Revue

Configurations disciplinaires du débat au cycle 3 - Thèse soutenue par Audrey Destailleur à Lille 3 (30-06-2014)

Du point de vue d'une didactique de l'apprentissage du philosopher concernant l'école primaire, la thèse d'Audrey Destailleur s'inscrit pour nous dans la lignée de celles de Gérard Auguet (2003), Sylvain Connac (2004), Yvette Pilon (2006), Sylvie Especier (2006), Nicolas Go (2006), Pierre Usclat (2008), Edwige Chirouter (2008), Jean-Charles Pettier (2000 et 2008), Marie Agostini (2010), Monique Desault (2011), sans oublier la HDR de Emmanuelle Auriac (2007).

L'originalité du présent travail est de se placer d'emblée et délibérément dans un champ didactique, instruit par des concepts opératoires précis. Il s'agit d'analyser la façon dont le «genre débat» s'actualise au cycle 3 dans trois «disciplines» : la lecture-littérature, les sciences et la philosophie, en étudiant leur «configuration disciplinaire» dans les espaces de prescription (les programmes), de recommandation (les manuels), de pratiques déclarées par les enseignants dans un questionnaire, et de pratiques effectives des enseignants dans quatre classes différentes.

L'intérêt de ce travail, considéré du point de vue de notre discipline, la didactique de l'apprentissage du philosopher, est triple :

  • prendre connaissance des représentations d'un panel d'enseignants du primaire sur la discussion à visée philosophique (DVP) ;
  • apprendre comment certains enseignants se saisissent concrètement de la DVP dans leur classe, quel est le «savoir enseigné», quelle est la «reconfiguration disciplinaire» opérée, à partir d'une conscience disciplinaire de la philosophie, différenciée selon les enseignants ;
  • comprendre en quoi la pratique de la DVP se distingue chez ces enseignants de celle d'autres types de débat, ce qui est épistémologiquement décisif pour des enseignants polyvalents enseignant des disciplines distinctes, mais aussi pour les repères qu'ils peuvent donner aux élèves sur ces genres différents de débat.

Nous avons ainsi été confirmés dans certaines de nos analyses, par exemple dans le fait que la DVP instaure continument l'élève en position haute (à la différence du débat en sciences, ou de la phase compréhensive dans le débat interprétatif en littérature) ; qu'elle se déroule en séance plénière (et non en groupes préalables comme en sciences) ; ou que le sujet didactique en philo est plus l'enfant que l'élève...

(...)

Notre intervention portera sur quelques points à discuter avec la candidate, afin d'une part qu'elle affine son travail, d'autre part qu'elle poursuive ses recherches dans certaines pistes que nous lui suggérons.

I) Trois remarques d'abord

1) Dans les espaces de prescription, il n'est pas fait mention du rapport d'avril 2013 en vue d'un «enseignement laïque de la morale», dans lequel la DVP est recommandée comme modalité. Si la commission des programmes du Conseil Supérieur des Programmes reprend cette proposition, ce qui est probable, il y aura un point d'appui officiel fort pour cette pratique à la rentrée 2015.

2) De même, dans les espaces de prescription (les programmes de 2002 et 2008), la doctorante constate la très faible place de la DVP (absence de didactique normative). Et pourtant, certains IEN et conseillers pédagogiques la prescrivent sur le terrain, avec parfois des formations courtes ad hoc ; et depuis 1998, des IUFM y forment. Ce sont des modalités certes non nationales, mais disséminées de prescription portées à certains niveaux par l'institution, qui trouvent cette pratique conforme à certains de ses objectifs (maîtrise orale de la langue, éducation à la citoyenneté, développement de compétences cognitives et sociales contenues dans le référentiel de compétences etc.).

3) Dans les espaces de recommandation (les manuels), la doctorante ne convoque que des manuels de français. Pourtant il existe de quasi-manuels de philosophie pour l'école primaire, rédigés par des praticiens ou des formateurs (ex : Galichet, Piquemal, Pettier, Go, Lalanne, Pouyou, Tozzi, Béguery, Brenifier etc.). C'est un cas d'école : de quasi-manuels dans une discipline qui n'est pas au programme ! Il y a là un corpus de recommandations très conséquent, qu'il faudrait analyser. Que pense la doctorante sur ces trois points?

II) Nous aimerions ensuite une réflexion de la doctorante sur quatre problèmes

 

1) La prise de position théorique pour le débat comme «genre disciplinaire ou disciplinarisé» plutôt que comme «genre scolaire» nous semble discutable : le programme de 2002 plaide, comme il est noté dans la thèse, pour le premier, et celui de 2008 plutôt pour le second. Si en tant que didacticien nous sommes sensible au premier, par l'attention prioritaire portés aux contenus, il reste que nombre d'éléments sont communs aux trois genres disciplinaires de débat, parce qu'il est question dans les trois de la pédagogie d'un genre scolaire, appelant des compétences, notamment sociales, communes : il est donc toujours possible d'articuler au lieu de les opposer une formation transversale avec des modules plus spécialisés, et d'éviter une distinction trop rigide entre didactique et pédagogie, ou didactique générale et didactiques disciplinaires.

2) La doctorante s'interroge sur la «conscience disciplinaire» (en philosophie) des enseignants, qui influence en retour celle des élèves. Sa consistance dépend pour nous en grande partie de la formation initiale et continue reçue (aucune, un peu, et selon quelle sensibilité, car elle est très différente à l'IAPC, à l'Agsas, à l'IPP, avec Tozzi etc.), et des référents didactiques utilisés (quel «manuel» par exemple ?). Pour nous par exemple, le «contenu», c'est d'une part s'exercer à différents processus de pensée (problématiser, conceptualiser, argumenter), d'autre part les produits de ces processus (ex : une définition de la notion abordée, la problématisation de la question retenue, une argumentation rationnelle sur les différentes réponses possibles, et sur sa propre réponse à la question...). L'enquête sur le type de formation reçue aurait pu être exploitée dans et par le questionnaire.

Par ailleurs, on aimerait maintenant, après celle des enseignants, une enquête sur la conscience disciplinaire des élèves à partir de la pratique des trois types de débats.

3) Un élément fort selon nous de l'analyse de la thèse, c'est de caractériser le «sujet didactique» en philosophie comme un enfant, non un élève. C'est une définition atypique en didactique, où l'on vise d'ordinaire l'apprenant dans une discipline (Je parle parfois «d'apprenti-philosophe»). Il faut tirer les conséquences du concept d'»enfant-philosophe» (J. Lévine) : vise-t-on ainsi la personne au-delà du sujet scolaire, le sujet de droit (droit à penser de la Déclaration des droits de l'enfant), le petit d'Homme ? J. Lévine parle d'»Atelier de Recherche sur la Condition Humaine» (ARCH), pointant qu'il s'agit de l'homme au-delà de l'élève. Il y aurait ainsi une «déscolarisation du sujet didactique» en philosophie. Est-ce à dire que la didactique rate quelque part le sujet en philosophie, tout au moins celui du cogito ?

Peut-on par ailleurs parler de didactique de l'apprentissage du philosopher sans évoquer la question du rapport au savoir, qui met en jeu le désir de philosopher ?

4) Enfin la doctorante veut s'en tenir dans sa thèse à une didactique descriptive. Elle traite en ce sens la «didactique prescriptive et normative» de façon descriptive, par une étude des programmes et des manuels. C'est de saine méthode.

a) Mais pourquoi occulter le troisième type de didactique selon Jean-Louis Martinand, celle de la «didactique critique et prospective», qui s'inscrit aussi dans le champ de la recherche ?

Est-ce parce qu'elle est estimée trop «militante» ? Il y a là un point à creuser, qui n'est qu'effleuré, mais prête à discussion : quel sont les avantages d'une attitude non militante dans la recherche ? La militance est-elle considérée comme un obstacle épistémologique à la recherche, qu'il faudrait éviter par la neutralisation normative, la distance d'un sujet par rapport à son objet d'étude, l'emploi de méthodologies rigoureuses, avec l'objectivité qui en est escomptée, notamment la réduction des biais ?

Mais on peut se demander inversement si la militance pourrait avoir quelque avantage pour les pratiques et la recherche elle-même, par l'investissement du chercheur dans son objet de recherche, qui amène à promouvoir l'innovation, affiner les dispositifs, les accompagner par la formation, l'analyse et la recherche, l'»innovation participante» du chercheur étant, fort de ce vécu, problématisée en un second temps plus distancié...) ?

La doctorante laisse-t-elle entendre (de manière normative ?) que ce type de didactique ne serait peut-être pas suffisamment «scientifique», et que hors de la description-analyse, on sortirait du champ de la science, en l'occurrence la didactique descriptive ? Mais la didactique est-elle une science, et si oui, en quel sens ?

b) Quid par ailleurs dans la «didactique critique» de «l'analyse critique», qui est un genre en sciences humaines et sociales (ex : les critiques sociologiques de Bourdieu, le déconstructivisme de Derrida etc.). On peut à bon droit critiquer, comme J. Derrida, l'enseignement actuel de la philosophie en terminale, en s'appuyant sur l'analyse de ses effets contreproductifs. Et il y a inversement une argumentation soutenue contre la philosophie avec les enfants (langage peu élaboré pour construire une pensée, maturité psychique insuffisante, prérequis épistémologiques non assurés pour ré-fléchir les savoirs...) ; et contre la DVP (insoutenable légèreté de l'oral, régime des opinions, «dès que j'entends le mot discussion je m'enfuis» dit Deleuze etc.).

On ne peut isoler dans un bunker scientifique, faute d'une dérive techniciste et scientiste, la «didactique descriptive», car il y a une dimension politique de la didactique de l'apprentissage du philosopher (mettre la philosophie en perspective démocratique, la «rendre populaire» dirait Diderot, actualiser le droit de penser de la Déclaration des Droits de l'Enfant) ; et une dimension éthique (promouvoir au sens de Habermas une «éthique communicationnelle» dépassant la «rationalité instrumentale»). La didactique de l'apprentissage du philosopher, et plus particulièrement avec les enfants, est une «question socialement et didactiquement vive», donnant lieu à des controverses entre philosophes, chercheurs, formateurs et praticiens, et au sein même des différents «courants» de la philosophie avec les enfants. C'est sur ce fond très axiologique que la didactique descriptive se déploie : elle ne saurait l'ignorer dans un splendide isolement, en se parant des vertus objectivantes de la démarche scientifique...

c) Et quid enfin de la «didactique prospective» ? Il faudrait selon nous la distinguer soigneusement de la «didactique prescriptive», parce qu'elle est impulsée, accompagnée et analysée par la recherche, et non l'institution (réticente en la matière parce qu'il s'agit d'une innovation de la base, non officiellement normée précisément : voir par exemple les positions hostiles à la philosophie avec les enfants de l'Inspection Générale de philosophie ou de l'association APPEP des professeurs de philosophie).

Les formes de didactisation de la philosophie dépendent en partie des objectifs visés, lesquelles incluent des présupposés philosophiques, politiques, éthiques, pédagogiques et didactiques différents. Par exemple, quand la DVP devient DVDP (Discussion à visée Démocratique et Philosophique), comme dans la pédagogie coopérative et institutionnelle (Delsol-Connac-Tozzi), il s'agit d'articuler philosophie et démocratie, ce qui n'est pas l'objectif par exemple d'O. Brénifier ou d'A. Lalanne.

Décrire, c'est aussi nommer des valeurs, dimension fondamentale des pratiques éducatives. Mais des valeurs considérées comme des faits. Prospecter, c'est au contraire les faire vivre, leur donner un autre statut épistémologique, éthique et politique, celui d'»idéal régulateur» (au sens kantien) pour l'action... Que serait une didactique déconnectée en éducation de l'éthique et de la politique, sinon un positivisme ?

Qu'en pense la doctorante ?

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