Revue

Présentation du dossier (Marie-Paule Vannier)

Quand un expert collabore avec des chercheurs pour comprendre ce qui organise son activité, pratique et théorie s'enrichissent mutuellement.

Fidèle à notre rendez-vous annuel à l'UNESCO, nous avons animé, pour la 4ème année consécutive, le chantier "regards croisés" à l'occasion des 14èmes rencontres internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP), qui se sont déroulées à Paris les 19 et 20 novembre 2014. Dans la continuité des regards portés, tour à tour sur un extrait du film Ce n'est qu'un début de JP Pozzi pour l'édition 2011 ( Diotime n°53) ; une DVDP "Croire et Savoir" menée par un enseignant spécialisé dans une CLis (Classe d'Inclusion Scolaire pour élèves reconnus en situation de handicap) pour l'édition 2012 ( Diotime n°58) ; une DVDP "A quoi ça sert de discuter ?" conduite par Michel Tozzi, concepteur et animateur du dispositif même, pour l'édition 2013 ( Diotime n°60), cette nouvelle édition poursuit l'exploration de la pratique experte à travers l'analyse d'une nouvelle DVDP sur "La différence".

Les chantiers "Regards croisés" réunissent praticiens et chercheurs autour d'un objectif commun : décrire et comprendre "ce qui se joue" en situation pour contribuer à mieux (se) former à l'animation d'une Discussion à Visée Démocratique et Philosophique (ou DVDP). C'est le projet de la didactique professionnelle1, qui invite à l'étude des situations et des activités professionnelles dans le but de concevoir les conditions favorables aux apprentissages et au développement professionnel (Pastré, Mayen, Vergnaud, 20062). Reste que "ce qui se joue" en situation ne se laisse pas saisir aisément, tant l'activité et les interactions humaines sont complexes. C'est la raison pour laquelle plusieurs cadres théoriques de référence sont invités à livrer leur point de vue, leur "regard sur". Mais, énoncé de la sorte, nous pourrions laisser penser qu'il s'agit de mener des analyses sur des pratiques, au risque de porter un regard surplombant, armé de théories de référence, de grilles de lecture, de critères prédéfinis... L'option prise ici est différente : nous ne menons pas d'analyse "sur" mais des analyses "avec" les acteurs concernés.

Les chantiers "Regards croisés" développent des analyses de pratiques philosophiques avec les praticiens eux-mêmes, mis en position de co-élaborateurs de sens, et confrontés aux traces objectives de leur propre activité, ainsi qu'à la lecture que peut en proposer le chercheur avec ses propres lunettes, son propre cadre théorique de référence. Ce faisant, nous réinvestissons une méthodologie qui nous est chère, l'entretien de co-explicitation (Vinatier, 2013), méthodologie déjà présentée lors du précédent "regards croisés"3. L'édition 2014 s'est donc intéressée à une nouvelle discussion à visée démocratique et philosophique animée par Michel Tozzi, dans le cadre d'une démonstration filmée à l'Unesco en novembre 2010. La séance a été menée avec un groupe d'élèves issus de deux classes de CM2 de l'école La Source à Meudon4. Le groupe est constitué de treize élèves qui ont été tirés au sort parmi un ensemble de volontaires. Les expériences philosophiques des participants à cette DVDP sont variées. Yves Herbel, directeur de l'école, précise à ce propos que quelques élèves, nouvellement arrivés dans son établissement, découvre depuis peu le dispositif.

Le thème de la discussion : " Etre différent, est-ce que c'est un problème ?" a été proposé par les élèves eux-mêmes. La séance a duré 1h 24'au total et a fait l'objet d'un enregistrement vidéo. La totalité des interactions verbales a fait l'objet d'une retranscription réalisée par Audrey Destailleur, formatrice à l'IFP de Lille, que nous remercions ici pour ce travail.

Le déroulement des échanges suit trois grandes phases distinctes :

  1. L'installation des élèves dans les fonctions de président, de reformulateur, de synthétiseur et ou de discutants, assurant la visée démocratique de la discussion. (jusqu'au tour de parole 39 si l'on se réfère au verbatim de la DVDP joint à ce dossier).
  2. La discussion à proprement parler (du tour de parole 39 au tour de parole 261), incluant un changement dans les attributions de fonctions, à mi-temps (au tour de parole 179).
  3. La phase métacognitive, au cours de laquelle les élèves sont invités à réfléchir à ce qu'ils viennent de vivre tous ensemble, à la manière qu'ils ont eu d'exercer leur rôle (à partir du tour de parole 262 jusqu'à la fin de la séance).

Le verbatim, ainsi que le film de la séance, ont été transmis à Véronique Delille, Nathalie Frieden, Christine Pierrisnard et Michel Tozzi, tous quatre sollicités pour éclairer la pratique observée. Dans un premier temps, chacun a produit sa propre analyse du corpus (verbatim + film). Les analyses ont ensuite circulées entre les uns et les autres, de manière à engager un dialogue avec Michel Tozzi, à propos de ce qui fonde son expertise. Des entretiens de co-explicitation ont été menés via SKYPE. Celui réalisé par Christine Pierrisnard a pu être enregistré et retranscrit5.

Lors des rencontres à l'UNESCO, chacun a pu exposer son travail de description et de compréhension de la DVDP soumise à l'analyse en commençant par Michel Tozzi, invité à présenter la séance telle qu'il l'avait conçue a priori et analysée a posteriori. Ont suivi, dans l'ordre, les exposés de Véronique Delille, Nathalie Frieden et Christine Pierrisnard, à la suite desquels Michel Tozzi a de nouveau pris la parole pour réagir cette fois aux regards portés sur sa pratique en explicitant son point de vue d'animateur enrichi des analyses qui lui ont été soumises. Enfin, l'auditoire a pu réagir, questionner, solliciter les intervenants à la tribune. Toutes les questions posées, soit en direct par des prises de parole dans la salle, soit par écrit en utilisant le dispositif mis en place à cet effet6, ont été prises en compte dans les articles qui constituent ce dossier à proprement parler.

Contenu du dossier

  • Le verbatim de la séance
  • La contribution de Michel Tozzi dans laquelle il développe sa propre analyse de cette DVDP "être différent" d'un triple point de vue : celui du praticien, impliqué dans son rôle d'animateur ; celui plus distancié du didacticien qui s'interroge sur la double visée du dispositif mis en oeuvre, à la fois démocratique et philosophique ; celui enfin, du praticien-chercheur-formateur, co-élaborateur de sens, mobilisé par une envie réelle de mieux (se) saisir (de) ce qui caractérise, fonde son expertise.
  • Véronique Delille et Nathalie Frieden, toutes deux intéressées par les questions de formation7, elles-mêmes animatrices de DVDP et formatrices dans différentes institutions, se sont intéressées à deux catégories de gestes : les reformulations pour l'une et les relances pour l'autre. Partant de l'exposé d'une typologie générale des différentes formes que peut prendre la formulation, Véronique Delille, propose une analyse de la discussion en termes de compétences mobilisées par l'animateur.
  • Nathalie Frieden choisit quant à elle une entrée didactique, en rendant compte d'un temps de formation d'animateurs fondé sur une méthode d'observation et d'appropriation de gestes d'animation.
  • Christine Pierrisnard, chercheure intéressée de longue date par la dimension temporelle dans les apprentissages, inscrit sa contribution dans une continuité avec les deux précédentes analyses produites pour "Regards croisés", éditions 2012 et 2013, analyses qui lui ont permis d'identifier trois composantes de la structure conceptuelle temporelle de la DVDP : l'empan temporel large, le kairos et le cheminement en spirale. Cette nouvelle étude est l'occasion d'enrichir sa modélisation temporelle par la figure du rythme de la discussion, qu'elle développe en co-élaboration de sens avec Michel Tozzi. Le verbatim de l'entretien de co-explicitation est également joint à ce dossier.

La contribution de Michel Tozzi réalise l'articulation entre ces différentes contributions en se positionnant clairement comme praticien réflexif étayé par des regards croisés sur sa propre pratique. Il rend compte de la richesse de la démarche collaborative proposée et invite à multiplier ce type de travaux au service du développement de nouvelles pratiques philosophiques à l'école et ailleurs.


(1) Champ théorique et méthodologique de référence au sein du CREN, notre laboratoire de recherche en sciences de l'éducation de l'université de Nantes, tout comme Christine Pierrisnard.

(2) Pierre Pastré, Patrick Mayen et Gérard Vergnaud, "La didactique professionnelle", Revue française de pédagogie [En ligne], 154 | janvier-mars 2006, mis en ligne le 01 mars 2010, consulté le 12 février 2013. URL : http://rfp.revues.org/157

(3) Alors que dans un entretien d'auto-confrontation, les praticiens sont confrontés aux traces de leur propre activité dans le but d'étayer la prise de conscience de ce qui fonde leurs actions en situation, l'entretien de co-explicitation, tel qu'il a été pratiqué et théorisé par notre collègue Isabelle Vinatier, implique plus fortement praticien(s) et chercheur(s) dans une co-élaboration de sens (Vinatier, 2013). Dans ce cadre, le chercheur soumet au professionnel une analyse experte de l'activité du praticien en amont de l'entretien de co-explicitation. Extrait de la présentation du dossier "A quoi ça sert de discuter ?", Diotime n° 60.

(4) Partenaire habituel de ces rencontres NPP, l'école La Source met en oeuvre des pédagogies coopératives depuis plus de 60 ans. L'équipe enseignante a été formée à la DVDP par Michel Tozzi.

(5) Le verbatim de cet entretien est joint à ce dossier.

(6) Nous avions en effet invité l'auditoire à consigner leurs questions par écrit au fil des différentes prises de parole à la tribune, de manière à ne pas casser la dynamique des échanges à la tribune. Il était demandé de préciser le destinataire des questions et remarques de telle manière que tous ces écrits ont pu être remis aux destinataires au moment des échanges avec la salle.

(7) Elles co-dirigent notamment le chantier "Philoformation" de Philolab.

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