I) En guise d'introduction : Durkheim et l'hypnose
Appréhender la société scientifiquement ? Bien sûr. Mais pas seulement... Outre l'amour gratuit pour un savoir qui élargit toujours plus son horizon, c'est à une inquiétude profonde que répond la "sociologie" naissante : conjurer l'éclatement social, les crises et conflits de cette modernité ambigüe de fin de XIXème siècle, répondre au délitement des solidarités traditionnelles et à l'égoïsme des nouvelles élites qui pourraient bien conduire au chaos social, à la guerre... Toute la pensée d'Auguste Comte (1798-1857), initiateur français de cette science sociale nouvelle, vise à conjuguer "ordre et progrès" ; l'un de ses plus éminents disciples, Emile Durkheim (1858-1917) s'attache à repérer, au sein du social, les dynamiques susceptibles de concourir à l'"intégration", ainsi que les formes de "solidarités" capables de s'opposer à l'"anomie".
Si Durkheim, en tant que sociologue, pose les fondements d'une sociologie rigoureuse et objectiviste ("considérer les faits sociaux comme des choses"), en tant que pédagogue ( il est chargé de cours de pédagogie à Bordeaux en 1887, puis enseigne en Ecoles normales d'instituteurs à partir de 1902, parallèlement à son enseignement de sociologie), il assume plus clairement une posture normative : l'Ecole de la République doit contribuer à l'ordre social par l'imposition d'un ordre moral, assurant en cela une fonction d'intégration essentielle. L'option qu'il défend en matière d'éducation morale semblera aujourd'hui plutôt déconcertante : afin de "créer dans l'homme un être nouveau", il convient que le maître exerce sur les enfants une action analogue à l'hypnose ! L'éducateur se doit d'user de son ascendant sur un enfant considéré comme "naturellement passif - état tout à fait comparable à celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé" ; la volonté de l'enfant, "encore tout à fait rudimentaire", l'ébauche de sa conscience morale, se trouveront ainsi orientées et soutenues par la parole de l'adulte et la puissance évocatrice des exemples retenus1.
Par cette démarche inaugurale, Durkheim ouvre une perspective éducative que nous définirons comme "modèle hétéronome-transmissif" : Les normes sociales - dont la légitimité n'est pas interrogée - sont véhiculées par l'institution scolaire, transmises par des enseignants usant de leur autorité statutaire sur des enfants naturellement influençables - même si certains de ces derniers se montrent particulièrement retords : la menace et la sanction devant se substituer alors à la seule influence morale...
A l'encontre d'une telle perspective, dans la filiation d'une pédagogie humaniste considérant avant tout l'enfant comme un sujet et la classe comme une communauté de vie et d'apprentissage, des chercheurs et des praticiens développeront, dès l'aube du XXème siècle, un principe concurrent : rejetant les leçons de morale calquées sur le modèle des leçons de choses, les récits tantôt édifiants, tantôt effrayants (que l'on se remémore cette fameuse affichette, destinée à illustrer les cours de morale, montrant les stigmates de l'alcool dévorant le visage édenté de l'alcoolique à demi-fou...), les maximes inscrites solennellement sur le tableau noir (qui se prêtent davantage au ricanement enfantin qu'à la délibération éthique), ces pédagogues proposeront de développer l'éducation morale par l'entremise de discussions entre pairs, par l'instauration d'un dialogue nourri entre les maîtres et les élèves, relativement à la vie de la classe : "modèle de l'expérience" versus "modèle de l'influence". Comme le défend vigoureusement Célestin Freinet : "La morale ne s'enseigne pas, elle se vit !".
II) L'éducation morale comme expérience : Dewey, Piaget, Makarenko, Freinet...
Evoquons ici quatre grandes figures de pédagogues, d'origines disciplinaires diverses, susceptibles de constituer, selon nous, un cadre pertinent à l'intérieur duquel penser et expérimenter, aujourd'hui encore, "l'éducation morale".
A) John Dewey (1859-1952) et le Pragmatisme
Ce philosophe, chef de file du pragmatisme, s'attache à penser solidairement, dans le cadre d'un "expérimentalisme généralisé", démocratie, développement moral, développement cognitif et justice sociale. Pédagogue, il est à l'initiative de la création de l'école élémentaire accueillant les enfants du personnel de l'université de Chicago. Selon lui, les principes moraux ne sauraient émerger que d'une expérience collective et démocratique relative à des questions concernant notre relation et notre adaptation au monde, ainsi que des formes et finalités de notre "vivre-ensemble". Conséquences éducatives logiques d'une telle hypothèse de travail : les méthodes pédagogiques doivent être actives, organisées autour de situations-problèmes, et la délibération démocratique doit rentrer dans l'école, celle-ci devant concerner tout autant les enjeux de savoirs, les méthodes de travail, que l'organisation de la vie de la classe2.
B) Jean Piaget (1896-1980) et l'approche constructiviste
Pour le psychologue suisse, comme pour le philosophe américain, "l'éducation forme un tout indissociable, et il n'est pas possible de former des personnalités autonomes dans le domaine moral, si par ailleurs l'individu est soumis à une contrainte intellectuelle telle qu'il doive se borner à apprendre sur commande sans découvrir par lui-même la vérité : s'il est passif intellectuellement, il ne saurait être libre moralement. Mais réciproquement, si sa morale consiste exclusivement en une soumission à l'autorité adulte, et si les seuls rapports sociaux constituant la vie de la classe sont ceux qui relient chaque élève individuellement à un maître détenant tous les pouvoirs, il ne saurait pas non plus être actif intellectuellement ]...[ L'activité de l'intelligence suppose non seulement de continuelles stimulations réciproques, mais encore et surtout le contrôle mutuel et l'exercice de l'esprit critique, qui seuls conduisent l'individu à l'objectivité et au besoin de démonstration"3. De toute évidence, et en cohérence avec ses recherches et ses développements théoriques, Piaget opte pour le self-government ; seuls des dispositifs autogestionnaires sont susceptibles de participer aux "apprentissages vrais" et à l'affermissement du sens moral : "Seule une vie sociale entre les élèves eux-mêmes, c'est à dire un self-government poussé aussi loin qu'il est possible et constituant le parallèle du travail intellectuel en commun conduira à ce double développement de personnalités maîtresses d'elles-mêmes et de leur respect mutuel"4.
C) Anton Makarenko (1888-1939) et l'éducation intégrale
Défi difficile à relever, que celui qui est lancé à cet instituteur soviétique en 1920 : instituer une colonie pour gamins des rues, délinquants juvéniles laissés sur les bas côtés de la révolution et de la guerre civile, leur donner une éducation tout en créant des ateliers destinés à assurer l'autofinancement de ces communautés éducatives. Mélange de démocratie coopérative et de rigueur (l'adulte doit tenir solidement le cadre!), Makarenko met en évidence ce que Freinet reprendra à son compte : la valeur de la "discipline d'atelier" au regard de la triste "discipline de caserne". Il ouvre la voie aux exigences morales d'une éducation associant activité productive, formation professionnelle et enseignement général ; à cet égard, la vie collective s'organise d'autant mieux que les colons font preuve de vertus telles qu'assiduité, ponctualité, investissement dans la tâche, respect des décisions communes, respect des ateliers et des outils, etc.5.
D) Célestin Freinet (1896-1966) et la classe coopérative
Instituteur de campagne, praticien-expérimentateur ouvert à tous les courants de la "pédagogie nouvelle", il est à l'origine de techniques qui portent aujourd'hui son nom : journal scolaire, correspondance-échanges, bibliothèque éducative, fiches autocorrectives, sorties-enquêtes, etc. Le "conseil de coopérative" occupe une place centrale. Il sera radicalisé et verra ses fonctions étendues dans le contexte des différentes "pédagogies institutionnelles". Dans ces perspectives éducatives, la vie collective génère autant de compétences cognitives que morales. Un des derniers ouvrages de Freinet, intégrant à ses propres dispositifs pédagogiques les prolongements "institutionnalistes", est consacré à cette thématique : L'éducation morale et civique 6. La classe coopérative y est ainsi envisagée comme un efficace "environnement moral".
III) Pour un modèle "autonome-constructif"
La morale ne saurait se manifester sous les traits de maximes que l'on chercherait à imposer de l'extérieur, y compris par le biais de dispositifs astucieux tels que des "débats et réflexions personnelles sur des questions de société", dont l'aboutissement serait d'emblée prémédité... Elle devrait au contraire se conforter, se construire, s'élaborer, à partir d'une expérience collective qui interroge librement le Bien et le Juste, indépendamment de tout dogme - c'est là le sens de l'expression "enseignement laïque de la morale". L'éducation morale, ainsi considérée, ne saurait se limiter aux seuls - et rares - moment formels qui lui seraient accordée, mais s'imposerait, comme exigence permanente et transversale, à tous les enseignements comme à tous les cadres institutionnels à l'intérieur desquels la vie collective s'organise.
A) Parole instituante / Parole bienveillante : quelques piste pédagogiques...
Enseignant de Lettres/Histoire-Géographie/E.C.J.S. en sections professionnelles et technologiques (du C.A.P. au B.T.S., en passant par le Bac pro.), nous indiquerons au lecteur quelques pistes relevant de la perspective "expérientielle", issues de nos pratiques de classe. Nous considérerons cependant que toutes les disciplines et tous les niveaux d'enseignement sont susceptibles de se voir mis à contribution au service d'une éducation morale "transversale", chaque enseignant pouvant travailler à articuler exigences programmatiques propres et pratiques pédagogiques orientées vers l'institution de "situations éthiques" - que nous regrouperons, pour la clarté de l'exposé, en trois catégories :
1) Situations éthico-réflexives
Il s'agit de proposer l'étude de supports de différentes natures favorisant une "confrontation en retour" avec les situations scolaires telles qu'elles peuvent être appréhendées dans un "ici et maintenant" de la vie de la classe. A cet égard, nous avons pu proposer un travail autour d'un cycle cinématographique relatif aux "figures de l'école et de l'écolier" ; au programme : Les 400 coups, de F. Truffaut ; Rue cases nègres d'E. Palcy ; Kes, de K. Loach ; Entre les murs, de L. Cantet. Outre les travaux plus spécifiquement scolaires, des discussions de groupes ont pu avoir lieu, suivies de travaux d'écriture lus, commentés et évalués collectivement en classe, selon un barème élaboré en commun. Il s'agissait, en analysant les situations abordées dans ces films, d'interroger les mobiles des acteurs sous l'angle du Juste et du Bien. Un tel travail "autorise" une parole, certes critique à l'endroit de l'institution scolaire, mais aussi élaborée, pondérée et complexe. Un tel travail remplit par ailleurs une fonction d'"analyseur" (révélant les oppositions, les rapports d'influence, de résistance et d'évitement entre pairs et entre les professeurs et leurs élèves), au contenu susceptible d'être "récupéré", par exemple dans le cadre de "réunions de vie de classe".
2) Situations éthico-discursives
Il s'agit de placer les élèves en position de défendre, au sein d'un collectif, leur opinion de manière argumentée, ainsi que de se justifier, de manière rationnelle, en répondant aux critiques et aux questions. Expliciter les "enjeux moraux" en repérant les oppositions entre des "mondes éthiques concurrents". Autant d'exigences dont on trouvera aujourd'hui des résonnances philosophiques chez Jürgen Habermas et son "éthique de la discussion" ou encore chez Lawrence Kohlberg (1927-1987) et sa théorie des "stades moraux" et des "conflits psycho-éthiques". Comme nous l'avons évoqué précédemment, les pratiques coopératives se prêtent particulièrement à ces exigences ; a minima, des "réunions de vie de classe" ouvertes, animées selon des techniques non-directives, peuvent concourir à l'émergence d'une parole instituante ("parler pour décider"), normativement orientée. A titre d'exemple : négocier l'évaluation des différents travaux (nature, fréquence, intérêt...) ; privilégier non les "performances brutes" (la note), mais plutôt l'effort (les progrès, la diminution d'un type d'erreur, la créativité et l'originalité, le respect contractuel d'un programme de travail...). Un outil tel que le tableau à deux ou trois entrées utilisé en pédagogie institutionnelle ("Au niveau de la vie de la classe"/"Au niveau des apprentissages" ; "Je critique"/"J'apprécie"/"Je propose"), proscrivant toute attaque ad hominem à l'égard des pairs comme des adultes de l'établissement, peut également participer à l'éducation morale.
3) Situations éthico-expressives
L'exigence kantienne, un peu "froide", de soumettre sa parole, dans le cadre d'un espace public, au "tribunal de la Raison" - perspective reprise et élargie par Habermas - ne saurait évacuer une autre exigence éthique, toute aussi légitime : "Que nul ne se sente lésé ou méprisé". En ce sens, l'enseignant se doit de veiller à ce que chacun soit respecté dans sa parole et dans son être. Les "minoritaires" qui émergent à l'issue d'une délibération collective ne sauraient être considérés comme des "perdants" ; l'avenir montrera peut-être qu'ils avaient raison... Mais surtout, l'effort pour se comprendre, y compris dans les dimensions psycho-affectives de l'"expression de soi", est un impératif aussi puissant que l'impératif catégorique kantien, ainsi que le développent les théories du "Care" (Carol Gilligan, Joan Tronto...) et les problématiques de la "reconnaissance" (Axel Honneth).
La philosophe américaine Martha Nussbaum accorde à l'étude des lettres et des arts, dans une perspective multiculturelle et historique, de puissantes vertus morales et politiques (thématique des "émotions démocratiques", développée dans son ouvrage éponyme). Dans cette perspective, on pourra généraliser les travaux de lecture et d'écriture qui favoriseront une expression de ses sentiments et des ses opinions en "résonance" avec l'Autre, relativement à des dilemmes moraux ou à des "souffrances morales".
Pour illustrer notre propos, évoquons deux types de travaux proposés en classe : en atelier d'écriture, rédiger un texte narratif à partir de la phrase-starter :" Il/Elle n'avait jamais assisté à une telle injustice". En cours de français, un exercice de théâtre-forum proposé à partir de situations d'injustice et/ou de brimades ressenties antérieurement par les élèves, chacun pouvant se poser tour à tour comme acteur, spectateur et metteur en scène. Il s'agit ainsi, par de tels dispositifs, de doubler une "parole instituante" par une "parole bienveillante", reconnaissant le vécu émotionnel exprimé par chacun, en relation avec des problématiques morales, ainsi que par l'écoute empathique dont on doit faire preuve.
Conclusion
Dans la tradition herméneutique et phénoménologique allemande, les auteurs pionniers comme Wilhelm Dilthey (1833-1911) ou Edmund Husserl (1859-1938) se sont attachés à distinguer les catégories d' Erlebnis et d' Erfahrung. Si le premier terme renvoie à la dimension de l'"expérience vécue", "incarnée", le second évoque plutôt l'action sur le monde en vue d'une compréhension vérifiée et approfondie (domaine de l'"expérimentation"). La notion française d'"expérience" intègre et confond ces deux acceptions. Poser, en matière pédagogique, l'hypothèse de travail d'une éducation morale conçue sur le mode de l'"expérience", c'est ainsi dialectiser les sphères de l'"agir" et du "vécu", c'est travailler à articuler, dans l'épaisseur et la complexité de la vie de la classe, les exigences programmatiques ("Chercher/découvrir ensemble"), les dispositifs pédagogiques actifs et coopératifs ("Décider/faire ensemble") et les modalités diverses de l'expression de la parole de l'élève relativement au Bien et au Juste ("Bien vivre ensemble"). En somme, une praxis pédagogique sollicitant, dans une dynamique intégrée, tant les compétences cognitives que sociales, émotionnelles et éthiques.
(1) Citations in. E. Durkheim, Education et sociologie, éd. P.U.F./Quadrige, 1985, Paris, pages 64-65.
(2) Sur la pédagogie de Dewey :
cf. http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/deweyf.PDF.
Dans cette filiation, indiquons les travaux contemporains d'Hervé Cellier concernant la notion de "démocratie d'apprentissage" : La démocratie d'apprentissage ; Education nouvelles: perspectives, éd. L'Harmattan, 2010, Paris.
(3) In Jean Piaget : Où va l'éducation ; comprendre, c'est inventer, éd. Denoël-Gonthier, 1979, Paris ; pages 100-101.
(4) Ibid., pages 103-104.
(5) Sur Makarenko :
cf. http://www.youscribe.com/catalogue/presse-et-revues/sante-et-bien-etre/medecine/l-education-morale-dans-la-pedagogie-de-makarenko-article-n-3-956331