I) Le care et l'empathie
Lorsqu'on parle d'éducation à la morale (qu'elle soit laïque ou non), la position qui a tendance à prévaloir est une approche essentiellement rationaliste. L'attention porte sur la capacité d'un individu à juger correctement dans une situation particulière. Cela suffit-il à former un citoyen respectueux des lois (juridiques, sociales, naturelles) ?
C'est en s'intéressant plus particulièrement à la moralité féminine que Carol Gilligan, proche collaboratrice de L. Kohlberg, a découvert l'existence de deux conceptions de la morale. Elle a repris l'expérience du fameux dilemme de Heinz, en étudiant la représentation de soi et de la moralité chez les adolescents des deux sexes, et a constaté que les critères de réflexion des filles ne correspondaient pas à ceux que Kohlberg avait définis. Par exemple, pour Amy, le meilleur moyen pour Heinz de régler le problème était de faire comprendre au pharmacien l'urgence et la gravité de la santé de sa femme et l'inciter à faire appel à d'autres personnes pour l'aider. L'adolescente proposait donc de passer par la communication dans les rapports humains, au lieu de le faire de façon impersonnelle et logique à travers la confrontation entre les principes universels et la loi.
C'est ainsi que Gilligan en est venue à faire l'hypothèse de l'existence de deux conceptions de la morale qui seraient complémentaires, non séquentielles et opposées comme le soutenait Kohlberg. Elle a ensuite demandé aux adolescents de se décrire au cours d'un dilemme vécu et donc réel telle que la prise de décision d'un avortement. Les différents cas rencontrés (ne pas faire la distinction entre le devoir et la volonté, se trouver tiraillé entre le désir de s'affranchir de l'autorité de ses parents grâce au bébé et d'être limitée dans ses actions à cause de lui, apparition de la responsabilité, nier sa responsabilité pour les besoins d'autrui), ont confirmé son hypothèse. Les deux sortes de moralité, l'une basée sur la justice et l'autre sur la sollicitude trouvent leur origine dans les deux conceptions de soi que l'individu acquiert peu à peu dans ses relations avec les autres.
Dans la moralité basée sur la justice où le moi est autonome par rapport aux autres, les relations sont basées sur la réciprocité c'est-à-dire sur le principe "Fais aux autres ce que tu aimerais qu'on te fasse". Les principes moraux sont alors généraux et impartiaux. Selon la morale basée sur la sollicitude, le moi est interdépendant avec autrui. Dans cette relation interpersonnelle apparaît souvent le besoin d'aider et de soutenir l'autre suscité par la sympathie que l'on éprouve envers lui.
Les théories de Kohlberg et Gilligan permettent ainsi de distinguer deux types de situations à travers lesquelles se construisent les concepts moraux :
- les situations dans lesquelles l'enfant apprend les règles et valeurs du monde adulte : au sein de la famille, les interdits formulés sous forme de "non" ou de discours et explications, les contes et fables racontées ou lues, à l'école ou collectivité, les règles de vie, les cours d'histoire ou d'instruction civique, etc. Les concepts moraux sont normatifs et correspondent à ceux de la justice, car les règles sont apprises sans que l'enfant soit conscient des conditions de leur application concrète ;
- les situations dans lesquelles l'enfant est en relation directe d'attachement avec des personnes proches. A travers leurs contacts, il comprend intuitivement les sentiments des autres et les siens et peut se forger ainsi une représentation morale de l'amour par projection, imitation et identification. Les valeurs développées ne sont pas conceptualisées, car elles n'ont été ni verbalisées ni conscientisées.
La construction des concepts peut s'effectuer de diverses manières selon leur nature. Les concepts de justice (égalité, respect mutuel, réciprocité...) et sollicitude (souci, compassion, aide, compréhension...) peuvent être employés dans n'importe lequel des deux types de situations, relever d'une conception normative s'ils sont utilisés dans une situation de transmissions de règles, et d'une conception spontanée dans une situation impliquant des relations directes d'attachement. Par exemple, lorsqu'à l'église l'enfant entend "Aimez-vous les uns les autres", la notion d'amour prend un caractère normatif. Elle devient spontanée si l'enfant éprouve le désir d'embrasser sa mère ou le petit frère qu'il veut consoler.
Ces deux formes de conceptualisation sont donc complémentaires et peuvent se traduire ainsi : dans la conception morale spontanée, l'affection intuitive dicte la conduite de l'individu, alors que dans la conception morale normative de la justice, c'est l'intellect qui domine les sentiments.
La théorie de Gilligan met en avant le fait que les premiers sentiments moraux sont d'abord liés à l'expérience de l'enfant et aux personnes avec lesquelles il entretient des liens affectifs. L'affectivité occupe donc une place essentielle entre les représentations mentales de l'individu et le réel. Elle est intégrée dans "l'intelligence", niveau auquel l'individu peut parvenir à la généralisation et à l'abstraction des concepts moraux. Ces concepts prennent sens dans des contextes chargés d'affectivité et d'émotions régulés par les règles du jeu des relations sociales.
Ce souci du "care" (soin) est en fait étroitement lié à la notion d'empathie. On peut même affirmer que sans cette capacité à se mettre à la place de l'autre et à éprouver ce qu'il ressent, on ne se soucierait pas d'autrui, et on ne lui viendrait pas en aide. Flavell, un des continuateurs américains de Piaget, emploie le concept de "décentration sociale" pour désigner la connaissance relative aux pensées et aux comportements d'autrui, et affirme que c'est grâce à la décentration sociale que le développement moral devient possible parce que c'est grâce à elle qu'une personne apprend à restructurer son propre schème moral en y incorporant ceux des autres.
Ainsi, l'empathie serait à la source des comportements moraux. Cette capacité n'est d'ailleurs pas propre à l'être humain, puisque l'on peut l'observer chez les animaux, tant chez les mammifères que chez les oiseaux. L'éthologue Franz de Waal émet l'hypothèse que l'empathie pourrait être l'héritage d'un ancêtre commun aux oiseaux et aux mammifères comme les dinosaures et les derniers grands reptiles, et qu'elle serait à l'origine de la sélection naturelle des espèces. Les espèces qui avaient le plus de chances de survivre étaient celles qui bénéficiaient le plus des soins parentaux.
D'où vient alors que l'être humain soit capable du meilleur comme du pire, qu'il fasse partie des espèces qui ont survécu, mais qui est aussi responsable de la disparition de centaines voire de milliers d'autres ? Comment expliquer qu'à l'école, un enfant sur dix soit victime de harcèlement de la part de ses camarades ?
Cette part sombre de l'homme, son côté obscur a de tout temps interrogé les philosophes, penseurs, chercheurs et éducateurs soucieux du bien-être et de l'avenir de l'humanité. Si l'empathie est innée, elle nécessite d'être activée et développée par l'éducation. Selon Martin L. Hoffman, qui s'est penché plus particulièrement sur la moralité empathique, l'empathie devient mature avec le développement du langage et de la cognition. Serge Tisseron affirme aussi que l'empathie n'est complète que "si je reconnais à l'autre la possibilité de m'accompagner dans la découverte de moi-même. J'accepte qu'en ressentant ce que je ressens, il puisse m'en fournir une représentation qui modifie la perception que j'ai de moi, et, au-delà, de ma vie. Cette forme d'empathie peut être appelée "extimisante" dans la mesure où elle met en jeu le désir d'extimité" (Tisseron, 2010, p. 93).
II) Quelques principes
Cette prise en compte de l'affectivité et des émotions et son rôle primordial sont confirmés par les récents travaux des sciences cognitives. Damasio a été le premier à découvrir grâce à des patients dont une partie du cerveau était endommagée, que les fonctions intellectuelles étaient indépendantes de nos capacités sociales. Nous possédons en fait deux systèmes de traitement de l'information que Goleman a appelé la route basse, rapide et émotionnelle, et la route haute, lente et rationnelle. Selon Jonathan Haidt, nos actions sont plus souvent guidées par nos émotions et nos intuitions que par notre raison. Des recherches récentes ont montré que la majeure partie des réponses données aux dilemmes moraux proposés par Kohlberg étaient de nature intuitive. A la question "Pensez-vous que Heinz devrait entrer par effraction dans la pharmacie pour voler le médicament qui sauverait sa femme ?" les gens répondent par un raisonnement conscient en justifiant leur position avec des arguments, alors que leurs premières réactions sont viscérales (approbation ou désapprobation, plaisir ou dégoût, etc.) et qu'ils se décident à partir de ces émotions. Haidt montre alors que si la raison est nécessaire dans l'élaboration du jugement moral, elle n'intervient qu'après l'intuition.
Notre capacité à être touché ou non par le malheur d'une personne détermine en grande partie notre décision à agir plus ou moins en sa faveur. Etre attentif aux moindres signes indiquant les réactions positives ou négatives des autres suppose une sensibilité et une écoute qui se développent dès l'enfance et tout au long de notre vie par induction en observant les autres. Plus on est l'objet d'attention et d'amour, et plus on est capable d'oeuvrer pour le bien d'autrui. Inversement, les plus grands dictateurs ou criminels sont ceux qui ont été les plus maltraités et mal aimés dans leur enfance.
Comment ces théories peuvent être mises en pratique dans le cadre d'une éducation à la morale laïque à l'école ?
- La relation enseignant / élève
La théorie du care de Gilligan devrait inciter à plus d'affectivité dans la classe et notamment dans les relations enseignant-élèves. L'affection que l'enseignant porte à ses élèves est le reflet du respect et de la confiance qu'il a en leur potentialité d'être humain, de leur capacité à réussir, à s'épanouir.
La relation école / environnement - S'autoriser à parler de soi, de ce que l'on ressent, de ce qui se passe en dehors de la classe, de faire le lien avec ce que l'on apprend à l'école et le monde dans lequel vivent les enfants.
Sous prétexte de neutralité, les savoirs enseignés ont tendance à se limiter à l'accumulation de connaissances, sans lien avec ce qui fait sens pour les enfants. Ils apprennent la proportionnalité sans savoir dans quelle situation ils peuvent s'en servir dans leur vie quotidienne, sans que la nécessité se soit présentée à eux.