Revue

En philosophie, enseigner la morale ou favoriser l'agir moral ?

L'enseignement de la philosophie en France comprend une partie du programme consacrée à la morale et subdivisée en trois notions : la liberté, le devoir et le bonheur. Les instructions officielles de 2003 assignent au professeur de philosophie de " favoriser l'accès de chaque élève à l'exercice réfléchi du jugement" et au " sens de la responsabilité intellectuelle". Il s'agit en définitive de "former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en oeuvre une conscience critique du monde contemporain".

L'année de terminale ne vise donc pas à enseigner l'histoire de la philosophie, mais à conduire l'élève à un "philosopher", et de manière générale à l'exercice de l'esprit critique. La capacité à porter une évaluation d'ordre moral sur les faits peut alors apparaître comme une dimension de cet esprit critique.

Néanmoins, l'enseignement d'une capacité au jugement moral ne va pas sans poser problème. En effet, être professeur de philosophie consiste certes à assumer un rôle dans un cadre défini par l'institution scolaire, mais cela est également indissociable des positionnements philosophiques de l'enseignant. C'est ce qui relève de la liberté intellectuelle du professeur de philosophie. En effet, celui-ci ne peut pas enseigner le philosopher sans lui-même être dans un acte qui se veut authentiquement philosophique. Cela signifie qu'il ne peut pas enseigner "la morale" sans effectuer une problématisation de la notion, et donc sans interroger les implicites de l'enseignement de cette notion et les finalités qu'il doit lui assigner. Ainsi l'enseignement de la philosophie doit-il favoriser l'évaluation morale ? Peut-on enseigner l'exercice du jugement moral ? Ou encore quelle finalité dois-je, en tant qu'enseignant de philosophie, assigner à mes cours sur la morale ?

Un premier temps de cet article sera consacré à la réflexion sur les implicites de l'enseignement de la morale, et le second à une exemplification de la mise en oeuvre d'un tel enseignement.

I) Réfléchir aux implicites de l'enseignement de la morale

L'enseignement de la morale est indissociable des présupposés philosophiques dans lesquels se situe le professeur de philosophie. Il n'est pas en effet certain par exemple que l'exercice de l'esprit critique soit compatible avec l'évaluation morale. Il est tout à fait possible à un professeur de philosophie, en suivant par exemple Nietzsche, de s'attacher à la déconstruction du lien entre ces deux attitudes. Sans même que l'enseignant se considère comme "nietzschéen", il est probable que les séances sur la morale le conduise à problématiser le lien entre liberté critique et évaluation morale.

Un second implicite qu'il est conduit à interroger porte sur sa capacité par son enseignement à favoriser chez ses élèves un jugement moral. En effet la relation entre enseignement et jugement moral n'apparaît pas problématique lorsque l'on se place dans un cadre philosophique intellectualiste. Par ce terme, l'on désignera le fait de penser que l'évaluation et l'agir moral peuvent être enseignés ou du moins favorisés par un discours rationnel. Dit autrement, ce serait en écoutant un cours de morale que l'on pourrait apprendre à juger et agir moralement. Rien n'est moins certain.

En effet, il est possible de problématiser la relation entre l'enseignement de la morale et l'effet moral. Première limite, il n'est pas certain que l'évaluation morale soit la conséquence d'un savoir moral (comme le pensait par exemple les stoïciens) ou même d'un jugement rationnel (Kant). Il est possible par exemple que le jugement moral soit l'effet à l'origine d'une intuition sensible, du type d'un sentiment de pitié (Rousseau). Seconde limite, il n'est pas certain que l'évaluation morale et le comportement moral puissent s'exprimer grâce à un cours de morale. En effet, l'action et l'évaluation morale sont peut-être indissociables d'une pratique morale, elles supposent peut-être un exercice (c'est par exemple la thèse qu'avance Aristote). Ainsi le pédagogue Sébastien Faure écrit-il, contre les leçons de morale au début du XXe siècle : "la morale ne s'enseigne pas théoriquement ; elle se pratique [...] La morale c'est la vie [...] La plus grande force moralisatrice, c'est l'exemple"1.

Par conséquent, il est possible de constater que pour le professeur de philosophie, faire un cours sur la morale se distingue de "faire la leçon de morale". Il ne s'agit pas en effet pour lui tout d'abord de transmettre un savoir moral, mais d'exercer l'esprit critique de ses élèves par une problématisation de la notion de "morale".

II) La mise en oeuvre d'une finalité morale dans un enseignement de philosophie

La question de la finalité à laquelle l'enseignant s'attache ne peut être tranchée qu'en première personne, car elle est indissociable de sa personnalité philosophique. Pour ma part, je me sens plus proche de Jean-Marie Guyau que de Nietzsche concernant la question morale. Guyau estime que l'action morale est l'effet en l'être humain d'une force qui conduit à une vie d'autant plus intense qu'elle est non pas égoïste, mais tournée vers les autres. " Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n'est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie"2.

Cependant lorsqu'on lie la morale à l'action et à la vie en général, comme c'est mon cas, on peut avoir des doutes quant à l'effet moral du cours de philosophie qui sépare la philosophie de toute "manière de vivre" (Pierre Hadot), et qui enferme l'enseignement de la philosophie dans des salles de classes.

Il peut être cependant possible de s'appuyer sur les ressources de la "morale expérimentale". Ce n'est pas tant ici les expériences de pensées artificielles mises en vogue en France par Ruwen Ogien auxquelles je fais référence ici. Il s'agit plutôt d'une expérience morale à partir d'exemples réels, comme ceux qui alimentent la réflexion de Michel Terestchenko dans son ouvrage Un si fragile vernis d'humanité.

Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à demander aux élèves s'ils auraient été résistants ou bourreaux durant la Seconde Guerre mondiale3. Il peut être plus intéressant de partir de situations plus proches de la vie quotidienne, à la manière de Christophe Déjours dans Souffrance en France. Ce dernier s'interroge sur les raisons pour lesquelles des individus dans des entreprises acceptent d'obéir à des ordres que pourtant leur conscience morale réprouve. L'implicite de cette réflexion c'est que la "banalité du mal" ne se manifeste pas seulement dans des situations extrêmes, mais dans les plus quotidiennes.

L'exemple de l'émission de télévision Le jeu de la mort (2010), qui remet en scène l'expérience de la soumission à l'autorité de Milgram, ou plus concrètement encore l'exemple de la campagne contre le harcèlement à l'école (2012), peuvent fournir des supports de réflexion.

Dans les cas où j'ai abordé ces situations en classe, j'ai pu constater que les élèves ne souffrent pas pour la plupart d'une altération de leur capacité d'évaluation morale par la télévision ou les jeux vidéos. Ils portent des jugements moraux très clairs, et souvent tranchés, sur des situations historiques ou de la vie quotidienne. Ils ne s'identifient pas eux-mêmes aux participants du "jeu de la mort". Néanmoins, lorsqu'on les interroge sur la capacité à désobéir des individus, la tendance s'inverse. Ils naturalisent les réactions dans les situations quotidiennes (exemple "agression dans le métro") et les faits historiques. Les arguments qui sont mis en avant sont alors : "Les gens [les autres, pas soi] sont comme ça" ou : "Ils ne pouvaient rien faire, sinon ils seraient morts".

Le recours par exemple au chapitre III de l'Ethique à Nicomaque d'Aristote sur le volontaire et l'involontaire me semble ici intéressant pour les aider à ouvrir le champ des possibles au sein de la matérialité des situations. Ainsi, il est possible de leur dire par exemple que la loi sur la non-assistance à personne en danger n'oblige pas une personne qui ne sait pas nager à se jeter à l'eau pour sauver une personne de la noyade. En revanche, elle l'oblige, dans la mesure où cela lui est possible, à donner l'alerte rapidement ou à l'aider d'une autre manière. Il n'y a donc pas dans une situation une alternative fermée : la non action ou la mort. Il existe une infinité de possibles qu'il est de leur responsabilité de créer relativement aux contraintes de la situation dans laquelle ils se trouvent.


(1) Faure Sébastien, "Propos d'éducateur", in Ecrits pédagogiques de Sébastien Faure, Paris, Editions du Monde libertaire, 1992.

(2) Guyau Jean-Marie, Esquisse d'une morale sans obligation, ni sanction, Paris, Felix Alcan, 1885.

(3) Par référence à : Bayard Pierre, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Editions de Minuit, 2013.

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