Revue

Didactique de l'écriture philosophique

Au départ, un café philo

En 1994, psychiatre-psychanalyste à Marseille, je vivais une grave crise existentielle.

J'allais consulter Marc Sautet à Paris, en son cabinet de consultation philosophique, tout nouvellement créé par lui.

Je lui posais la question de la conception du destin selon les grands philosophes. Nous discutâmes durant une heure de ce sujet et à la fin, Marc Sautet m'intima l'ordre d'écrire mes idées sur ce sujet que j'avais commencé à développer oralement avec lui.

De retour à Marseille, je me mis à écrire une analyse existentielle et psychanalytique de ma vie. Ce livre je le fis éditer et l'expédiais par la poste à Marc Sautet qui le lit et me répondit de façon très circonstancié. Il me demandait aussi d'ouvrir et d'animer le premier café-philo à Marseille en disant qu'il promettait de venir l'animer lui-même, le jour de son inauguration. Ce que je fis avec Josette Audo, professeur de yoga.

Dés 1995, à la grande brasserie " La Samaritaine" sur le Vieux Port, fut ouvert le café-philo, animé le premier jour par Marc Sautet.

Peu de temps après, j'inventais le concept de randonnée philosophique. Puis notre café-philo, pour des raisons de logistique du patron de La Samaritaine, dut déménager dans une librairie. Là, nous étions passés d'une centaine de participants à une trentaine. Le rythme du café-philo était mensuel. Là, j'instaurais une variante à la règle définie par Marc Sautet, c'est-à-dire qu'au lieu de choisir le jour même le sujet du débat, j'imposais un mois à l'avance de proposer des sujets, je les mettais au vote et celui dont le sujet avait été élu, avait un mois pour écrire tout seul son exposé d'introduction au débat du mois prochain. Ainsi j'alliais deux nouvelles pratiques philosophiques, l'atelier d'écriture philosophique et le café-philo. Cela a si bien marché que les participants se sont pris au jeu et que j'ai dû fonder une revue philosophique dans le style de celle de Marc Sautet "Philos", qui n'a pas survécu à la mort de son rédacteur en chef. Notre revue s'appelait Les Cahiers d'Himéros, art et philosophie. Himéros étant le dieu du désir chez les grecs antiques. Dans notre café-philo et la revue, les participants s'adonnent avec plaisir à l'atelier d'écriture philosophique.

L'atelier d'écriture philosophique

Je vais maintenant définir les avantages que je trouve à l'atelier d'écriture philosophique. En effet c'est le passage de l'oral à la lettre, c'est une mise à distance de l'immédiat, c'est une réflexion où l'on se divise entre le sujet de l'énoncé et le sujet de l'énonciation, où l'on est à la fois dans la perception de l'inspiration et l'aperception, c'est-à-dire dans la prise de conscience de sa propre conscience. L'instance de la lettre est un média entre l'être profond et spontané qui improvise et l'être domestiqué par l'académisme de la langue et des concepts théoriques déjà élaborés par les anciens. La lettre est plus qu'un graphe, c'est plus qu'un signifiant, c'est tout un symbole de l'alliance entre le passé et le présent. La lettre est un paradigme quand l'oral n'est que syntagme. La lettre conjugue la synchronie et la diachronie, c'est-à-dire le présent et l'histoire. La lettre, c'est le respect des traditions académiques avec l'innovation de la création, c'est à la fois mimésis et poïésis, mais aussi catharsis, purgation, épuration des passions, via l'accès à la raison. La lettre c'est fidélité aux grands maîtres et émancipation.

Les adhérents de l'association dont je suis le président se sont émancipés de mon magistère par la lettre. Par l'écriture, ils ont trouvé une plus grande autonomie et ont dépassé et résolu le complexe de Prométhée dont parle Gaston Bachelard dans son essai La psychanalyse du feu, à propos de ce qu'il appelle la "pulsion épistémologique" et la nécessaire émancipation de l'élève par rapport au maître. Comme l'écrivait André Gide dans ses Nourritures terrestres, où il fait dire au maître "Nathanaël, je t'enseignerai la ferveur et après quitte moi !". La lettre c'est à la fois la soumission à l'ordre symbolique avec le respect de sa grammaire et de sa sémantique, mais c'est aussi une expérience de liberté, où celui qui écrit échappe à ce carcan en développant l'autre instance spécifique de l'espèce humaine, l'imaginaire. L'atelier d'écriture philosophique c'est l'interprétation symbolique du réel avec l'aide de l'imaginaire de chacun. La philosophie étant l'herméneutique de tout le possible, à chacun de donner son interprétation, soit à la lumière des philosophes du passé, soit à celle de sa propre expérience et de son imagination. En règle générale, les deux types d'interprétation sont liés dans un atelier d'écriture philosophique, avec une plus ou moins grande proportion selon la fidélité de certains aux grands maîtres, ou selon leur esprit libertin. Libertin étant pris dans son sens antique, c'est-à-dire celui d'esclave émancipé par son maître. L'atelier d'écriture philosophique est une école de modestie, où l'élan logorrhéique du café-philo est freiné par les exigences de la formulation de sa prose, qui n'est pas bâclée comme à l'oral, mais qui au contraire est peaufinée et où l'on se rend à l'évidence qu'il est difficile de rivaliser avec les grands maîtres. Dans ces ateliers quelquefois, certains inspirés font advenir une métaphore qui prend valeur de concept philosophique poésophique. Comme l'écrivait Jean Jacques Rousseau dans son Essai sur l'origine des langues, dans la langue des origines, l'on n'a d'abord parlé qu'avec des mots au sens figuré, le sens propre ne vint que plus tard. C'étaient des langues naturalistes inspirées par les forces de la nature féconde ou dévastatrice selon les effets positifs ou négatifs qu'elle avait sur les hommes primitifs (c'est moi qui ajoute). Dans un atelier d'écriture philosophique, l'abstraction conceptuelle n'a pas le monopole de l'exclusivité, par exemple un conte ou une fable philosophique peuvent être aussi efficaces, ou même un poème poésophique. Je dois dire que les néophytes sont plus à l'aise dans ce type d'écriture philosophique que Voltaire, Diderot, Rousseau, Goethe, Sartre, Camus et Saint-Exupéry n'ont jamais négligé. Personnellement, j'écris des contes philosophiques pour adultes et des fables philosophiques pour enfants.

La variété des genres d'écriture

Dans un atelier d'écriture philosophique l'on peut écrire :

  • le résumé de la théorie philosophique d'un grand maître ;
  • un article d'interprétation personnelle d'un sujet philosophique ;
  • un essai philosophique ;
  • un conte ou une fable philosophique ;
  • un poème poésophique ;
  • une mini pièce ou une grande pièce de théâtre philosophique. Et ces exemples ne sont pas limitatifs.

La graphomanie : analyse philosophique et psychanalytique

Certains individus ont une compulsion à écrire, la graphomanie, en grec la folie d'écrire. Pour faire l'analyse de ce phénomène, nous développerons de façon succincte l'ontologie, autrement dit la philosophie de l'Etre. L'Etre est le contraire du néant. Son avènement est d'origine énigmatique et mystérieuse, l'Etre pose le problème de la question qui interpelle les hommes depuis la nuit des temps : " Pourquoi il y a-t-il quelque chose et non rien?".

Nous ne spéculerons pas sur les différentes thèses qui s'affrontent pour expliquer la création de l'Etre, car cela relève de la théologie et nous ne voulons pas interférer avec les religions. Nous restons dans le domaine philosophique, celui de la métaphysique. Le VIe siècle avant JC en Grèce voit naître la philosophie, effort de quelques grecs pour sortir de la pensée mythique et entrer dans la pensée rationnelle. Les philosophes présocratiques s'intéressèrent tôt à la question de l'Etre. Il y avait deux écoles théoriques antinomiques, celle de Parménide et celle d'Héraclite, Parménide défendant que l'Etre est permanent, immuable, stable, statique, et Héraclite que l'Etre est toujours dynamique, métamorphique, en perpétuel changement, sous la dépendance du devenir. Il écrivait : "L'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve".

Cette petite introduction à l'histoire de l'ontologie servira à expliquer la thèse que je défends concernant la graphomanie, soit la pulsion d'écrire. En effet cette velléité d'écriture du genre humain a pour origine, à mon avis, la tentative de réconciliation des deux thèses ontologiques contradictoires de Parménide et Héraclite, c'est dire qu'écrire c'est relever le défi de l'impasse entre l'être et le devenir. Le souci fondamental de l'homme est de se perpétuer, de se pérenniser, c'est la rançon de l'homme mortel qui aspire à l'éternité. Ce souci est la rente viagère des religions, qui prétendent qu'après la mort il y a une survie de l'âme, et elle est éternelle. La thèse de l'Etre selon Parménide est celle de l'atemporalité de l'Etre. Celle d'Héraclite est au contraire celle de l'impermanence de l'Etre qui se noie dans le devenir. Qui, ayant trouvé dans sa vie un moment de félicité, n'aspire pas au maintien de cet état?

Lamartine écrit : "Ô temps suspends ton vol Et vous heures propices Arrêtez votre cours

Laissez nous savourer Les rapides délices Des plus beaux de nos jours!".

La thèse de Parménide est contredite par tous les aléas de la vie tourmentée et mobile qui ne cesse d'aller de rupture en rupture, de conversion en révolution. Cependant les hommes aspirent en la statique et craignent la dynamique. La thèse d'Héraclite est plus objective et réaliste, mais elle perturbe les hommes qui ont peur du destin, de l'ananké grecque, de la fatalité. L'Etre humain est à la fois physique, corporel et psychique, spirituel. Il oscille entre l'idéalisme platonicien qui défend l'immortalité de l'âme, et le matérialisme épicurien qui répond que l'âme comme le corps est matérielle donc mortelle. Dès la Préhistoire, les hommes voulurent laisser pour l'éternité la trace de leur passage ici bas, pour cela ils gravèrent sur les parois des cavernes des fresques rupestres. Dans le devenir dynamique, ils inscrivirent des symboles statiques. La main humaine avec sa capacité d'opposition du pouce devint l'outil de l'esprit pour qu'il se pérennise matériellement par des signes cabalistiques. Plus tard en Mésopotamie naquit l'écriture. Cette révolution avait pour origine le désir humain d'éternité.

Le signe est une invention humaine, mais le signe est binaire, c'est à dire qu'il ne propose que des antinomies, alors l'homme inventa le symbole qui est ternaire et réconcilie les oppositions dans des syncrétismes, des synthèses des thèses et antithèses. L'écrit c'est ce qui demeure immuable dans un monde où tout change continuellement. D'ailleurs juridiquement l'écrit prime sur l'oral dans tout contrat passé entre deux protagonistes, les paroles passent mais les écrits restent. A cette analyse philosophique j'ajouterai une remarque psychanalytique.

La psychanalyse distingue le principe de plaisir et le principe de réalité. Dans la psyché, le principe de plaisir vise à reproduire à l'identique les sensations hédonistes, le principe de réalité castre le sujet en lui faisant faire le constat que jamais rien ne se reproduit de la même façon. Je défends que l'écrit est le défi que lance le principe de plaisir au principe de réalité, en fixant à jamais le cours de la vie dans une hiérophanie symbolique graphique. L'écrit c'est le combat d'Eros, la pulsion de vie, contre Thanatos, la pulsion de mort.

J'ajoute que certes la conscience se rend à l'évidence du devenir qui sort l'Etre de son hypostase, mais cependant l'Inconscient lui est atemporel : il exploite ce que Bergson appelle la durée, dans sa philosophie du temps. L'Inconscient, c'est ce qui permet à l'homme d'avoir un temps subjectif qui se rit du temps objectif. Le temps du poète n'est nullement le temps du physicien. L'écrit est la matérialisation objective de l'atemporalité de l'Inconscient.

Mais atemporalité ne veut pas dire anhistoricité, car l'inconscient récapitule dans l'ontogenèse, c'est à dire les stades de développement du sujet, la phylogenèse, soit toutes les étapes du développement de l'humanité depuis la nuit des temps. La lettre d'après moi est le représentant représentatif de la réalité de l'inconscient. Il est ce qui rend compatible la synchronie et la diachronie, c'est à dire qui télescope le passé, le présent et le futur. La lettre pour la conscience est le reflet de l'Inconscient que le poète illustre en écrivant :

" Une femme que j'aime et qui m'aime, Ni tout à fait la même Ni tout à fait une autre".

La lettre c'est ce qui se répète tout en étant différent. La lettre, c'est l'énigme de la création littéraire qui fait que tout change, tout en restant identique, car en fait ce sont toujours les mêmes vingt six lettres de l'alphabet. La combinatoire alphabétique est un jeu hédoniste qui vise à innover tout en restant identique.

Pour illustrer ce propos, je rappellerai le jeu du Fort-Da qu'a relaté Freud dans un de ses écrits. C'est un petit enfant qui souffre des absences de sa mère et qui dans sa solitude joue au jeu suivant : il a une bobine et un fil enroulé autour d'elle. Il lance la bobine en disant " Fort" signifiant " là bas, loin" et la bobine disparaît sous le lit. Puis il tire le fil et la bobine réapparait et il dit " Da" ce qui veut dire " ici". Ainsi dans son jeu infantile matériel et avec ses deux signifiants, il fait tantôt disparaître sa mère et tantôt il la fait réapparaitre à loisir. La pulsion d'écrire n'a pas d'autre fonction que de jouer à faire disparaître et réapparaitre fantasmatiquement l'objet de son désir, à travers des métamorphoses imaginaires, c'est là la fonction de tout art, c'est le sens de toute création humaine comme la philosophie par exemple, qui est plus un art qu'une science.

Dans une perspective naturaliste, de transcendance dans l'immanence même, je dirai que l'atelier d'écriture philosophique est une discipline où l'homme s'exerce à se confronter à son je et à l'autre, et c'est du pareil au même si l'on en croit Arthur Rimbaud qui écrit " JE est un Autre !" et Jacques Lacan "Le style c'est l'autre auquel l'on s'adresse !". L'écriture philosophique, même pour le simple amateur néophyte, est un dialogue entre le je et l'autre, l'autre qui est en soi, en son for intérieur, son Soi profond authentique inconscient brimé par la Persona, l'Hypocrite, le masque conformiste que nous impose le social et l'Autre avec un grand A, qui est ce qui reste dans les lettres des concepts des grands philosophes du passé. Et la source d'inspiration de chacun, la muse de chaque écrivain d'atelier d'écriture philosophique ce sont les anciens, car comme l'écrit Jacques Lacan : "L'inconscient n'est ni individuel, ni collectif, il est trans-individuel, il est déjà écrit quelque part !".

J'espère vous avoir convaincu du bien fondé des ateliers d'écriture philosophique, qui sont un exercice à la portée de chacun quelle que soit sa formation théorique, car ils permettent de se familiariser avec la rhétorique, la dialectique, la littérature. Cela de façon autonome dans le cadre du colloque singulier entre soi et son autre, car nous sommes des êtres subjectivement divisés. C'est une maîtrise de la pensée, donc de son propre être, et c'est ainsi à la fois une phénoménologie et une ontologie.

J'ai écrit cet article pour rendre hommage au regretté Marc Sautet, mort dramatiquement. Marc Sautet qui m'avait encouragé vivement à écrire et à fonder et animer un café-philo. Depuis 1994, j'ai écrit deux livres de philosophie et neuf romans historiques, je lui rends grâce de m'avoir converti aux nouvelles pratiques philosophiques, que son âme repose en paix, en tout cas nombreux sont ceux qui ont repris son flambeau et ont perpétué son initiative de ses nouvelles pratiques. Je conseille de lire deux livres de Marc Sautet : Un café pour Socrate et Les philosophes à la question de l'émancipation de la femme. Son oeuvre aurait été plus vaste, mais il nous a quittés trop tôt.

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