Revue

Une conception non kantienne de la formation de l'"esprit critique" : le rôle formateur de la création d'idées

I) L'esprit critique comme créateur d'idées et puissance d'agir émancipatrice

Il paraît que la philosophie forme l'esprit critique. Je suis d'accord, mais il faut s'entendre autour de ce qu'on entend par là. Qu'est-ce que critiquer ? Ce n'est pas juger : le jugement fige la posture de recherche en solution habile et vise - un individu, un groupe, une institution, etc. C'est de la pensée morte qui ne crée rien. Une pensée de surplomb retardataire.

Je m'inscris ici dans un anti-kantisme commun à Spinoza, Emerson, Nietzsche ou Deleuze : "Le jugement empêche tout nouveau mode d'existence d'arriver. Car celui-ci se crée par ses propres forces, c'est-à-dire les forces qu'il sait capter, et vaut par lui-même, pour autant qu'il fait exister la nouvelle combinaison. C'est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger"1.

Si former l'esprit critique rend plus libre, c'est au sens d'une liberté comme plus grande puissance d'agir - et non d'une mystérieuse autonomie. L'esprit critique est celui qui est capable de brasser plus d'idées pour en former de nouvelles par lui-même et pour lui-même (on ne demande pas à un individu de tout réinventer).

La création est l'objectif pédagogique premier en philosophie à un triple titre au moins :

  • comme construction ontologique (la pensée est ajout de quelque chose dans le monde : si je pense réellement, je ne suis plus le même qu'avant, donc j'ai transformé le monde, à commencer par moi-même - qui fais partie du monde) ;
  • comme nouveauté épistémique (penser, c'est toujours penser autrement qu'on ne pensait avant) ;
  • comme imagination éthique (la puissance d'imaginer est fondamentale pour évaluer ce qu'est une vie bonne ; en ce sens, créer c'est cultiver la force de l'imaginaire, indispensable pour toute éducation libérale - on le sait depuis La Boétie : la servitude provient d'abord d'une carence de l'imaginaire).

Dans l'enseignement de la philosophie, s'articulent ces différentes dimensions de la créativité entendue comme disposition émancipatrice. Ainsi, la caractérisation de l'activité philosophique comme "P-creativity" (créativité du point de vue de l'individu, pour reprendre le terme de Boden2, trouve chez Deleuze une assise ontologique : il ne saurait y avoir d'apprentissage réel s'il n'y a pas transformation véritable du sujet pensant3.

Ce n'est rien moins que l'importance accordée aux problèmes dans la pensée qui se joue ! La philosophie ne tire pas sa force critique de solutions supposées plus lucides ou intelligentes que les autres, mais de ce qu'elle échappe au régime des solutions. Elle consiste à questionner les conséquences d'un problème, ce qu'il cache, ce qu'il oublie, ce qu'il oblige, afin de créer un nouveau problème.

Apprendre la philosophie, c'est apprendre le déploiement, au sens d'une mise à nu, du caché. C'est donc bien une quête de sens - "il n'y a de sens que du caché", disait Bachelard -, mais une quête critique plus qu'existentielle - cette dernière entérinant le repli sur soi des formes contemporaines d'individualisme. En tant que mise à nu, la puissance critique inhérente à la philosophie est donc érotique, impudique, indiscrète, farceuse : c'est en cela qu'elle est profondément subversive. Elle réside dans l'opération d'intellection des mécanismes naturels et humains, et non dans le contenu des énoncés soutenus par celui qui pense : l'enseignement de la philosophie est une activité critique parce qu'il apprend à créer des idées, et non par ce qu'il apprend - les idées comme solutions répétées : danger du psittacisme qui, en philosophie plus qu'ailleurs, risque de créer des préjugés pédants, les pires sans doute.

La dimension problématisante, donc critique, de l'enseignement de la philosophie ne repose sur aucun parti pris et ne cherche pas à prendre parti : pas de préjugés, et encore moins de volonté de juger. Autrement dit, philosopher produit des explications rationnelles qui constituent en elles-mêmes une critique, critique qui n'est pas "voulue" comme telle et donc d'autant plus puissante, car le problème est posé objectivement, sans souci de viser qui que ce soit. Les explications qu'on apprend à produire en philosophie ont donc une valeur critique comme effet essentiellement secondaire : il ne s'agit pas de juger les dérives ou les effets d'un système de croyances - personnel, partagé, réifié en institution, etc. -, mais d'expliquer et de comprendre ses mécanismes et fonctionnements. Une telle explication faite corps est la libération.

II) Quels choix dans les dispositifs pédagogiques ?

Prenons le temps de voir les conditions de possibilité concrètes de cette conception des puissances émancipatrices de la philosophie. En effet, les analyses ci-dessus suggèrent des choix précis dans les dispositifs pédagogiques.

1) Comment met-on les élèves en activité créatrice ?

Tout d'abord, on ne crée pas à trente-cinq ensemble : la surcharge des classes est corrélative de la magistralité pédagogique. Si l'on veut mettre les élèves en posture de création, il faut travailler par petits groupes. Par exemple, former l'imagination par la création d'un court-métrage philosophique est utile pour apprendre à philosopher, voire est déjà philosopher. Participer au Festival philosophique du film, qui comprend une partie exclusivement réservée aux lycéens, est de ce point de vue une expérience très riche. C'est l'expérience que la création prend du temps, contre la forme scolaire toujours empressée et compétitive (réfléchir sur le bonheur en quatre heures : il y a une certaine ineptie dans cette déformation du temps de la pensée exigée par les formes scolaires). Par contraste, les élèves ont plusieurs mois pour tâtonner (l'errance est cruciale pour créer véritablement), se corriger (le pronominal est d'essence !), filer plusieurs pistes, etc. Évidemment, les courts-métrages sont imaginés et produits par des groupes (entre deux et sept élèves selon les affinités) : la création, contrairement à un certain préjugé post-romantique, n'est pas une activité nécessairement solitaire. Au contraire !

2) Quel public vise la création des élèves ?

Produire en visant un destinataire confère du sens à toute action, à l'encontre de l'artificialité des productions scolaires destinées uniquement à être lues et notées par un professeur.Comment peut-on aimer écrire dans le seul but de recevoir une note ? Cet impensé majeur du système scolaire devrait être au coeur des réflexions pédagogiques. Écrire dans le cadre scolaire, c'est comme apprendre à sourire uniquement pour montrer ses dents à un marchand d'esclaves : on n'y met aucun coeur, on y résiste même de tout son corps !

Prenons un cas très concret : l'écriture philosophique à la maison (les fameux "DM"). Au lieu de s'horrifier du fait que les élèves peuvent aller voir sur Internet, éventuellement copier, un exercice formateur consisterait à les forcer au jeu de l'assemblage afin de leur faire prendre conscience du mécanisme imitatif et inventorial de la pensée - l'ars inveniendi se fonde sur l'ars inventoriendi, dirait Leibniz4. Contre le mythe selon lequel je suis l'auteur sui generis de mes idées, ce travail de "copier/coller" explicite permet de démythifier les puissances de la pensée : lorsque je crois avoir une idée "à moi", je ne fais que témoigner de mon inconscience du mécanisme complexe de combinaison et de réagencement qui s'est opéré à partir des rencontres que j'ai faites. C'est une certaine conception de la pensée créative qui est en jeu. Dans un souci de progressivité, un premier exercice pourrait consister non pas à poser une question, mais à donner un concept ou un couple de concepts en invitant les élèves à rédiger un article succinct dessus - même partiel. Ainsi, les élèves sont invités à chercher sur Internet des éléments de définition et d'explication de la notion - il y a des ressources de très haute qualité sur la toile, contrairement à ce qu'imaginent ceux qui l'utilisent mal. Les deux pages sont alors un agencement de "blocs" d'écriture5, dont les élèves devront citer explicitement les sources. On passe ainsi de l'écriture perçue comme "personnelle", où les tentatives de fraudes sont tentantes et interdites, à une écriture de "compilation". Cette priorité accordée à l'ingestion sur la production, fondée ontologiquement, a connu divers heurs pédagogiques jadis - on peut penser à la pratique du "pastiche" en cours de littérature.

Quelles sont les vertus d'un tel exercice ? J'en relèverai au moins cinq.

  1. Contre l'idée que l'on pense par soi-même (ce "par" est très mystérieux), cet exercice problématise in vivo la notion de création. Pour créer de la pensée, les élèves doivent lire, et surtout élire ce qui est pertinent et forme sens - d'où l'importance d'une contrainte forte sur la longueur du texte attendu. Lectio puis electio : on arrive à la définition d'intellectio.
  2. Le problème de l'écriture comme telle est reporté à plus tard. Il ne s'agit pas de refouler cette difficulté, mais l'exercice permet de ne pas perdre d'emblée certains élèves pour la seule raison qu'ils n'aiment pas écrire.
  3. Un tel travail permet une éducation à l'usage d'Internet. Comme tout outil technique puissant, Internet offre des perspectives de libération et des forces d'asservissement ; à ce titre, l'exercice est un moment privilégié pour discuter avec les élèves de la manière dont ils s'y prennent et pour former à un usage critique du web.
  4. Cet exercice permet une collaboration avec les professeurs de langue. Alors qu'Internet est mondial, il y a un très fort taux d'ethnocentrisme linguistique chez les utilisateurs : quid des sites anglais, allemands, italiens ?
  5. Enfin, ces travaux ouvrent la perspective d'un travail collectif qui peut déboucher sur une création à part entière. Par exemple, une classe peut se donner comme objectif de corriger et d'améliorer un article de l'encyclopédie participative Wikipedia. Une telle expérience est vécue comme inédite par les élèves dans leur rapport à l'autorité : ils travaillent à produire un texte qui fait sens pour eux, car il est utile pour d'autres. La finalité de leurs efforts n'est pas d'être lu (souvent avec dégoût et tristesse) par un professeur et de se voir attribuer une note, mais par des milliers de lecteurs anonymes et heureux d'apprendre.

En conclusion, la question radicale qu'il faut se poser est "pourquoi crée-t-on ?". C'est le sens de l'institution scolaire qui est interrogé par le choix de mettre la création au coeur des apprentissages. L'horizon du concept de créativité est, in fine, politique : c'est pour former les citoyens d'une véritable démocratie qu'il faut s'intéresser à la créativité à l'école. En effet, s'il n'y a jamais pensée, l'individu ne peut conquérir la force d'inventer par lui-même, donc reste dans un état de minorité (au sens kantien) : la politique est une activité pratique qui suppose invention, puisqu'elle est décision de réaliser collectivement des imaginaires - ce n'est ni vrai ni faux, puisque c'est un acte.


(1) Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p.168-169.

(2) Voir Margaret A. Boden, The Creative mind. Myths and mechanisms (2e ed.), New York, Routledge, 2003.

(3) Ce point fut souvent mal compris par des objecteurs qui croyaient que Deleuze associait la pensée véritable à la seule H-creativity (créativité à l'échelle de l'histoire humaine) lorsqu'il définissait la philosophie comme création de concepts. "Vous ne prétendez pas faire des élèves de futurs Platon tout de même" : objection qui mécomprend complètement ce que veut dire Deleuze lorsqu'il évoque le "statut pédagogique du concept". Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.

(4) Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement, IV, 21.

(5) Cet exercice prend acte des mutations de l'écriture (manuscrite vs électronique), étudiées par Pierre Billouet dans L'Éducation scripturale. De la plume au clavier, Paris, L'Harmattan, 2010.

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