Revue

De la discussion à visée philosophique (DVP) comme conquête de l'émancipation laïque

I) Enjeux et conceptions de l'éducation morale

L'enseignement laïque de la morale a pour enjeu le renforcement d'appartenance à une communauté de valeurs qui sont celles de l'humanisme et de la citoyenneté républicaine, tout en faisant droit à un pluralisme de normes différenciées. Le rapport sur la morale laïque, remis à l'ancien Ministre Vincent Peillon le 22 avril 2013, précise ainsi l'importance de ce nouage du propre et du commun, à travers l'appropriation libre et éclairée de valeurs susceptibles d'orienter l'existence. Une telle morale "commune" aurait ainsi pour contenu un "kantisme libéral1", à égale distance d'une morale maximaliste du devoir et d'une morale minimaliste n'ayant pour seul principe que l'impératif moral de ne pas nuire délibérément à autrui. On note certes une référence à l'utilitarisme, qui repose sur une logique des conséquences, mais seulement en vue d'aiguiser le raisonnement moral.

On pourrait regretter ici l'absence de distinction conceptuelle entre la morale qui vaut par son universalité, et l'éthique qui, selon Ricoeur, relève moins d'une approche déontologique que d'une visée téléologique, au regard du Bien qui mérite d'être évalué non absolument mais de manière contextualisée.

Il faut ainsi faire droit à la singularité de situations appelant l'éthique comme le dépassement nécessaire de la morale d'essence prescriptive. Ethique convoquée face à des conflits de valeurs qui n'appellent pas de réponse univoque et engagent la responsabilité du sujet face à des choix risqués qu'aucune règle impérative ne saurait enclore. L'éthique peut ainsi amener à des écartées, des pas de côté, à l'égard de la loi morale universelle ou des normes juridiques et sociales qu'il est parfois nécessaire d'interpréter au vu du contexte en jeu, et surtout, par la prise en compte de la présence de l'autre à qui il est fait réponse : "On entre véritablement en éthique quand, à l'affirmation pour soi de la liberté, s'ajoute la volonté que la liberté de l'autre soit2". Au nom du pluralisme évoqué, le rapport aurait pu également convoquer l'éthique des vertus, qui en appelle à la phronesis (jugement prudentiel discriminé permettant de résoudre des conflits de valeurs), et au caractère (sceau par lequel une personne marque par ses actes l'empreinte de sa vie, sa manière d'être singulière).

Notons toutefois qu'une conception déductive de l'action morale, telle qu'elle dériverait seulement d'un discours externalisé sur les valeurs, semble sans réelle pertinence épistémologique. Force est de constater à cet effet un déficit de légitimité du discours du maître exhortant à la rectitude de la conduite et au respect des principes de la morale, à moins d'enraciner le dire dans le faire. Ce qui ne signifie pas pour autant que l'on doive faire l'économie d'une transmission des "principes essentiels de la morale universelle, fondée sur les idées d'humanité et de raison" (circulaire 25 août 2011), lesquels peuvent toutefois être discutés et appréhendés d'un point de vue évaluatif critique, de manière à ne pas être exhibés dogmatiquement comme un impensé. Mais une telle dynamique d'émancipation, qui est celle de la résistance à la doxa, semble requérir un long apprentissage, les valeurs étant souvent affirmées par les élèves comme l'expression d'une identité propre et non commune, n'appelant guère les échanges sinon sur le mode d'une rhétorique guerrière.

II) Un moyen de l'éducation morale : la discussion à visée philosophique (DVP)

L'un des moyens à même d'affiner le jugement moral est la discussion à visée philosophique (DVP) : pratique discursive et langagière autant que pratique sociale, requérant des sujets y participant des compétences à la fois relationnelles (écoute et respect) et psychosociales (empathie, estime de soi et d'autrui).

Les DVP institutionnalisées et respectant un protocole sont une forme particulièrement adaptée à cet art du questionnement critique (Tozzi, 2012), aussi bien à l'école maternelle et élémentaire que lors des heures de vie de classe au collège, ou de l'ECJS au lycée, en ce qu'elles articulent la tension vers l'universel des valeurs à la singularité d'expériences partagées susceptibles de créer pour l'élève un sens incarné, en faisant droit au sujet de désir. Sans cette référence à la sensibilité et aux affects en jeu dans la formation des jugements moraux, le risque demeure d'entraîner seulement le raisonnement et des habiletés délibératives, sans que cela n'induise aucun changement effectif. Mais afin d'éviter toute dérive comportementaliste visant à induire de "bonnes habitudes" par la reproduction mimétique de modèles identificatoires moralement exemplaires et le jeu de prescriptions peu ou prou culpabilisatrices, il importe de prendre appui sur le développement effectif du sujet, en partant de situations réelles mettant en jeu le questionnement, la construction axiologique se déroulant à la fois sur un axe vertical et horizontal de croissance.

L'apprentissage des valeurs au fondement de la démocratie résulte alors d'un processus de co-construction des normes par les jeunes eux-mêmes, tout en s'inscrivant dansune éthique communicationnelle, à travers l'échange réglé d'arguments et l'interaction sociale propre au débat. L'autonomie du sujet moral suppose ainsi de pouvoir clarifier et répondre de valeurs propres soumises à une double épreuve : celle du réel et de la reconnaissance des pairs. Le paradigme de l'intercompréhension est en même temps celui de la reconnaissance réciproque des sujets, à l'intérieur d'une communauté de recherche qui fonde la réflexivité morale dans l'épaisseur du vécu, les valeurs étant traversées par l'intersubjectivité. L'enjeu est ainsi de favoriser une approche interprétative herméneutique par une reprise réflexive critique et compréhensive de son histoire et du contexte normatif dans lequel elle s'inscrit. La médiation de la littérature ou de tout autre support culturel peut toutefois éviter une approche trop subjectiviste. Un exemple dans des classes de moyenne et grande sections, à partir de l'album Grosse colère: les échanges ont permis de cultiver la réflexion morale à partir du moment où les élèves se sont affranchis de l'histoire pour interroger leurs propres émotions : se mettre en colère au nom de la toute puissance d'un désir contrarié, est-ce la même chose que de se fâcher parce qu'on est puni à la place du "petit frère qui a mis le bazar dans la chambre ?".

Par ailleurs, les règles de l'éthique de la discussion peuvent être mises en lien avec les interdits fondateurs du lien social dont la morale est la garantie ultime. Selon Jean-François Malherbe, outre l'interdiction du mensonge en vue de la recherche de la vérité, le fait de respecter son tour de parole et de faire droit à celle d'autrui "est une forme mineure de l'interdit de l'homicide", car refuser pour soi ou pour l'autre le droit de parler, est en quelque sorte une mort symbolique. Un autre impératif éthique de la discussion est de "Traiter toujours les autres en sujets. Ne pas les manipuler, ni se laisser manipuler par eux (séduction, etc.). Ce principe est une forme mineure de l'interdit de l'inceste3". Ceci répond également à l'institution d'un "sens commun à tous" qui se décline, selon Kant, à travers les trois maximes d'une "pensée sans préjugés", d'une "pensée élargie" à même de se décentrer, et d'une "pensée conséquente", susceptible de se traduire en actes4. La délibération a en elle-même un enjeu éthique d'importance au regard de l'institution du sujet moral.

III) Quelques exemples de discussion

D'après notre expérience, une démarche inductive prenant appui sur les représentations des élèves, à partir d'un questionnaire simple, anonyme, permet de préparer et d'orienter les échanges. Ainsi, la raison d'être du respect avait été repérée par nombre d'élèves d'une classe de CE2 ("Pour éviter la foire /avoir du calme/sinon, ce serait pire qu'un zoo"), alors que l'identification de ce concept à la gentillesse appelait prioritairement un travail de discrimination conceptuelle. Dans le même sens, la justice a pu être assimilée à la politesse ou mise en lien avec le respect, à travers l'idée de se mettre à la place de l'autre, alors qu'un élève affirmait au contraire qu'"on ne peut pas être juste avec les choses sur lesquelles on n'est pas d'accord". Une discussion proposée à des élèves de CE2, sans préparation en amont, a pris le tour d'une leçon de catéchisme républicain. Pour m'assurer que sous le discours politiquement correct : "on doit respecter tout le monde", ne subsistaient pas des représentations non déconstruites, la provocation s'est imposée : "Et tu respectes celui qui ne te respecte pas, qui t'insulte ? Et le délinquant, on le respecte ?" Réponse unanime : "Ah ben non". La réflexion put alors être initiée, à partir de la contradiction relevée : pourquoi est-il si difficile de désolidariser le respect inconditionnel de la personne, des actions qu'elle commet et que l'on peut moralement réprouver ?

Dans une école située en ZEP, à la question posée "Qui respecte t-on ? ", une majorité avait répondu : "les grands". Spontanément, par le jeu d'un questionnement prenant appui sur des histoires ou récits, des élèves ont mis en évidence que sans respect des "petits", l'éducation à la non-violence devenait impossible. La question de la violence (banalisation des insultes sexistes et racistes) a aussi été abordée en lycée, ainsi que celle du harcèlement, libérant la parole des "victimes". Des médiations ont été proposées, à travers la régulation non violente des conflits.

Il est parfois nécessaire de ne pas aborder frontalement une thématique sensible, ou d'en poser très clairement le cadre. Dans une école élémentaire, invitée à animer une discussion sur le racisme, j'ai proposé un questionnaire demandant aux élèves s'ils avaient connu des expériences où ils avaient pu se sentir humiliés et s'ils avaient des camarades très différents d'eux. Cette approche proposait un détour, en vue de favoriser l'empathie. Il s'est avéré que les élèves qui faisaient montre des stéréotypes les plus racistes étaient précisément ceux qui avaient vécu des expériences de rejet. Dans un lycée professionnel, une discussion ayant pour thème la question de la religion a amené des jeunes de confession musulmane à s'interroger sur le sens au quotidien de convictions affirmées dogmatiquement. Le rappel du cadre laïque et de la position de neutralité que je me devais de respecter a évité toute dérive.

Les questions morales peuvent apparaître à l'improviste. Des lycéens de ce même établissement, invités à spécifier ce que représentait pour eux la beauté, ont pour nombre d'entre eux donné des exemples d'actions morales : "Pour moi, la beauté, c'est l'amour filial, le courage...". Et une réflexion sur la peur les a conduits à exprimer leurs craintes multiformes, jusqu'à la reconnaissance de l'appréhension de la mort qui les sous-tendait toutes. Fondement anthropologique susceptible de servir de support pour la reconnaissance d'une humanité vulnérable ayant en partage des valeurs qui, loin d'être des injonctions moralisatrices, procèdent d'un questionnement éthique sur le "vivre bien", avec soi et autrui.

Il n'empêche qu'une telle réflexion sensible ne peut advenir que dans le tissage au quotidien de valeurs qui, à moins d'être réductibles à des effets de discours, s'éprouvent dans la classe, à travers des pratiques coopératives, et au sein d'une communauté éducative faisant réponse à ceux dont elle a la garde. C'est à la croisée de l'être, du dire, et du faire, que se profile une éducation responsable et solidaire à la morale !


(1) Conférence de BERGOUNIOUX Alain, "Morale et Civisme", organisée par le Cercle Condorcet de Lyon, le 23 mai 2013.

(2) RICŒUR Paul, "Avant la loi morale : l'éthique", in Encyclopédia Universalis, supplément II, Les enjeux, Paris, 1985.

(3) MALHERBE Jean-François, Les crises de l'incertitude. Essais d'éthique critique, Montréal : Liber, 2006, p. 29.

(4) KANT, Critique de la faculté de juger § 40.

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