des hommes dans un monde où il n'y a que des hommes. Or dans la vie, il y a autre chose : il y a des catastrophes, du drame, des puissances extérieures, des épidémies, un destin. Il y a des hommes et en plus leur tragédie, comme nous le décrit le mythe.
Platon critique le mythe. Et pourtant ses livres en sont pleins. C'est pour lui, un moyen privilégié, quand il veut aborder une autre réalité que celle de la clarté immobile des concepts et du logos. Quand il veut aborder le destin de l'homme, sa complexité, sa condition tourmentée, ses choix difficiles et les principes qui pourraient guider sa vie, il choisit le mythe. Platon le choisit alors qu'il le critique largement, (par exemple aux livres 1 et 2 de La République) l'opposant au logos qui est clair, et il lui reproche d'être, comme toute littérature, un écran qui cacherait le réel. Or le réel est en devenir, il n'est ni figé, ni compréhensible. Il y a des catastrophes, il y a une profondeur, il y a un tourment et l'homme a une vie difficile. Tout n'est pas clair.
Une personne me disait que la découverte du mythe et la lecture de Dracula lui avait fait découvrir qu'il existe des êtres invisibles qui mordent et sucent le sang... dans sa propre famille... Un jeune me disait qu'il vit des moments où il se "noie dans les grandes eaux" comme une expérience de déluge. Et ce n'est pas une métaphore.
Le mythe est opératoire pour dire notre vie afin de la comprendre, il permet d'en parler. Il existe des fléaux dans notre vie (il pleut du feu). Il y a une vraie violence dans le monde car il "semble si souvent aller bien", tout le monde dit "ça va bien, merci !" et l'homme peut souffrir dans ce "ça va bien", comme un chien.
Donc utilisons dans les discussions avec des jeunes et moins jeunes des mythes, ceux de Platon, mais aussi tous les autres, de la Bible, des assyriens comme le mythe de Gilgamesh (déluge, mais aussi les deux frères), des mythes mongols, des mythes de partout, des mythes des lieux où nous nous trouvons.
Quand on utilise les mythes comme supports pour des discussions, il existe un risque didactique et un risque philosophique. Le mythe étant plein du mystère irrationnel d'un monde merveilleux, le risque didactique est qu'un participant à une discussion ou tout son groupe puisse partir dans la fabulation onirique en continuant l'histoire ou en décrivant les circonstances d'une façon plus riche, et donc en sortant de la tension naturelle du mythe exprimant un problème. L'autre risque plus historique nait d'une forme de crainte, celle d'être infidèle à Platon (si c'est un mythe de Platon) ou à la philosophie.
Je vois chez les nouveaux animateurs, surtout philosophes, une peur : ils désirent tout faire pour "amener" la classe à l'explication que Platon donne avant ou après son mythe. Mais pour moi, dans Gygès par exemple, il est aussi intéressant philosophiquement, de se questionner sur l'importance du regard d'autrui sur notre comportement, que sur la problématique des fondements de la moralité, ou encore d'aborder l'avènement d'un fait totalement extraordinaire dans la vie d'une personne, changeant jusqu'à sa personnalité. Ce sont d'ailleurs des questions que Platon traite. Mais l'on peut se demander pourquoi nous sommes si tentés de faire beaucoup de mal quand l'histoire, celle du mythe, nous y autorise ? Et pourquoi, dans la vie courante, nous en faisons si peu, alors que si souvent personne ne nous voit ?
Eviter les deux excès, trop de Platon et pas assez, ou une idée rassurante et limitée de la philosophie, sont des questions que la formation aborde afin de libérer les futurs animateurs.
II) Comment peut-on former à l'utilisation du mythe pour une discussion ?
Je forme en utilisant un mythe comme support, dans un contexte de discussion philosophique avec des rôles précis comme dans la méthode Tozzi/Connac/Delsol. Je lis une version simplifiée mais non tronquée du mythe, et je m'arrête au moment où le protagoniste doit faire un choix. Ici je procède à une mise en commun de l'histoire, afin que tous aient le même bagage, et partent d'une base commune. C'est un moment de reformulation.
Puis en analysant comment nous l'avons utilisé, je souligne comment se cache dans le mythe une possibilité d'ouverture vers les "grands" sujets. Je montre qu'il est plus "facile", même si c'est limitant, de faire un "plan de discussion".
Par exemple, prenons Gygès. Pour que les participants s'identifient au problème, je m'arrête au milieu de l'histoire et je pose deux questions, chacune à une moitié des participants :
- que pensez-vous que fera Gygès avec son anneau ?
- que pensez-vous que vous feriez si vous pouviez être invisible ?
Ces deux questions doivent être données dans ce sens avec des enfants, car il leur faut le (mauvais) exemple de Gygès pour avoir la liberté de concevoir un dérèglement moral libre. Et ils peuvent ainsi cacher leurs envies d'immoralité derrière la sienne. Gygès les libère d'une moralité bien pensante ou de l'envie de nous plaire (comme la gentille petite fille qui voulait passer dans les chambres des enfants, déposer de belles histoire dans leurs oreilles afin qu'ils aient de beaux rêves). Cette précaution est, souvent, moins nécessaire avec des adolescents ou des adultes
Or, et c'est ici que se situe le plan : après les avoir laissé s'éclater dans le mal, j'arrête, et pose une question qui les aide à focaliser : "En voilà des choses horribles... que vous ne faites pourtant jamais. Pourquoi, alors que cela vous amuse d'enfreindre autant d'interdits, ne faites vous pas en général toutes ces actions ?".
Et finalement : "Il vous arrive d'être invisibles, par exemple chaque fois que vous êtes seuls, seuls dans votre chambre, ou dans votre maison, et vous ne faites pas tout ce qui est interdit. Pourquoi ?".
Cette progression permet d'aller à la question de Platon, tout en suivant leurs découvertes. Et sans sortir du sujet le plus classique. On peut faire un plan de toute discussion. Il suffit de chercher un problème essentiel, et de voir les possibilités de directions, implicites (il est difficile de toutes les envisager) dans le support qui est le mythe, et choisir celle que l'on veut développer. J'appelle cela choisir un objectif. Mais on peut aussi laisser la discussion plus libre.
Ce travail, une fois énoncé, peut et devrait être exercé en formation, pour plusieurs autres mythes, afin de trouver le problème de chaque mythe, l'endroit où arrêter la lecture afin de permettre l'appropriation de l'histoire et l'identification du problème. Puis réfléchir à que faire et éviter, pour que l'objectif recherché soit atteint ou du moins entrevu comme un horizon de la discussion, et donc rédiger la ou les question(s) nécessaire(s) pour réaliser des moments de progression.
Cet apprentissage est fait dans mes cours de formation. Pourtant, j'imagine qu'il peut être fait dans un groupe qui apprend ensemble à animer la discussion.
Evidemment, on peut choisir à la Lipman quelles sont les questions que les participants veulent discuter, et puis après les avoir écrites, faire voter. Mais le risque, pour de jeunes animateurs, est considérable, car la question choisie peut être déroutante (car trop complexe, comportant trop de concepts) et ingérable (car pas claire : quel concept est celui dont on parle vraiment ?).
Evidemment toute question est gérable, mais la peur vient du manque de compétence dans des domaines que nous n'avons jamais interrogés, dont nous n'avons aucune idée, au sujet desquels nous ne connaissons pas de points de vue philosophiques. Gérer la discussion est une formation que nous faisons dans toute animation. Ecouter, reformuler (répéter ou changer ce qui vient d'être dit, abstraire...), exiger (demander des distinctions, des causes et des conséquences, illustrer ou abstraire ou généraliser, etc.) en d'autres termes, apprendre à parler et penser dans une discussion.
Conclusion
Bien que toute forme de discussion demande une même formation, il y a beaucoup à dire sur les ancrages, les supports ou les débuts de discussions. Car ils changent la forme de la discussion, parce que, dans le cas des mythes, on s'accroche tous à une même histoire, parce qu'elle nous libère de nos limites habituelles, parce que nous partons ensemble dans des problèmes profonds, parce que les mythes révèlent dans l'homme un "instinct métaphysique". A cause de la profondeur, les mythes font peur aux animateurs. Mais tel ne devrait pas être le cas, car cette profondeur est autorisée et non contrainte, elle est libre et riche. Elle a surtout des effets surprenants. Les participants quittent plus facilement leurs représentations banales et rassurantes, et partent nager dans la haute mer. Et ils aiment !
Je vous encourage à collectionner les mythes, à les chercher et à en découvrir partout, à les utiliser sur place dans les pays où vous les trouvez, et ailleurs, à les ordonner selon leur thème (déluges, deux frères jaloux, débuts de monde, ou de la lumière, ou du mal, ou du feu, ou de l'hybris,oudu choix,ou de la musique, etc.) mais surtout à se lancer dans cette profondeur que les participants ignorent cachée en eux, et l'aimer.
(1) Tozzi. M., Débattre à partir des mythes à l'école et ailleurs, Chronique sociale, 2006, Lyon.
(2) Carlier. C., Des mythes aux mythologies, Thèmes études, Ellipses marketing, 2008, p. 9.
(3) Nietzche F., Naissance de la tragédie, paragraphe 23.