I) Problématique
La notion d'art est présente dans les programmes de philosophie de toutes les séries au lycée. De plus, depuis les programmes de 2004-2005 pour les séries générales, et 2006-2007 pour les séries technologiques, elle fait partie des notions qui sortent le plus souvent dans les sujets de Bac. En séries technologiques notamment, on compte quatre sujets sur l'art depuis 2007 (c'est-à-dire depuis sept sessions). Essentiellement des dissertations : Faut-il être cultivé pour apprécier une oeuvre d'art ? (2012). L'art est-il un moyen d'accéder à la vérité ? (2011) L'art peut-il se passer d'une maîtrise technique ? (2010) Peut-on aimer une oeuvre d'art sans la comprendre ? (2008).
Cependant, enseigner la philosophie de l'art en Terminale ne va pas sans poser problème. Une des difficultés souvent rapportées par les collègues est le manque de culture artistique des élèves. Un tel manque de culture les placerait dans la situation d'avoir à réfléchir sur un objet dont ils n'ont aucune expérience. Dans les séries technologiques, la difficulté serait si grande que le cours perdrait tout intérêt. Reste à savoir si cette analyse dit tout des difficultés à aborder l'art en philosophie en Terminale, voire même si elle dit l'essentiel.
D'abord, on tient pour un fait acquis et indiscutable qu'il est important d'initier les élèves à la philosophie de l'art, mais cela ne va pas de soi : pourquoi cette notion est-elle présente dans les programmes de toutes les séries, plus que les notions de perception, de temps, de langage, d'histoire, etc. ? Pourquoi donne-t-elle lieu à tant de sujets au Bac ?
D'ailleurs, en l'absence de toute détermination des programmes, le professeur peut se demander ce qu'il doit faire sur l'art, tant les perspectives de réflexion sont nombreuses. A considérer les sujets donnés au Bac depuis leur entrée en vigueur, il est demandé à l'élève de pouvoir produire une réflexion philosophique sur art et culture, art et technique, art et science, art et vérité, art et conscience, ou bien encore sur la sensibilité, la compréhension ou les règles en art. De plus, les programmes autorisent bien d'autres sujets, puisqu'il est dit que la mise en correspondance des notions de la deuxième colonne à celles de la première "vise uniquement à définir une priorité dans l'ordre des problèmes que ces notions permettent de formuler". En ce sens, les sujets déjà proposés sur art et conscience (TS 2008), puis art et vérité (TSTI-STG 2011), laissent envisager des sujets sur art et perception, art et inconscient, art et désir, art et langage, art et travail, art et religion, art et histoire, art et raison, art et interprétation, art et politique, art et société, art et morale, pour ne considérer que les rapports les plus fréquents dans la culture philosophique des professeurs. Le problème est que la culture philosophique de l'élève sera essentiellement constituée d'un cours de quelques heures sur l'art, où, probablement, la plus grande partie de ces croisements notionnels n'aura pas été abordée.
Ajoutons que le terme d'"art" renvoie à une multiplicité : peinture, musique, roman, poésie, cinéma, chanson, etc. ; art primitif, art religieux, art classique, art contemporain, etc. Faut-il présupposer une unité de toutes ces formes, et faire un cours in abstracto sur l'art ? Ou bien faut-il considérer cette multiplicité, notamment en cherchant à spécifier ces formes les unes par rapport aux autres ? Mais le professeur a-t-il le temps et les moyens d'entrer dans cette complexité ? Le risque n'est-il pas, alors, de faire croire à une fausse unité de ce qui est appelé "art" ?
Ensuite, faut-il réellement penser que les élèves n'ont pas de culture artistique ? Pourtant, il est probable que, grâce à d'autres matières, ils aient découvert des oeuvres : des oeuvres plastiques, en cours d'histoire, de langues, de français ; des poésies, des romans, des films, en cours de langues et de français. Cela pose la question de savoir pourquoi des élèves qui possèdent manifestement quelques références pertinentes ne les utilisent pas dans leurs dissertations de philosophie. Cela pose aussi le problème du travail interdisciplinaire : le cours sur l'art n'est-il par excellence le cours qui mérite une approche interdisciplinaire ?
De plus, on peut penser que les élèves possèdent une culture artistique différente de celle enseignée à l'école, que l'on pourrait éventuellement exploiter pour le cours de philosophie. Que faire si, dans une copie, un élève illustre son propos en citant Bienvenue chez les ch'tis, ou bien une chanson d'Eminem ou de Stromae ? Faut-il considérer que cela n'est pas de l'art ? Ou que cet art n'a pas d'intérêt ? Nos propres représentations à propos de ce qui est de "l'art" ou pas ne méritent-elles pas d'être interrogées ? D'où la double question : faut-il (et comment) imposer aux élèves une culture à laquelle ils ne sont pas spécialement sensibles juste parce qu'elle sera mieux vue dans les copies ? Dans l'autre sens, le professeur a-t-il le droit de faire fond sur la culture propre des élèves qu'il connaît mal (quand il ne la nie pas tout simplement), et comment faire reconnaître sa validité dans les copies corrigées par d'autres ?
Cela pose aussi le problème de l'utilisation fréquente de la peinture pour illustrer le cours sur l'art, alors que d'autres formes d'art sont peut-être plus "parlantes" pour les élèves : le roman, le cinéma, la chanson.
Enfin, on peut s'interroger sur la place même de l'art dans le cours de philosophie de Terminale : l'art est-il seulement un thème de réflexion philosophique ? N'est-il pas aussi un support pour faire de la philosophie ? Autrement dit, ne peut-on pas utiliser un film, un roman, etc., pour susciter la réflexion philosophique ? Certaines expériences existent déjà en ce sens, qu'il conviendrait de mieux connaître. Pour les séries technologiques notamment, cela aurait peut-être l'intérêt d'ancrer la pensée dans un contenu concret et commun à la classe. Pris en ce sens, l'art serait moins un problème qu'une solution pour le cours de philosophie.
II) La question de l'indétermination des programmes
Joël Dolbault, président de l'Acireph, introduisait le colloque en développant la problématique ci-dessus. Il développait ensuite la question de l'indétermination actuelle des programmes de philosophie, en s'appuyant sur l'exemple de l'art. L'art est une des notions du programme, explicitement liée à celle de culture, mais qui peut être reliée à bien d'autres, ce que montre la liste des sujets du baccalauréat depuis 2003-2004 : une multiplicité de problèmes peuvent donc être soulevés à l'examen, sans avoir tous été préparés en classe. D'où la référence à un article de J.-J. Rosat : "Tout ce que vous devez savoir sur l'art sans jamais l'avoir appris". Pour réduire cette indétermination, qui engendre de l'arbitraire, il faudrait donc indiquer dans le programme des problèmes à traiter, que les élèves pourraient étudier.
La discussion qui s'ensuivit a porté sur l'injustice d'évaluer les élèves sur des problèmes non traités en classe, et sur la critique de la prétendue restriction de la liberté de l'enseignant si le programme était plus déterminé, assez fantasmatique si l'enseignant est contraint de courir toute l'année après un programme infaisable, et qu'il anticipe les exigences de ses collègues (connaître le cogito de Descartes, le contrat social de Rousseau, etc.).
Serge Cospérec posait la question radicale : un professeur de philosophie peut-il faire un cours sur l'art, en a-t-il les compétences ? Il remarquait que celui-ci parle souvent de l'art de manière générale, alors qu'il y a des arts, et de façon déréalisée, sans parfois présenter une seule oeuvre, en s'appuyant sur des théories philosophiques qui en apprennent beaucoup sur la philosophie de leurs auteurs, mais très peu sur l'art. La formation à l'esthétique est un parent pauvre à l'Université (quid des débats actuels en esthétique et philosophie de l'art ?) ; les enseignants de philosophie ont rarement une pratique artistique (même amateur). Ils héritent de leur formation une conception de l'art souvent essentialiste, hiérarchisante (les arts majeurs, le primat de la peinture), dominée par l'idée de Beau (qui rend incompréhensible une très large partie de la production artistique) ....
Il proposait un cadre programmatique possible de cours, inspiré des positions de l'ACIREPh, comprenant un seul problème ("Qu'est ce qui fait la valeur d'une oeuvre d'art ?"), avec une esquisse de traitement. Le fil directeur de l'enseignant serait d'envisager, ou de faire découvrir aux élèves, les grandes voies de réponse : nous apprécions une oeuvre d'art parce qu'elle représente le réel ; parce qu'elle exprime et provoque des émotions ; ou pour ses qualités formelles Le but étant d'approfondir avec les élèves la signification de ces thèses par l'examen de leurs arguments, en s'appuyant systématiquement sur un choix important d'oeuvres. Bref, réfléchir à l'art à partir des oeuvres, et non à partir des textes sans jamais considérer d'oeuvres ou si peu.
III) Et les élèves ?
P. Mercklé, sociologue de la jeunesse, apportait un éclairage sur les loisirs des jeunes, à partir d'une enquête réalisée sur des adolescents de 11 à 17 ans interrogés chaque deux ans de 2000 à 2008. La culture des "ados", à partir de leurs pratiques culturelles, tend à être déniée par la culture légitime. Pourtant, elle a ses caractéristiques propres, qui évoluent au fil des âges : plus on avance en âge entre 11 et 17 ans et moins on lit de livres, au profit de l'ordinateur et de la musique, avec beaucoup d'éclectisme. Plus on sort aussi, mais les sorties sont rarement culturelles (musée, spectacle, bibliothèque). Le cinéma est cher pour beaucoup, il est devenu plus bourgeois. Globalement, les différences tiennent à l'appartenance sociale et au genre : appartenir à une catégorie sociale culturellement favorisée et être une fille favorisent l'intérêt pour la culture artistique et la lecture. Par ailleurs, la pratique artistique (dessin, musique, danse), intéresse plus ou autant que la connaissance des oeuvres. Elle peut englober des formes nouvelles avec l'ordinateur ou/et insoupçonnées (décoration d'objets par le dessin, le graffiti, etc.).
Le questionnement est fort : faut-il leur enseigner la culture légitime, alors que beaucoup n'accrochent pas ? Ou (et) partir de pratiques et d'oeuvres qui les touchent, supports d'une possible réflexion philosophique?
IV) Partir des oeuvres
J. Liechtenstein, spécialiste de la philosophie de l'art à Paris IV, tranchait pour sa part : il faut partir des oeuvres et des artistes, non des théories générales de l'esthétique. Elle était frappée par la pauvreté des exemples utilisés par les agrégatifs (les souliers de Van Gogh, l'urinoir de Duchamp), et en appelait à la réflexion sur le statut de l'exemple dans l'enseignement philosophique de l'art. Et de dénoncer le préjugé : en esthétique, le savoir serait secondaire, il suffirait de ressentir...
Elle faisait ensuite l'archéologie de l'esthétique, depuis sa naissance en Allemagne au 18e, longtemps négligée en France, jusqu'au développement anglo-saxon actuel sur la philosophie de l'art. Elle soutenait qu'il y a une pensée artistique, et que la philosophie n'avait pas le monopole de la pensée. Il faut donc abandonner une position philosophique de surplomb arrogante, car on peut apprendre de l'art et des artistes eux-mêmes comment le penser. Les philosophes de la musique sont d'ailleurs eux-mêmes des musiciens. L'esthétique est une branche de la philosophie (ex : Kant, Schelling), la philosophie de l'art est une philosophie appliquée à un objet non philosophique. Le discours philosophique sur l'art peut être déconstruit à partir de l'art lui-même.
V) Faire cours sur l'art
Comment alors faire un cours avec l'art, se demandait S. Charbonnier ? Très deleuzien, il pensait que l'on ne pense pas si on ne nous force pas à penser, pris dans les "griffes de la nécessité". La bonne question alors n'est plus "Qu'est-ce que l'art ?", mais "Comment on peut faire fonctionner l'art dans un cours de philosophie ?". Selon lui, l'artiste pense et donne à penser, parce que son "exposition au problème", la façon de le traverser par son désir, est son mode de résolution du problème.
Ne nous fourvoyons pas dans de fausses conceptions :
- l'art recèle un contenu philosophique à dégager (position de surplomb) ;
- ou inversement, l'art accède à la vérité et la philosophie devrait se nourrir de ses intuitions. (révérence) ;
- l'art permet de traduire plus facilement des hypothèses philosophiques (fonction didactique) : faux, car la BD n'est pas infantile, mais implique un capital culturel ;
- l'art est le terrain privilégié de personnifier des concepts (conception allégorique) ;
- l'art est une façon de faire de la philosophie (art conceptuel).
S. Charbonnier s'appuyait sur l'ouvrage de Dewey L'art comme expérience : l'art produit sur nous de l'effet. C'est cet effet qu'il faut proposer aux élèves pour qu'ils pensent. D'un point de vue pédagogique, il propose de rentrer dans un problème par les arts narratifs, par exemple les mythes, le court-métrage qui développe une idée-force, certaines BD qui produisent des effets propres par leur écriture spécifique. Créer une expérience esthétique commune et partagée en classe pour penser ensemble. Favoriser une rencontre à la fois impliquante et néanmoins impersonnelle. Et où le prof s'expose aussi...
VI) Faire une production artistique
Emmanuel Valat pour sa part racontait l'expérience de production de haikus de ses élèves de philosophie en classe technologique de zone prioritaire du 93. Il constatait, chez ses élèves rétifs à l'écriture et à la philosophie comme langue étrangère, un changement de rapport à la langue, les effets sur la pensée de la contrainte d'un 3e vers décalé, et une valorisation d'eux-mêmes à travers leur production (recueil, publication de haikus et lecture publique au théâtre du Blanc Mesnil) :
Liberté
Egalité
Va te faire niquer
Dans le débat terminal du colloque, se dessinaient quelques orientations pratiques : parler des arts plutôt que de l'Art, en évitant la question essentialiste ; "Qu'est-ce que l'art ?" ; ne pas s'en tenir aux seules théories esthétiques des philosophes ; soutenir que l'art pense à sa façon, non philosophique, et qu'il peut nous apprendre comment il pense ; utiliser des textes d'artistes ; exposer les élèves aux oeuvres d'art pour partir de leur expérience des oeuvres ; ne pas s'en tenir aux oeuvres "légitimes", mais prendre en compte leurs pratiques culturelles ; s'appuyer aussi sur leurs productions artistiques ; travailler avec les collègues d'art plastique ou de musique...