Les discussions à visée philosophique, qu'elles se déroulent à l'école ou dans la cité, sont mixtes : elles mettent côte à côte, confrontent, font dialoguer des individus des deux sexes, filles et garçons, femmes et hommes. Qu'est-ce que ce fait si simple, et si commun, entraîne dans les discussions entre enfants ?
Poser une telle question suggère deux pistes complémentaires.
D'un côté, le chercheur, mais aussi l'enseignant ou l'animateur de discussions à visée philosophique, peut interroger l'influence de la mixité sur le déroulé des discussions. Il faudra dans ce premier sens passer par l'observation concrète des interactions entre filles et garçons dans les discussions pour comprendre ce qui est en jeu.
D'un autre côté, l'animateur ou le chercheur peut se demander comment la discussion à visée philosophique peut servir de levier pour travailler la mixité : dans la mesure où les discussions sont un lieu de dialogue et de confrontation, elles pourraient être vues, sans doute à juste titre, comme des lieux privilégiés pour améliorer les relations entre les sexes, par exemple au sein d'une classe. Cette deuxième piste d'action se déclinerait alors en deux formes spécifiques : l'évocation directe des relations entre sexes dans la discussion (en posant la question de l'égalité entre les sexes, celle de l'amitié ou de l'amour) d'une part ; l'invention de formes de conduites ou de formes particulières favorisant l'expression de tous et la confrontation des points de vue, d'autre part.
C'est sur la première piste que nous nous arrêterons ici. Quelle est l'influence de la mixité, donc aussi de la relation entre les sexes, dans le déroulé et la menée d'une discussion à visée philosophique ? Il s'agira ainsi de différencier au moins deux strates problématiques : ce qui relève du dialogue philosophique à proprement parler - l'exercice progressif de la raison de chacun, nécessairement neutre et indépendante de toute appartenance sexuée ; ce qui relève de l'exercice du pouvoir, celui de la prise et de la légitimité de la prise de parole, qui croise cette fois clairement la question des sexes, et celle des rapports de domination et de réponses réciproques qu'ils entretiennent.
I) Dépasser l'évidence de la mixité et le masque de la neutralité : les apports de la sociologie et des sciences de l'éducation
L'impact de l'appartenance sexuée dans le milieu scolaire est étudié avec attention par la sociologie et les sciences de l'éducation depuis une trentaine d'années. Les travaux pionniers de Nicole Mosconi et Claude Zaidman sur la mixité à l'école (Mosconi, 1994, 1989 ; Zaidman, 1996) ont souligné une des difficultés principales : l'écueil de la neutralité et l'obstacle de l'évidence. L'éthique enseignante s'attache généralement au principe d'égalité et d'indifférence de traitement : l'élève est neutre, indépendant de toute appartenance particulière, notamment sexuée. Or cette représentation est la plupart du temps très éloignée de la réalité : il existe ainsi une forme d'"illusion d'égalité" dont il n'y aurait rien à redire si elle n'empêchait parfois purement et simplement le questionnement des pratiques (Fraga, 2003, 38). La sociologie de l'éducation n'a ainsi pas fait que souligner les différenciations d'orientation et de réussite scolaire selon le sexe ; elle a également rappelé que les manuels scolaires étaient encore fréquemment chargés d'images stéréotypées, que les interactions entre enseignants et élèves, ou encore que le regard porté sur sa propre réussite et sur la réussite de l'élève étaient largement influencés par son appartenance sexuée (Collet, 2011 ; Devineau, 2012 ; Duru-Bella ? Marin-Porta, 2010 ; Gauthiez-Rieucau, 2005 ; Mosconi ? Stevanovic, 2007). Les recherches récentes s'interrogent sur le contenu possible des formations des enseignants et enseignantes : l'objectif large est d'atténuer ces effets sur les parcours des élèves ; l'objectif plus restreint est de faire prendre conscience aux enseignants des biais pouvant influer leurs pratiques (Rogers, 2004 ; Salle, 2014).
Tout en nous appuyant sur ces recherches, nous réfléchirons ici un peu autrement. Nous laisserons de côté un large champ de recherches possibles, usant de méthodes sociologiques, quantitatives notamment : comment les prises de paroles se distribuent-elles dans la classe selon le sexe ? Quel impact le sexe de l'animateur ou de l'enseignant a-t-il sur le déroulé de la discussion ? Est-ce que le climat sexué (que nous pourrions ainsi nommer pour qualifier les relations entre filles et garçons, les conflits éventuels, la présence ou non de relations amoureuses) de la classe ou du groupe possède une influence sur ces premières considérations ?
Les remarques qui suivent se fondent sur des observations moins ambitieuses, et tentent de dégager quelques lignes de force problématiques. Elles sont le résultat d'une recherche, toujours en cours, menée dans un collège de Lorraine. Des "ateliers philo" ont été et sont menés, auprès d'une quinzaine d'adolescents de 4ème / 3ème (en 2013-2014), et auprès d'une classe de 5ème (2014-2015). Ces adolescents étudient dans un collège à petit effectif (deux cents élèves environ), situé en milieu semi-rural, sur une commune de deux mille sept cents habitants, dans un contexte socio-économique modeste ; les élèves sont désignés par la conseillère principale d'éducation comme étant d'un niveau scolaire plutôt faible à très faible, présentant des difficultés en matière d'expression et de problématisation. Pour l'année en cours, les ateliers sont menés par une professeure du collège ne connaissant pas les élèves dans un autre contexte (elle ne leur fait pas cours). Les ateliers d'une heure se déroulent une fois toutes les deux semaines.
II) Les effets de la mixité sur les discussions à visée philosophique : confirmations et découvertes
Les observations, la distribution de questionnaires et la menée d'une dizaine d'entretiens auprès des collégiens ont confirmé ce que la sociologie et les sciences de l'éducation disent de l'école : la relation entre les sexes influe sur le déroulé des discussions à visée philosophique.
En termes quantitatifs, la prise de parole est favorable aux garçons, et plus grande en proportion : dans les ateliers qui ont été observés, moins de filles participent en proportion de leur nombre dans la classe, même si cela peut être plus fréquemment pour quelques unes. Les garçons ont pris toutes les fonctions de régulation (président de séance, secrétaire) lorsque l'enseignante leur a laissé le choix ; ils ont donné en priorité la parole à d'autres garçons (les séances n'ont pas encore permis d'observer des cas où des filles prenaient la direction de la séance).
En termes qualitatifs, les filles et les garçons ont adopté des postures différenciées, clairement relatives à leur sexe, non pas tant dans la prise de parole sérieuse que dans les parasitages de la discussion. Lors de ces parasitages, les garçons ont mis à distance la discussion, le plus souvent en tentant de susciter les rires par des remarques intempestives ou des plaisanteries, parfois à connotation sexuelle, destinées la plupart du temps à l'ensemble de la classe. Les parasitages des filles, pour leur part, ont pris la forme de rires persistants à deux ou trois, ou de la sortie pure et simple de la discussion par des discussions parallèles.
L'intérêt de ces observations est surtout d'avoir mis en évidence le rôle des pair.e.s dans le déroulé des discussions. L'importance des pairs dans la relation adolescente par le prisme de la relation entre les sexes a été soulignée par des travaux récents en sciences de l'éducation, en particulier ceux de Julie Delalande (Delalande, 2014, 2003 ; Delalande, Dupont ? Filisetti, 2010). Ces pairs jouent un rôle paradoxal. D'un côté, ils confortent et rassurent les élèves dans leur confrontation aux autres : si je suis assis à côté de mon ami, je me sens plus en sécurité face à l'ensemble du groupe. De l'autre, les amis sont des entraves à la discussion. L'ami dissipe, rit, fait des apartés ou des commentaires parallèles ; il est pris à témoin ; il est celui auprès de qui on cherche l'approbation, explicite ou silencieuse. Il peut ainsi entraver la prise de parole, en particulier de la parole sérieuse, par peur du jugement. Les discussions à visée philosophique nécessitent ainsi un double mouvement : un mouvement d'individualisation de la réflexion, d'abord, de rentrée en soi-même (quels sont mes expériences, mes avis, ma réflexion ?). Un mouvement de mise en collectif de la réflexion, ensuite, de confrontation à l'autre ("Que penses-tu, que pensez-vous, et comment nos pensées et nos réflexions s'articulent-elles ? Qu'est-ce qui fait problème ?"). En d'autres termes, la concentration sur soi est indispensable pour mener à l'autre, et aux autres. Et dans ce processus, l'ami peut constituer une entrave.
Or les groupes d'amis, chez les enfants et les adolescents, sont fréquemment du même sexe.
Par conséquent, dans les observations, les séances où l'individualisation s'effectue le mieux sont celles où les élèves sont placés en mixité imposée et alternée (garçons et filles côte à côte alternativement). Cette mixité imposée alternée crée un isolement des pairs et amis qui devient une condition de réussite de la discussion à visée philosophique : la séance est plus fluide, plus concentrée, le propos échangé de meilleure qualité ; les échanges sont également plus paritaires entre filles et garçons. A l'inverse, les séances où les élèves se placent comme ils le souhaitent (c'est-à-dire fréquemment, en petits groupes non-mixtes placés les uns à côté des autres) sont plus agitées, et l'animatrice a plus de mal à concentrer les élèves sur la discussion, malgré une accroche par une activité ludique ou un récit (comme le propose E. Chirouter, 2012). Ainsi s'explique, loin d'une explication naturalisante douteuse et scientifiquement infondée (filles pacificatrices, garçons turbulents), des dispositions que beaucoup d'animateurs mettent en place spontanément.
III) Qu'est-ce qui fait problème ? Enjeux
Pour bien comprendre, cette fois en termes philosophiques, ce qui est en jeu dans la mise en regard de la discussion à visée philosophique et de la relation entre les sexes, il convient d'effectuer des distinctions entre plusieurs strates : celle du dialogue philosophique ; celle de la compétence ; celle de la relation, c'est-à-dire aussi du pouvoir.
A) La première strate, celle du dialogue, concerne le raisonnement philosophique et la progression dans la discussion. Il se constitue progressivement des questions et des réponses, des objections et des exemples centrés sur la thématique du débat. Ce dialogue, à visée philosophique, possède une particularité : il affirme résolument la neutralité de la raison, donc l'indifférenciation et l'égalité de raison et de raisonnement entre filles et garçons. Il est en outre un lieu d'exercice de cette neutralité, donc un endroit ou l'indifférenciation entre les sexes s'exerce et se prouve. Enfin, ces discussions restent encore globalement absentes de l'espace scolaire : on peut alors supposer qu'elles sont moins investies de représentations sexuées (à l'inverse d'autres disciplines comme les mathématiques ou les disciplines artistiques), et permettraient donc plus aisément aux filles et garçons de s'identifier à l'exercice d'une raison neutre, qui "n'a point de sexe",pour reprendre l'expression de Poullain de la Barre, un des premiers philosophes ayant pris position, au 17ème siècle, en faveur de l'égalité d'éducation entre les deux sexes (Poullain de la Barre / Pellegrin, 2011).
B) Mais cette première strate ne suffit pas à expliciter les mécanismes à l'oeuvre. Il est nécessaire d'en distinguer deux autres, qui s'imbriquent l'une dans l'autre. La première est celle de la compétence, de l'action pertinente, donc aussi du regard que l'individu porte sur ses compétences réelles et supposées. Dans le cas de discussions à visée philosophique, peuvent entrer en ligne de compte la capacité à s'exprimer, le vocabulaire maîtrisé, mais aussi le regard que l'élève porte sur ses propres aptitudes.
C) La seconde lui est étroitement liée, et relève cette fois de la relation , entre les individus et entre les sexes, donc aussi des rapports de pouvoir qui s'enclenchent. Les paroles échangées peuvent ainsi servir deux objectifs différenciés, qui peuvent néanmoins se croiser : un objectif réflexif, d'une part, relatif au dialogue collectif ; un objectif relationnel, d'autre part, visant un positionnement des groupes ou des individus vis-à-vis des autres groupes ou des autres individus. Les discussions sont ainsi le lieu d'une intrication entre dialogue philosophique à proprement parler et conflits, tensions ou projections des individus sur le groupe, voire sur l'animateur ou l'animatrice (Bénévent ? Mouchet, 2014). Pour cette raison, les discussions à visée philosophique sont aussi des lieux d'apprentissage et d'exercice démocratique (Tozzi, 2012). Or les comportements des élèves, en particulier des jeunes garçons, sont similaires à ceux que l'on trouve en assemblée démocratique, pour des hommes plus âgées : prise de parole plus fréquente, plus longue, proportionnellement plus élevée que celle des femmes. Envisager les discussions à visée philosophique en regard de la mixité révèle aussi les mécanismes de domination d'un sexe sur l'autre qui s'exercent, et peuvent même se renforcer si un regard averti, voire des techniques particulières, ne sont pas là pour les réguler.
Conclusion : quelques pistes
Quelles seraient alors ces pistes d'action ? Nous pouvons en relever trois, qui ne sont bien entendu pas restrictives, et qui tiendraient ici lieu d'ouverture, à défaut de conclusion.
1) La première solution résiderait non dans un dispositif particulier, mais dans la disposition des élèves : c'est la mixité alternée imposée décrite plus haut. Si cette première piste semble efficace, elle reste problématique. Elle est une solution-outil qui permet sans aucun doute d'aborder de manière plus sereine les séances de discussion, mais n'aborde pas de front les relations de domination entre sexes, ni la pression des pairs. Elle est ensuite une solution qui s'impose de l'extérieur (de l'animateur ou de l'enseignant).
2) La seconde piste consisterait dans un panel de dispositions techniques tentant à faire valoir la parité des prises de parole entre filles et garçons. Ces dispositions peuvent être tenues par l'enseignant (qui distribue la parole à tour de rôle par exemple) ou par les élèves eux-mêmes. Cette seconde piste reste un outil : la parité ne peut être un objectif éducatif en soi ; elle reste néanmoins un signeou un symptôme possible du rapport de pouvoir en place. Agir sur la parité des prises de parole ne présuppose pas du contenu philosophique : il s'agit bien ici d'agir sur la strate du pouvoir et de la relation, non de la réflexion. Cette seconde solution aurait ainsi pour objectif de bousculer les assignations de genre.
3) La dernière piste, celle qui est expérimentée cette année dans les ateliers de Lorraine - et qui ne présume donc pas encore de son efficacité - choisit encore une autre solution. Puisque la mixité croise la question des amis et des pairs, il s'agit d'utiliser le lien entre pair.e.s - qui sont souvent de même sexe, mais pas seulement - pour créer une culture de la réflexion philosophique au sein des groupes amicaux. Cette troisième piste - une sorte de pédagogie des pairs, ou de pédagogie par les pairs - suppose que si le rapport au savoir et au raisonnement, donc aussi le regard que l'on porte sur sa propre compétence, est lié au regard du pair, alors donner des espaces privilégiés pour créer des émulations philosophiques entre pairs pourrait, par ricochet, avoir une influence positive sur le déroulé général de la discussion. La question sexuée serait ici non plus absente du dispositif, mais détournée, tout en restant au coeur du problème, abordant les tensions entre mimétisme et singularité, individualité et appartenance au collectif.