Revue

Le projet Philéas & Autobule

Une revue, des formations et un accompagnement dans la durée pour aider à mettre en place des pratiques philosophiques

Une revue, des formations et un accompagnement dans la durée pour aider à mettre en place des pratiques philosophiques

Préambule

Le projet Philéas & Autobule s'articule autour de la revue du même nom et a l'ambition de promouvoir la pratique de la philosophie avec les enfants. Ce projet émane de Laïcité Brabant wallon et d'Entre-vues, deux associations belges dont l'un des objectifs est le développement du libre-examen et de la pensée critique.

C'est sur la base de l'expérience acquise par le travail autour de la revue - travail alliant rédaction, communication, animations et formations - que sera proposée ici une réflexion dont l'objectif est de dégager des axes nouveaux pour penser ce problème du support aux discussions philosophiques. Cette réflexion se déploiera en trois temps : d'abord sur la nature du support ; ensuite sur la formation nécessaire à son utilisation ; et enfin sur l'accompagnement dans la durée des animateurs formés.

I) La question du support

Le constat de départ est donc celui de l'apparition de plus en plus massive de publications de tous genres, dénommées "philo pour enfants" : BD, manuels, (pour enfants ou pour adultes accompagnants), livres de littérature jeunesse traditionnels ou spécifiquement "philosophiques", histoire de la philo, contes, mythes, livres de questions, etc. Cependant, tous ces livres ne sont pas en en eux-mêmes philosophiques, et aucun ne garantit que ce qu'on va en faire sera philosophique ou formateur.

La première question qui découle de ce constat est celle de la conception de la philosophie qu'il exprime. Si être porteur de questions universelles ou encore si déployer un système de pensée, ne constituent pas des critères suffisants pour avoir le label "philosophique", c'est sans doute parce que les Nouvelles Pratiques Philosophiques revendiquent la dimension active de la philosophie, discipline de pensée devant être dynamique, vivante, bref pratiquée.

L'idée est donc de dire que ces différentes publications ne sont pas des objets philosophiques, tant qu'elles ne sont pas en relation avec quelque sujet qui philosophe à leur propos. Or toute chose peut en elle-même devenir philosophique. En effet, tout ne se passe-t-il pas dans le regard que l'on porte sur les choses ? On pourrait philosopher à partir de Martine tout comme il serait possible de lire Nietzsche sans philosopher, sans se poser de questions, sans être critique. Ce qu'on va en faire n'aura peut-être rien de philosophique. Cela dépend donc de qui reçoit, perçoit le contenu proposé. Le support n'est en lui-même que l'émetteur. Dès lors, comment va-t-il pouvoir garantir une relation de nature philosophique avec son récepteur ?

Toute publication est un objet de communication. Si l'on prend le schéma de Jakobson pour complexifier le schéma initial émetteur récepteur, on enrichit la réflexion de nouvelles possibilités afin de dégager des critères efficaces dans l'identification et la création de bons supports aux discussions à visée philosophique.

Ainsi selon Jakobson, linguiste russo-américain du début du XXe siècle, chaque fois que nous communiquons, c'est-à-dire chaque fois que nous transmettons un message, il y a six éléments présents : l'émetteur (celui qui crée le message), le récepteur (celui qui reçoit le message), le message lui-même, le canal (par où passe le message), le code utilisé (pour créer le message) et le contexte (ce dont parle le message).

Le message est transmis en insistant sur un ou plusieurs de ces éléments. Lorsque les émotions et expressions de l'émetteur sont très présentes et fort ressenties, c'est que le message est centré sur l'émetteur. C'est la fonction expressive du langage. Le message est centré sur le récepteur lorsque des ordres, des conseils ou des menaces lui sont donnés dans le but de le faire réagir. C'est la fonction incitative ou conative du langage. Lorsque des informations sont transmises, le message est centré sur le monde extérieur, sur le contexte. C'est la fonction référentielle du langage. Parfois, le message est centré sur lui-même lorsque sa forme attire l'attention. C'est ce que Jakobson appelle la fonction poétique du langage. Lorsqu'il faut établir ou rétablir le contact entre l'émetteur et le récepteur, le message est centré sur le canal. C'est la fonction relationnelle du langage. Enfin, le message est parfois centré sur le code utilisé, lorsque l'émetteur veut s'assurer que ce code est bien compris par le récepteur. C'est la fonction métalinguistique, le rôle de traduction du langage.

Pour y voir plus clair, appliquons cette grille d'analyse à la revue Philéas & Autobule :

CONTEXTE
La revue fait référence aux sciences, à l'art, aux contes et mythes, au monde médiatique, à l'histoire...
Fonction référentielle
EMETTEUR
Laïcité Brabant wallon
Entre-vues
Fonction expressive
MESSAGE
Enjeux et problèmes philosophiques autour d'un thème
Fonction poétique
RECEPTEUR
Les lecteurs de la revue
Fonction conative
CANAL
Publication papier de 36 pages illustrées mêlant BD, récits, jeux, informations.
Fonction relationnelle
CODE
Français, concepts et questionnements philosophiques, processus de pensée
Fonction métalinguistique

À partir de ce schéma, on peut légitimement penser que certains supports se prêtent davantage à créer cette posture nécessaire au philosopher, parce qu'ils travaillent sur des éléments de la communication enclins à produire l'effet désiré - mettre la pensée en action - de manière plus performante. Les fonctions dominantes dans un acte de communication à visée philosophique devraient sans doute être celles qui favorisent la réaction (fonction conative), mais également la conscience de ce qui est en jeu (fonction métalinguistique), et qui montrent la manière d'y parvenir (fonction poétique). Il s'agit d' exhorter au questionnement, d' expliciter la démarche mais aussi de l' exemplifier pour soutenir le lecteur. Aussi, quand nous concevons la revue, sommes-nous attentifs à ce que les textes choisis ne soient pas moralisateurs, mais bien plutôt déroutants, nous veillons à ce qu'ils déstabilisent, invitent naturellement le lecteur à se poser des questions. Par ailleurs, en page 3 de chaque numéro, l'édito ainsi que les personnages de la revue sont là pour dire et répéter au lecteur qu'il va se trouver davantage dans une dynamique de recherche que dans l'obtention de réponses. Philéas & Autobule donnent par la suite le ton en posant leurs questions au fil des pages pour interpeler le lecteur, le faire réfléchir et lui montrer l'exemple de questionnements possibles.

Voilà donc ce que l'on tente de réaliser avec la revue Philéas & Autobule : un juste mélange entre les fonctions conative (parce que pour philosopher il faut d'abord s'étonner, s'émerveiller), métalinguistique (parce que la philosophie prend le discours comme objet de réflexion), et poétique (parce qu'il est important de montrer l'exemple dans un souci de cohérence avec l'activité philosophique elle-même, puisque cette dernière questionne les rapports entre les discours et les actes). Par ailleurs, produire une revue, c'est l'idée de créer un rendez-vous philosophique régulier. C'est introduire du lien dans la durée pour ne pas perdre la petite flamme du questionnement, mais aussi entre les individus. Car la revue importe le questionnement philo dans la famille, et permet la mise en perspective ce que les enfants amènent comme réflexions ; c'est offrir un soutien culturel pour nourrir ce questionnement.

Toutefois, ces intentions précises - exhorter, expliciter, exemplifier - ne nous mettent pas à l'abri d'une part, de nos propres limites (jusqu'où s'étend notre subversivité ?) et d'autre part, des filtres mis par le regard d'autrui (que dire de cette publication religieuse qui voulait référencer notre revue pour amorcer ses leçons de catéchisme ?). Alors ces intentions peuvent-elle suffire ?

On voit à quel point le support n'est que le début du tout. Il ne peut garantir la qualité de l'animation, mais il peut y contribuer de par ses choix pertinents. La création d'un support doit agir par précaution sur tous les obstacles qu'elle peut anticiper. Mais ce qu'elle ne peut prévoir, c'est la posture de l'animateur, l'incarnation des gestes qui permettront de philosopher, d'apprendre le philosopher. Toutes les précautions que l'on pourra prendre ne garantiront pas ces gestes-là. Dès lors, un même support pourrait à la fois fonder et ne pas fonder de bonnes discussions, selon la personne qui l'utilise. Si la question de l'identification et de la création de supports reste une question fondamentale, elle a donc pour corollaire inévitable celle de la formation à leur utilisation.

II) La question de la formation

Puisque le sens que revêt la philosophie pour nous est celui d'une pratique, d'une pensée dynamique se créant dans le dialogue et qu'aucune pratique ne s'acquiert sans expérience, une formation s'avère indispensable pour animer des discussions à visée philosophique. Il n'est sans doute pas nécessaire de former différemment à chaque support. Le premier but de la formation, c'est de mettre en miroir le discours et les actes des participants pour les amener à plus de conscience : plus de conscience de soi et de la manière dont on fonctionne et dont on interagit avec les autres (dans la manière d'écouter, d'intervenir, d'avoir certains réflexes cognitifs, de privilégier des habiletés de penser et d'en laisser d'autres de côté). Ensuite, c'est la créativité qui est à développer chez les personnes voulant animer une discussion philo, afin qu'elles apprennent à mettre en scène ces supports de réflexion. Il ne s'agit pas de présenter une recette toute faite pour utiliser tel ou tel support, mais plutôt une variété de modalités d'actions à partir de ce dernier en explicitant les enjeux de chacune d'entre elles. La formation devrait avoir pour objectif le développement d'une posture propre à utiliser et à jouer avec les compétences du philosopher de manière créative ; et d'amener de la sorte les participants à construire de bonnes relations au support de questionnement philosophique.

D'où l'importance d'une formation - quelle que soit la pratique adoptée, relevant souvent plus du syncrétisme que de l'application rigoureuse d'un courant - qui insiste sur le geste et la posture davantage que sur les supports ou même les compétences, parce qu'elle est la seule non transmissible par écrit. C'est toute une manière d'être qui est en jeu dans le fait de pratiquer la philosophie et pour qu'elle s'acquière, qu'elle fasse corps avec la personne, elle doit être sentie. On peut écrire tout ce qu'on veut sur le sujet, mais tout comme pour le tennis, de la théorie à la pratique il y a une différence de nature irréductible.

Le problème généralement rencontré pour former des personnes à l'animation philosophique est la résistance liée à l'idée selon laquelle la posture de l'animateur philo serait aux antipodes de celle de l'enseignant dépositaire d'un savoir à transmettre. Mais ne s'agit-il pas là d'un faux problème ou d'un problème stérile ? D'une part, dans les discours pédagogiques actuels (socio-constructivisme), les points communs avec la pratique philo sont nombreux. D'autre part, si la posture de l'animateur philo demande de suspendre son jugement et d'accéder à une "docte ignorance", l'animateur en question sait ce qu'il est en train de faire. Il connait les implications, les habiletés de penser mises en oeuvre, il écoute le groupe et reste vigilant à ce qu'il s'y passe. Il y a bel et bien là un savoir à transmettre incarné par la posture elle-même.

Toutefois, une chose est la description de la pédagogie socio-constructiviste, autre chose est l'interprétation qui en est faite. A l'école, combien sont les futurs enseignants qui ont réellement l'occasion d'observer lors de leurs stages des professionnels qui transpirent l'esprit du constructivisme ? Nous sommes toujours dans une reproduction de modèles qui évoluent très lentement. Les nouvelles idées vont plus vite qu'elles ne s'intègrent dans les comportements. L'esprit des nouvelles pratiques philosophiques est présent dans les nouvelles pédagogies mais pas encore systématiquement traduit dans des comportements had hoc.

Il faut donc du temps ! Du temps pour penser, tâtonner, prendre du plaisir, devenir conscient, se laisser du temps, ne pas être dans le rendement immédiat mais dans la recherche et la création de sens. Il faudrait peut-être que les personnes réticentes ou réfractaires à la pratique de la philosophie - soit parce qu'elles ont été cadenassées dans des études trop normatives soit parce qu'elles sont poursuivies par des programmes à passer en revue - puissent vivre pour leur propre plaisir des ateliers s'égrenant dans le temps, afin qu'elles bénéficient de ce qu'on leur demande justement de transmettre, et qu'elles lâchent prise petit à petit en regard des effets produits sur le long terme.

Car la formation initiale se confronte souvent à la difficulté de l'isolement ressenti par les enseignants ou animateurs. Comment savoir si ce que l'on fait est pertinent, quand on est seul face au groupe ? Comment ne pas se décourager, quand on a essuyé plusieurs échecs ? A cet égard, un accompagnement dans la durée s'avère sinon nécessaire du moins très utile, pour aider à penser la différence entre le laboratoire (la formation entre adultes au cours de laquelle on expérimente la méthode, les NPP) et le terrain (l'animation d'un groupe donné dans un contexte particulier).

III) La question de l'accompagnement

Aborder la question de l'accompagnement c'est penser le problème de la transposition des méthodes de pratique philosophique à la réalité de terrain des uns et des autres. En ce qui concerne le projet Philéas & Autobule, l'accompagnement s'effectue à deux niveaux : d'une part, via le dossier pédagogique qui propose des exploitations philosophiques de la revue en lien avec des apprentissages scolaires, et d'autre part, via des animations et observations sur le terrain des personnes intéressées.

A) Un guide d'accompagnement

Le dossier pédagogique de Philéas & Autobule constitue un guide d'accompagnement à la revue, dont le but est de maintenir du lien avec les animateurs formés, en leur offrant un lieu d'échanges virtuels pour les inspirer, mais aussi pour les rassurer quant à des difficultés très certainement rencontrées. Il propose différents cadres d'action, des dispositifs "clé en main", dans le but d'outiller et d'accompagner ceux qui voudraient se lancer, mais également afin de nourrir tout praticien, quel que soit son degré d'aisance dans la pratique. Ces procédés largement détaillés ont pour vocation d'illustrer le processus d'expérimentation qui constitue l'essence même de la pratique de la philosophie avec les enfants ; ceci afin de dédramatiser les tâtonnements et d'encourager l'esprit de laboratoire. Pas de méthode miracle donc, mais une variété de modalités d'actions, combinées à l'analyse de leurs enjeux et difficultés. La posture de la rédaction est celle de l'échange bienveillant avec le lecteur, plutôt que celle de la transmission d'une expertise. Dans cette dialectique virtuelle, la différence qui se joue entre celui qui forme et celui qui est formé est le degré de conscience de ce qui est dit et fait dans l'atelier philo. Le formateur amène à plus de conscience, mais sans jamais sortir lui-même du processus de conscientisation.

Étant donné la multiplicité des enjeux et des objectifs à poursuivre dans la mise en place d'ateliers philosophiques, le dossier pédagogique propose aux animateurs de procéder par étapes dans le repérage et le travail de certaines compétences du philosopher. Se choisir un ou deux objectifs - comme le travail de la reformulation ou celui des inférences par exemple - permet de ne pas se sentir dépassé par la discussion, mais au contraire d'aller au-delà du simple agrégat d'opinions, par l'insertion d'outils précis et rigoureux comme des questions de relance ou des exercices logiques, propres à stimuler telle ou telle compétence au sein du groupe.

Dans le dossier pédagogique on trouve donc des dispositifs et des exercices philosophiques accompagnés :

  • des enjeux décrits étape par étape ;
  • d'objectifs clairs à poursuivre ;
  • d'exemples vécus pour illustrer le propos ;
  • de questions de relance et de consignes à donner ;
  • de renvois vers d'autres pages de la revue pour faire des liens ;
  • d'une rubrique "Au secours" pour faire face aux difficultés ;
  • de leçons pour développer des apprentissages dans différentes disciplines, à partir du questionnement suscité par l'atelier philo.

Toutefois, en dépit de cette progressivité proposée, des tâtonnements admis et même souhaités, des personnes pleines de bonne volonté ne parviennent pas à franchir le pas pour mettre en oeuvre ces ateliers philosophiques. C'est là qu'une présence sur le terrain débloque souvent la situation, fait sauter les derniers verrous empêchant la réussite de leur mise en place.

B) Un accompagnement de terrain

La grosse difficulté dans tout processus d'apprentissage c'est la capacité d'évocation. Comment ce qui est dit ou écrit est-il évoqué mentalement pour ensuite être utilisé dans une pratique ? Comment s'assurer de la justesse des représentations ? Même si les formations font vivre des animations aux participants et les font pratiquer dans une certaine mesure, le problème qui subsiste alors est que le groupe formé n'est pas en tout point semblable à celui auquel les animateurs devront se confronter. Et quand on a le "nez dans le guidon" il n'est pas évident de savoir si ce qu'on a fait pendant notre animation est porteur, assez rigoureux, pertinent, etc.

Un accompagnement de terrain donne d'une part l'occasion à la personne désireuse d'animer des discussions philosophiques d'observer des gestes qui "marchent", afin de pouvoir se les approprier et les réinvestir mentalement à la lecture du guide d'accompagnement ; et d'autre part, ce même accompagnement lui permet d'être encouragée dans sa propre manière de fonctionner, d'être soutenue dans ses initiatives personnelles. En effet, suivre la personne après la formation c'est, à cet égard, lui permettre de construire quelque chose qui peut lui ressembler. Car c'est l'aider à percevoir le degré de conscience du groupe dont elle s'occupe, à voir où il se situe en termes de besoins, d'attentes, d'aisance ou de difficulté à réaliser telle ou telle tâche. Travailler en binôme permet d'aiguiser le regard et d'apprendre à être à l'écoute d'un groupe, pour partir de ses données propres et adapter les outils et dispositifs en conséquence.

De ces considérations vient l'idée que la "communauté de chercheurs" devrait idéalement se situer à tous les niveaux : du simple participant jusqu'au théoricien en passant par l'animateur et le formateur d'animateur ; et les doutes comme les échecs des pratiques individuelles devraient trouver un écho dans des lieux d'échange prévus à cet effet afin qu'ils deviennent des moteurs plutôt que des freins.

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