Revue

L'accompagnement en cours de philosophie : l'exemple de la construction d'une synthèse à visée collaborative

Le terme d'accompagnement, notamment en cours de philosophie, n'est évidemment pas anodin. Son étymologie suggère une scène étrange où le compagnon, du latin "cum", avec, et de "panis", pain, mangerait son pain en même temps qu'un autre. Cette image appliquée à l'enseignement de la philosophie inaugure une rupture radicale avec la tradition institutionnelle et la figure magistrale qui lui correspond. Si l'on privilégie cette nouvelle posture et son appropriation dans la durée, l'enseignant sera à même de développer, en synergie, trois compétences essentielles définies par Guy Le Bouedec (2001), qui pourraient effectivement favoriser l'apprentissage du philosopher :

  • "cheminer à côté" (l'élève, la classe), pour le (ou la) confirmer, le (ou la) rendre plus fort (e);
  • "accueillir et écouter", se rendre ainsi disponible, dans la mesure du possible ;
  • "participer au dévoilement du sens" qui se construit. À ce titre, la posture d'accompagnement remplit "une fonction de clarification et de discernement" par rapport à l'émergence de ce sens.

Ceci précisé, opter pour une posture d'accompagnement et l'expérimenter progressivement en classe en situation duelle ou groupale comme c'est le cas dans la situation proposée n'est pas chose aisée. Difficile, voire douloureuse, est en effet la (re)conversion posturale, symbolique, intellectuelle, psychologique, philosophique de l'enseignant, qui choisit de basculer du "one man show" socratique centré sur sa performance vers ce "pas de côté" nettement moins gratifiant et emblématique. Cette reconversion est donc aussi l'histoire d'une métamorphose, celle de la posture initiale adoptée par le professeur de philosophie qui, dans un double mouvement, apprend peu à peu à s'effacer tout en aiguisant sa vigilance et en densifiant sa présence. Susciter et stimuler la prestation de l'élève, son activité philosophante, ses productions, devient alors son souci premier. Certains diront, et ils auront raison, que l'on est rarement, ainsi, dans une posture chimiquement pure d'accompagnement, mais que l'animation, l'exhortation, les renforcements et le rappel à l'écoute sont présents conjointement ou séparément. Ils le sont effectivement et témoignent parallèlement de la difficulté d'initier les élèves à une véritable démarche d'appropriation. Pour autant, ces réticences, ces résistances observées ne doivent pas nous faire régresser. La question n'est plus : "Que vais-je leur dire, comment vais-je leur expliquer, en m'appuyant sur tel ou tel auteur, à partir de telle ou telle notion ou problématique que je maîtrise parfaitement, ce qu'ils doivent comprendre ?" La question devient : "À partir de l'évaluation de leurs derniers apprentissages, quelles situations, quels exercices leur proposer pour enclencher, entretenir, maintenir, développer leur processus de pensée dans le sens de l'apprentissage du philosopher ?". La construction d'une synthèse à visée collaborative expérimentée en début d'année scolaire et présentée ici poursuit ces objectifs.

Objectifs et démarche conduisant la séance

Cette séance survient en général après 4 à 5 semaines de cours (ici début octobre 2011), comme bilan de ce qui a été étudié. On a préalablement demandé aux élèves (des filles) de rechercher une définition du philosopher qu'elles proposeront et expliciteront devant la classe et pour la classe, dans le but de construire ensemble un document de synthèse, l'enseignant se chargeant d'assurer le lien en direct entre chaque proposition en les explicitant, et en différé par écrit sous la forme d'un document de synthèse. Le but didactique est d'actualiser devant et avec les élèves une démarche de recherche communautaire et discursive qui vise la collaboration, tout en insistant sur certaines compétences ou sous compétences à s'approprier (définir, expliciter, intégrer et mettre en relation les références et les connaissances). Cette séance constitue à cet égard un banc d'essai et un enjeu déterminant pour l'engagement ultérieur. Les questions que les élèves peuvent légitimement se poser sur la méthode adoptée depuis le début d'année scolaire doivent pouvoir être apaisées et trouver des réponses positives dans la relative réussite de la conduite de cette séance. Le pari est ici de mettre pratiquement toutes les élèves à contribution pour construire cette synthèse et valider en la crédibilisant la démarche communautaire de recherche. À cet égard, l'accueil (A), la reformulation (R), la reprise (RE), la confirmation (C) les adresses (AD), les allusions (AL), les renforcements positifs, la valorisation (V) tendent vers ce double objectif. De même, l'orientation centrée sur l'élève (Oe), sur le groupe classe (OC) ou sur l'un et l'autre (O) se réfère et s'adresse, d'une certaine manière, à cette réflexivité communautaire en construction en lui signifiant qui en est le porte-parole. De même, les occurrences portant sur l'invitation ou le renvoi à la dimension communautaire (IC) visent à stimuler l'engagement et à construire la cohésion et la culture de la classe dans et par l'exercice réflexif. De leur côté, les élèves interviennent oralement sous la forme de questions ( q), suggestions, ( sg), propositions ( pp), propositions complémentaires ( pc), renvoi à la communauté, au cours ( rc), demande de contribution, ( dc), citations ( c), reprises ( re), contestations ( ct), suppositions ( s), affirmations ( a).

Les processus psychiques identifiés sont énoncés en gras en majuscule à la suite des sigles des interventions orales et s'énoncent comme suit :

  • RRCC repérage et appropriation des compétences liées à l'intégration des contenus.
  • REPP réflexivité centrée sur l'étude et l'évaluation du processus de pensée d'autrui, de la classe.
  • REPPP réflexivité centrée sur l'étude et l'évaluation du processus de pensée de soi- même.
  • RPCRD réactivation de la prise de conscience d'appartenir et de construire une communauté de recherche et une communauté discursive
  • AC ancrage, RA réactivation, MR mise en relation, ID identification, I intégration.

II) Analyse

1) D'abord définir ce dont parle l'élève et accompagner cette parole

Philosopher commence par s'habituer à définir ( TDD) ce dont on parle. C'est ce que demande en premier lieu l'enseignant aux élèves de cette classe de Terminales ST2S, exclusivement composée de filles, quand elles proposent leur contribution. Ce qui intéresse ici l'enseignant est que l'élève ne lise pas seulement sa définition, mais soit à même de l'expliciter ( E) devant ses camarades. À cet effet, il utilise ce que nous avons rebaptisé dans le cadre scolaire le questionnement d'explicitation, dérivé de l'entretien d'explicitation, outil initié en analyse de la pratique par Pierre Vermersch (1994). Sans empiéter sur la réflexion de l'élève ou se substituer à elle, son but est de placer ainsi le sujet dans les meilleures conditions pour le laisser s'exprimer et "tirer le fil" de son processus de pensée.

Premier exemple

29 Marion : c'est une remise en question de soi-même et de son entourage. pp, TDD
30 E : alors remise en question de soi- même et de son entourage, et quand tu dis, le mot entourage, tu veux désigner quoi ? R, OPPe
31 Marion : l'entourage, pour l'instant je désigne l'environnement, ce qui le constitue, ce qu'on peut voir par rapport à ça, ce qui nous entoure... pp,E
32 E : oui. A
33 Marion : c'est une remise en question de ce qui nous entoure, c'est la remise en question de soi-même et de ce qui nous entoure pp, E
34 E : d'accord C

Deuxième exemple

39 E : Séverine nous dit : réfléchir par soi-même. Comment tu comprends cela ? AD, R, OPPe
40 Séverine : ben, pas écouter tout ce que les gens nous disent et plutôt poser une réflexion sur ce qu'on pense. sg, E
42 Amélia : la recherche de la vérité. pp,E
41 E : oui, comment tu fais la différence entre alors : on n'écoute pas tout ce qu'on dit, Chut, soyez concentrées, et on réfléchit par soi-même ? A, R, P, OPPe

Troisième exemple

89 Tatiana : c'est une ouverture d'esprit, et donc ça amène l'idée d'élévation de nous-même. TDD
90 E : alors ouverture d'esprit, la réflexion philosophique, souvent cette ouverture, d'esprit, pourquoi ? Comment vous comprenez ça ? Par rapport à quoi ? R, OC
91 Tatiana : il faut s'ouvrir en fait à tout ce que tout le monde peut dire comme vérité, parce que c'est pas parce que nous on a une vérité que les autres n'ont pas le droit, ne peuvent pas avoir aussi leur vérité ou leur point de vue, c'est comme ça en fait. af,E
92 E : d'accord. A
93 Tatiana : c'est parce qu'on est différent qu'on peut s'enrichir. af, E
9E : voilà. A, C

2. Faire en sorte que l'élève considère le philosopher comme l'exercice de son processus de penser et s'exerce dans ce sens

Au-delà du travail de définition que les élèves proposent, il nous semble déterminant qu'ils prennent conscience que philosopher est, comme le souligne Kant, un exercice auquel ils doivent s'adonner. À cet égard, anticiper et penser dans l'interaction constituent les dimensions incontournables de cet exercice. C'est sur ce point que les élèves insistent dans les trois exemples suivants. Nous avons mis en caractères gras les occurrences qui renvoient à cette activité réflexive.

Premier exemple : philosopher c'est d'abord exercer son activité réflexive

117 E : alors qui veut apporter sa pierre ? Il faut deux "n" à Tatiana ? IC, P, O
118 Tatiana : non  
119 E : alors Marion ? P, O
120 Marion : ça veut dire exercer son raisonnement. pp, TDD
121 E : s'il vous plait ? Ah oui c'est un exercice effectivement, là c'est important, de le dire si vous voulez, quand on philosophe et c'est pour ça que je vous invite à le faire vraiment, vous êtes en activité, vous n'êtes pas là... P, RE, V, PS
122 E: un exercice, un auteur qui avait... O
123 Morgane : Kant. pp, RRCC
124 E : oh très bien ! Vous vous rappelez la formule de Kant ? C, V, O
125 Les élèves : oui ! af, c
126 Flora : il faut apprendre à philosopher c'est-à-dire exercer le talent de la raison. af, ci, RRCC
127 E : alors là ! Félicitations ! Kant, Critique de la raison pure, il ne faut pas apprendre la philosophie mais apprendre à philosopher donc exercer le talent de la raison, d'accord ? V, RE, EV

Deuxième exemple : philosopher c'est anticiper (en maîtrisant par le contrôle et l'orientation sa réflexion cf. Vygotski)

143 E : d'autres choses pour compléter, très bien Magalie ? O
144 Magalie : c'est anticiper. pp, TDD, REPP
145 E : ah ça c'est intéressant. Qu'est-ce que tu veux dire par là que quand on philosophe on anticipe ? O
146 Magalie : on anticipe ses raisonnements. Sg, REPP
147 E : d'accord, ça se passe où cette anticipation ? O
148 E : quand tu dis : "On anticipe et le raisonnement"... O, RE
149 E : alors ? O
150 Marie : lors d'un débat on anticipe quand on veut répondre. pp, REPP
151 E : on anticipe peut-être la réponse qu'on va faire à l'autre. RE
152 Marie : ou que l'autre va penser. pc,REPP
153 E : ah oui. D'accord. L'anticipation elle est située où ? C, O
154 Une élève : dans la tête. pp, REPP
155 E : dans la tête, si vous voulez c'est exactement ça, hein. C'est très intéressant ce que vous dites parce qu'on appelle ça le processus de pensée et c'est vrai que quand on se met à philosopher et à raisonner on est obligé et c'est tout à fait le terme d'anticiper : on anticipe, si vous voulez alors on prend en même temps, tu as raison ce qui se dit et on anticipe si vous voulez sur ce qui peut être prolongé et dit ensuite et soi-même on se prépare à répondre, vous voyez, le fonctionnement de notre réflexion ? RE, C, V, EV

Troisième exemple : philosopher c'est apprendre dans l'interaction

156 E : bon Justine, on n'a pas entendu Justine, je sais que ça bouillonne, vas-y ! O, V
157Justine : ben le fait qu'elles posent des questions toutes, ça me permet d'apprendre. rs, rc , RPCRD
158 E : toi ce qui t'intéresse dans philosopher c'est apprendre, quand on philosophe on apprend. On apprend quoi ? RE, O
159 Les élèves : des connaissances, à réfléchir, des arguments. pp, rc, E

3. Philosopher : intérioriser le sens de la recherche de la vérité

Ce dernier passage qui clôt la séance permet de souligner, grâce à la sagacité des élèves, la spécificité du philosopher qui n'est pas seulement de rechercher la vérité, ce qui est aussi l'objet des sciences, mais d'appréhender le sens de cette vérité à l'aune de chacune, ce qui a pour effet d'interpeller en soi et chez les autres le système des valeurs.

160 E : alors ? (vidéo n° 9 à 52'') O
161 Une élève : c'est grandir. pp, TDD
162 Melissa : se construire. pp, TDD
163 E : c'est se construire. RE
164 Melissa : ben, se construire oui, mais ben je dirais pas une personnalité mais..., sg, REPPP
165 (La sonnerie annonçant la fin du cours retentit. L'enseignant écrit au tableau.) O, RE
166 E : écoutez, se construire, grandir et quand tu emploies ces termes, tu peux les détailler, c'est pas mal ça, parce que est-ce que c'est simplement raisonner dans ce cas-là ? Quand tu dis se construire et grandir, est-ce que c'est simplement je raisonne, je recherche la vérité, point barre ? RE,O
167 Melissa : oui enfin, en cherchant la vérité, le symbole c'est quand même on grandit par rapport aux autres. pp, rc, REPPP, RPCRD
168 E : oui et quand tu dis grandir, ça signifie quoi ? O
169 Une élève : ça nous apporte quelque chose. pp, rc, REPPP, RPCRD
170 E : oui ça nous apporte quoi ?  
171 Melissa : de la maturité, de la culture. pp, E
172 E : oui ça peut-être de la culture, de la maturité et c'est vrai que le terme de grandir, on voit bien évidemment chronologiquement, physiologiquement que vous grandissez ou biologiquement mais évidemment c'est pas simplement ça que vous voulez étudier, c'est aussi au niveau du sens, des valeurs de la recherche de la vérité. Merci. C, RE, SP

Document (format PDF) : TABLEAU DE SYNTHESE

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